Benjamine : $b roman
QUATRIÈME PARTIE
I
M. TRÉZELLE, INVENTEUR DU SOUS-MARIN LE « DRAC »
Deux ans plus tard, la marquise de Courcieux était une femme dont on parlait trop. Cela était tout simple, parce que, afin de mieux cacher le fond tragique de sa destinée, elle souriait à tout et à tous. Elle savait même rire. Elle observait la consigne qu’elle avait reçue du duc. Et puis, elle était parfois nerveuse, irritable — et elle riait d’autant plus. Spirituelle, elle émettait parfois de mordants paradoxes. Elle était impertinente avec le destin. Cela la faisait mal juger. Il était entendu « qu’elle avait des amants ». Cela se disait beaucoup et ne se prouvait pas, mais cela peut-il jamais se prouver ? Dans un salon, deux hommes s’abordaient parfois, en se disant :
— Faites donc la cour à la petite Courcieux ; je crois qu’elle est libre en ce moment et, vous savez, elle en vaut la peine.
— Et le mari ?
— Très occupé, le mari, très souvent en voyage et toujours très occupé ailleurs. Vous savez bien son duel avec le vicomte ?
— Oui, eh bien ?
— Eh bien, on a cru que la cause en était leur rivalité… à l’Opéra. Pas du tout, c’était bel et bien pour la vicomtesse !
— Mais alors, qu’a-t-il fait de sa grande passion ?
— Vous en penserez ce que vous voudrez : je crois qu’elle tient à travers tout. Mais comme la dame que vous savez est une de ces diaboliques personnes qui rendent les hommes fous, Courcieux se défend… par la variété.
— Mais enfin, que pense-t-il de sa femme ?
— Ça, par exemple, c’est un mystère. Dans le monde, il la traite avec des égards affectés et la plus exquise bonne grâce.
— Et elle répond ?
— Elle le regarde souvent d’un air attendri.
— Est-ce un complaisant ?
— Lui ! comme ça lui ressemble !
— Un indifférent ?
— Non, il ne prendrait pas la peine d’être si aimable auprès d’elle.
— Alors ?
— Alors, il ne voit pas, parce qu’il regarde ailleurs.
— Bon ! c’est la bêtise d’un homme d’esprit.
Guirand était bien aise de n’avoir plus de conversations intimes avec sa fille. Courcieux répondait d’elle. Les affaires de ce ménage ne le regardaient pas.
Il recevait les Courcieux chez lui, de temps en temps, les jours où leur présence faisait bien. Le marquis trouvait bon, dans son propre intérêt, de ne pas laisser croire qu’il était brouillé avec son beau-père. De plus, leurs relations étaient la condition expresse de leur contrat d’alliance. Il s’y soumettait.
Céleste voyait de temps en temps sa fille, pas souvent, car il ne lui était pas agréable d’être grand’mère. La rareté de ses visites s’expliquait pour Amine : Céleste épousait à demi les querelles de son Guirand.
Cependant, lorsque Céleste voyait la petite Louise dans son berceau ou au bras de sa nourrice, elle trouvait qu’elle ressemblait déjà au marquis, à la vieille marquise douairière… Benjamine n’était qu’une roturière, mais la mignonne avait dans les veines du sang des croisés. Céleste l’appelait sa petite grande-duchesse, et Benjamine, à chaque visite de sa mère, souffrait, pâle et résignée, le châtiment du mensonge secret. Pour sa nature loyale, ce martyre était infini.
— Tu as l’air souffrante ? disait Céleste… Je sais bien, ton mari te néglige ; que veux-tu ? ces grands seigneurs sont tous les mêmes… Ce sont des hommes comme les autres… ou plutôt non, ils sont pires pour les femmes. Mais ta petite grande-duchesse est là. Voyons, ma chérie, c’est la consolation à tout !… Je le sais bien, moi, je me souviens des joies que tu m’as données quand tu étais toute petite.
Pendant ce temps, M. Guirand faisait son chemin. Il semblait qu’une chance inlassable aidât son habileté. Ses amendements triomphaient. Il avait renversé deux ministères, et chaque fois d’un seul coup de sa dialectique gaie. Il devenait peu à peu l’homme nécessaire. Les républicains doutaient de lui. Les adversaires de la République également, mais les uns et les autres s’accordaient à dire : « Il est fort, il est très fort. » Le duc et ses amis le servaient malgré leurs doutes. « On emploie, disaient-ils, les moyens qu’on a. Il sera toujours temps de l’arrêter. » Les républicains raisonnaient de même. Bref, son heure approchait. Tous les ministres comptaient avec lui. Ami ou ennemi, c’était un homme qu’on ménageait. Il distribuait des faveurs. Il avait beaucoup de clients et, par suite, beaucoup de créatures à lui.
Parmi les nouveaux venus, qui attendaient quelque chose de M. Guirand, le marquis de Courcieux avait distingué M. Trézelle, polytechnicien comme lui, démissionnaire de la marine, comme lui, et qui avait publié, naguère, la relation d’une expédition libre qu’il avait conduite, à ses frais, à travers l’Afrique centrale. Son livre avait fait presque autant de bruit que celui de Stanley. La France pensante lui savait gré de balancer la gloire anglaise. Trézelle n’était pas encore populaire, mais en passe de le devenir. Son livre, très vivant, n’était pas seulement une relation de voyage ; on y voyait un caractère, un cœur et une âme. Les femmes, toujours amoureuses du succès, se le désignaient lorsqu’il passait dans un couloir de théâtre, ou, à cheval, au bois. Lui, cueillait çà et là quelques roses, mais ne s’arrêtait pas. Il avait conscience de sa mission dans le monde. Il travaillait pour son pays. Il aimait la justice. Il y a encore des gens comme ça. Il lui arrivait de ne pas dormir, et c’était pour chercher la solution d’un problème à peu près résolu par lui : il avait inventé et construit un bateau sous-marin ; il l’expérimentait, et, après chaque essai, rêvait quelque amélioration. C’est pour servir son idée qu’il venait quelquefois chez Guirand, comme il allait chez beaucoup d’autres députés. Il les intéressait à son œuvre, la leur expliquait passionnément, gagnant chaque jour une voix à sa cause, — et, chemin faisant, souriait parfois aux femmes, à celles du moins qui appellent le sourire. Il n’avait pas trente ans. Il était donc de plusieurs années plus jeune que Courcieux. Courcieux le remarqua d’abord chez Guirand ; puis, l’ayant rencontré au ministère de la marine, chez un de ses anciens camarades, il l’avait invité à dîner et présenté à sa femme. Ils n’avaient pas encore lié amitié, mais Courcieux sentait que « cela pouvait venir ». La sympathie cependant n’était pas réciproque. Les légèretés du marquis ne plaisaient pas à Trézelle.
Trézelle au contraire avait conquis tout de suite l’entière sympathie de Courcieux et sa confiance instinctive. C’était tout simple : Courcieux avait lu Trézelle. Et du marquis de Courcieux, Trézelle ne pouvait savoir que ce qu’on disait.
Attentif à ne faire entrer dans son intimité que très peu d’hommes, Courcieux, non seulement avait invité Trézelle chez lui deux ou trois fois, mais il pensait, — un peu naïvement peut-être, — que, dans son isolement douloureux, Amine ne pouvait que gagner aux conversations d’un travailleur si étranger aux petites préoccupations du monde. En un mot, Courcieux, sans avoir confié à Trézelle la soudaineté et la force de sa sympathie, le traitait déjà en ami sûr, éprouvé. Il n’avait oublié qu’un point : il n’avait pas averti Trézelle de son absolue confiance en lui. Trézelle n’était donc pas obligé de tenir des promesses qu’il n’avait pas faites. Et le marquis était un peu bien téméraire… mais rien ne corrige les croyants de croire, pas même ce qu’ils ont de sceptique.
La marquise de Courcieux avait pour Trézelle les mêmes sympathies que son mari.
Un matin les journaux du monde entier annoncèrent que, l’escadre française de la Méditerranée étant au golfe Juan, le ministre de la marine y viendrait assister aux expériences du Drac, le sous-marin de Trézelle.
A cette occasion, le député Paul Guirand donnerait une grande fête dans sa villa des Myrtes, à Cannes.
Courcieux invita le duc aux Agaves. Trézelle fut reçu chez Guirand. La villa des Myrtes reçut un certain nombre de visiteurs de marque : amiraux, sénateurs, députés, ministres.
La veille de la fête, les expériences du Drac eurent lieu et réussirent parfaitement.
Le soir de ce jour-là, Courcieux, le duc et Amine furent invités à dîner chez Guirand. Ils s’y rendirent bien avant l’heure.
Lorsque Courcieux entra dans le salon, Céleste et Guirand s’y trouvaient seuls, avec une troisième personne que Courcieux ne connaissait pas, mais que le duc reconnut tout de suite.
C’était Montchanin, de retour et qui venait solliciter auprès de Guirand un avancement considérable, le poste de plénipotentiaire à Téhéran ou ailleurs.
Amine et Montchanin n’avaient plus eu de nouvelles l’un de l’autre depuis deux ans.
Montchanin, d’un air dégagé, s’inclina devant Amine. Il allait parler ; elle le salua sans le regarder et vint vivement s’asseoir près de sa mère. Montchanin, un peu surpris d’abord, se remit aussitôt et regarda Guirand.
Les Guirand étaient persuadés que le marquis de Courcieux et sa femme, à la fois réconciliés et indifférents l’un à l’autre, ne s’inquiétaient plus, ni l’un ni l’autre, du passé. Guirand crut pouvoir présenter Montchanin à Courcieux. Il était à mille lieues de la vérité.
— Mon cher gendre, fit-il, permettez-moi de vous présenter M. Montchanin.
Courcieux, à la façon dont Amine venait d’accueillir M. Montchanin, l’avait deviné. Mais, à son nom, il pâlit, se sentit frémir, et d’une voix où l’on devinait la colère :
— Mon cher monsieur Guirand !… commença-t-il.
Alors, le duc, qui le surveillait, l’interrompit :
— Mon cher marquis, fit-il très paisiblement, as-tu sur toi ma tabatière ?
Aussitôt Courcieux, très simple, presque aimable :
— Vous dînez avec nous ce soir, monsieur Montchanin ?… mais quand repartez-vous ?
Et se tournant vers son oncle :
— Voici votre tabatière, mon cher duc.
— Eh bien, garde-la, répliqua le duc ; j’avais simplement besoin de savoir si tu ne l’avais pas oubliée.
— Quand je repartirai ? dit Montchanin ; — quand M. Guirand le voudra bien ; c’est-à-dire quand il aura fait de moi un ministre à Téhéran.
— Je vous y aiderai de tout mon cœur, dit Courcieux.
Les invités, peu nombreux ce soir-là, arrivèrent. Une demi-heure avant le dîner, tous étaient réunis au salon ; Amine, assise auprès de Trézelle, ne cessait pas de causer avec le jeune inventeur.
Elle l’écoutait attentivement. Tout à coup :
— Pourquoi, monsieur Trézelle, votre sous-marin s’appelle-t-il le Drac ? lui demanda-t-elle.
On avait entendu la question autour d’elle. Tout le monde la répéta.
— Mais c’est un conte de fée que vous me demandez là ! dit Trézelle. L’exigez-vous vraiment ?
— Nous l’exigeons. Qu’est-ce qu’un Drac ?
— Je vais vous le dire.