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Benjamine : $b roman

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VI
LA MORALE DE JEAN MONTCHANIN, JEUNE HOMME MODERNE

Les heures fatidiques sont celles où les événements, autour d’un être, se multiplient, se hâtent, et correspondent tous si bien à ses préoccupations du moment qu’il croit sentir sur lui le souffle même de la Destinée. A de certaines heures, le désir appelle une réalisation immédiate, il l’annonce ou la crée. Amine venait d’être contrainte par ses parents de penser beaucoup à Jean et de déterminer en elle la conscience de l’amour. Elle évoquait l’image du jeune homme depuis le matin.

Et voilà qu’il apparut tout à coup en personne devant elle.

C’était vers la fin de la journée. Elle était dans le même recoin où elle s’était réfugiée pour penser à lui le matin. Les Guirand étaient partis pour Cannes, en voiture.

A Paris, l’avant-veille, Jean Montchanin avait pris brusquement une grande résolution. Il avait demandé et obtenu un congé de quelques jours afin de revoir Benjamine, de l’interroger sur ses sentiments — et, selon sa réponse, il se promettait de la demander à son père.

A l’arrivée subite de Jean, Amine se demanda si ce n’était pas là cette surprise que sa mère était allée chercher à Cannes. Et confusément elle en conclut que sa mère et peut-être son père avaient imaginé de parler de Courcieux afin d’apprendre si elle aimait assez sérieusement Montchanin. Tout ce qui peut servir l’amour « se pense » dans les cœurs qui sont près d’aimer. Il y a en eux comme une production machinale, constante, de toutes les pensées favorables à leur désir, et le moins ingénieux trouve alors des combinaisons d’idées à déconcerter M. Scribe.

Benjamine rêvait devant la mer bleue toute remuée de brises chaudes. Le soleil avait été brûlant dans la journée. Il était environ quatre heures. On était en mai.

— Jean !

— Amine !

— C’est toi !… quel bonheur !

Jean avait vingt-quatre ans à peine. Il était beau, avec des yeux très grands, très sombres, une barbe vierge, courte et soyeuse. Il avait les lèvres même de la jeunesse, un beau sang. Les cheveux coupés ras, drus et plantés droit sur le front, carré, un peu bas, étaient noirs.

Jean Montchanin avait l’air d’un brave garçon. C’est tout ce qu’on pouvait dire. Un père honnête homme et prudent, qui aurait eu à étudier Montchanin avant de lui donner sa fille, aurait pu faire à son sujet deux observations. La première : ayant eu à travailler pour préparer sa carrière, le jeune homme, éloigné de tous les champs d’action, n’avait pas eu encore l’occasion d’affirmer nettement un caractère. La seconde, d’ordre physique : il y avait une manière de contradiction entre son regard sombre et neutre, plutôt grave, et la fixité de son sourire un peu moqueur, esquissé et perdu dans le coin de sa lèvre, sous l’ombre de la moustache. Pour une femme, cela pouvait avoir le charme viril d’une provocation involontaire, d’une raillerie dont on aura raison. Pour une jeune fille, ce n’était que la gaîté toujours toute prête dans un visage sérieux.

Jean Montchanin semblait bon, il semblait honnête, il pouvait le rester ou le devenir ; il était intelligent et travailleur, il le resterait certainement.

Travailleur et intelligent, il l’était à l’excès. Privé, tout enfant, de sa mère, puis de son père, mort au service de l’État, il avait été élevé comme boursier dans un lycée national.

Guirand, qui avait des vues à longue portée, et qui n’entendait pas que Montchanin épousât sa fille, avait compté faire de lui un jour une créature à son service. Il surveilla son instruction, le reçut aux Myrtes, pendant les vacances, tous les ans, et lui donna, au hasard des conversations, les premiers principes de la morale moderne :

— Occupe-toi surtout de toi, car nul autre ne s’occupera aussi bien que toi de tes intérêts individuels.

— Sois une énergie brutale ou tu seras supprimé. Supprime plutôt les autres, et sans pitié.

— Ne t’efface jamais par politesse pour laisser passer un inconnu devant toi, sous prétexte qu’il est plus âgé ou moins heureux. Ce serait là de l’élégance démodée et dangereuse.

— Quand j’ai donné trois francs cinquante à mon libraire pour acheter un volume de M. Victor Hugo ou de M. Alfred de Vigny, je ne dois plus rien ni au poète ni à la poésie.

— Tout le monde joue des coudes et bouscule les voisins pour avancer. Fais comme tout le monde.

— Pour jouir des biens de la terre, ce qui est notre désir à tous, il faut commencer par devenir fort, c’est-à-dire par travailler, quand on n’a rien.

— Il vaut mieux tuer le diable ou même l’ange, que d’être tué par eux.

— Travaille, tu seras un affranchi et tu installeras ton confortable sur l’imbécillité et sur la paresse des autres.

— Ne te fais jamais qu’un ennemi à la fois.

— Les moulins à vent sont très dangereux. Mine les institutions ; ne les attaque pas.

— La patrie est une association d’égoïsmes unis et ligués en vue de la défense de chacun d’eux. Tu ne me défends que pour être défendu par moi. Ne me parle donc pas de générosité, etc.

La plupart de ces principes, que beaucoup de familles modernes inculquent à leurs fils, ne conseillent rien qui soit positivement le mal, mais le bien n’y apparaît que vu, en quelque sorte, à l’envers. L’envers d’une étoffe n’en est pas nécessairement le contraire. C’est ici de la morale mêlée de critique. Jamais d’appel au cœur. Cela n’émeut et n’entraîne personne. On ne fera même pas un homme poli avec de tels préceptes ; mais il n’est pas nécessairement impossible qu’on soit, en les pratiquant, un honnête homme, au sens commercial du mot. Toute émotion, tout amour en sont absents, et le dévouement n’en peut sortir que ridiculisé d’avance. C’est la morale de la raison glacée, de la méfiance, de la lutte pour la prééminence ; la morale expérimentale, disait Guirand, mais il n’est pas interdit à celui qui la reçoit de n’y voir qu’un simple avertissement de l’expérience, et de pratiquer une sagesse plus enthousiaste et plus haute.

L’idéal, ou, si l’on veut, la sympathie humaine, divinatrice d’idéal, étant retirés de la morale, elle apparaît comme une jolie femme photographiée au moyen des rayons X. Ce qui fut la forme, le charme féminin, ce qui inspirait le divin, le mystérieux amour, n’est plus qu’un fantôme flottant et comme fondu autour d’un squelette parfaitement visible. Cela déconcerte un peu les amis de l’éternelle Beauté.

Heureusement, Jean Montchanin avait entendu parfois un autre langage, ne fût-ce que dans ses conversations avec Amine et Mlle Lireux — mais on ne pouvait trop savoir comment il jugerait plus tard les droits de la grâce et de l’émotion, du cœur et de la pitié, les droits imprescriptibles de l’Idéal. Il travaillait, c’est tout ce qu’on pouvait dire.

Oh ! il travaillait avec acharnement, avec assiduité, avec sagesse ! il voulait arriver. Il avait compris que la protection de Guirand pouvait le mener loin et haut, mais à condition qu’il travaillât, — et il bûchait ferme.

Aucune passion ne s’était éveillée en lui. Il y avait mis bon ordre. Les passions précoces gênent l’ambition. Il était incapable d’une folie quelconque. Guirand l’estimait fort. Cette estime de Guirand pour Jean Montchanin avait de tout temps frappé Amine et l’avait encouragée à aimer son petit ami d’enfance.

Lorsque Jean eut atteint sa seizième année et quitté le lycée pour sa vie d’étudiant, il fit son droit et suivit les cours de l’École des Sciences politiques. Il donnait alors des leçons, non pour vivre, car son père lui avait laissé quelques rentes, mais pour dorer sa médiocrité et se permettre quelques élégances.

— C’est un mâle ! disait Guirand. Nous en ferons quelque chose.

Vers cette époque, Jean connut les premières rêveries amoureuses de son âge.

Age critique, dont on n’a pas assez pitié. La nature veut que le jeune homme sente ses forces et qu’il les emploie. Il appelle l’amour. La société ne lui répond qu’en lui offrant des compromis dangereux. Elle lui interdit de se marier, car il n’a pas de position. Et quelque autre parti qu’il prenne, elle le lui reproche. Elle ne lui laisse de ressources que les contacts vils ou les arrangements criminels.

Lorsque le raisonnable Jean se sentit devenir rêveur, tout naturellement sa pensée se porta vers sa petite amie Benjamine.

Ce diable de Guirand, qui croyait penser à tout, n’avait pas songé à ce péril. En réalité, le petit Montchanin lui semblait sans conséquence au point de vue amoureux. La position subordonnée de Jean était pour Guirand une raison si primordiale de ne pas penser à lui pour sa fille, que Jean, croyait-il, ne pouvait pas, de son côté, songer à Benjamine, non, en vérité, pas une seconde ! Les plus grands politiques ont leur jour d’erreur. Les plus grands tacticiens peuvent engager fort mal une bataille.

Et Guirand put continuer à dormir tranquille, car l’avisé jeune homme, qui ne voulait pas être dérangé dans ses études, et qui prétendait rêver à Benjamine sans être troublé par son rêve, et sans faire de bêtises, trouva au problème une solution. La solution était une petite ouvrière modiste dont il payait le pauvre loyer. Montchanin avait deux cœurs. L’un de ses deux cœurs errait poétiquement sous les mimosas de la villa des Myrtes ; l’autre montait de temps en temps cinq étages, derrière les jupes crottées d’un trottin. Piccola combinazione.

La petite combinaison était ignorée. Qui la blâmera ? Elle était de bonne prudence. — Montchanin croyait que toutes les forces peuvent et doivent être dirigées. La grande affaire est de les diriger dans le sens de leur plus grande utilité.

Et c’est ce que faisait le brave jeune homme. Il espérait beaucoup de bonheur dans un avenir assez prochain, et, pour y atteindre, il défendait son travail dans le présent. Comme son travail, ses plaisirs étaient réglés. Son rêve était tenu en bride. N’était-ce point la sagesse même ? qui donc pourrait y contredire ?

Tout cela était calcul, mais non pas inavouable, et Montchanin, à vingt-quatre ans, était prêt à devenir le plus parfait honnête homme du monde.

Son goût pour Benjamine était sincère. Il eût été surprenant que ce jeune homme n’aimât pas la seule jeune fille dont il pût respirer le parfum, frôler la robe, toucher la main et baiser la joue. Il pensait volontiers que, s’il l’épousait jamais, il conquerrait du coup, grâce au beau-père, l’influence et l’argent ; mais il faut dire, à son éloge, que, se croyant sûr, avec sa belle suffisance naïve et jeune, de les conquérir par lui-même, il ne considérait son espérance de riche mariage que comme un accroissement de fortune.

Avec tout cela, c’était encore un inexpérimenté, ignorant les intrigues des amours mondaines, et capable peut-être d’entraînement, malgré ses prétentions, outrecuidantes mais cachées, à demeurer maître de soi.

Sur le terrain de la galanterie, il avait résisté à plus d’une occasion offerte. Il en attribuait le mérite à sa force morale, à son respect pour sa fiancée platonique. En réalité, il s’était dit qu’une aventure, si elle venait à être connue, pourrait lui aliéner les Guirand ; et derrière cette raison politique, il s’était ingénument déguisé à lui-même une timidité réelle. Le péril des intrigues lui faisait peur, oui certes, mais surtout les « femmes du monde » le paralysaient encore.

Elles s’étaient présentées à lui, chez Amine même, les occasions, — car il y avait eu plus d’une fois grande kermesse à la villa des Myrtes. On errait le soir sous les bosquets. On allait en barque sur la pièce d’eau et sur la mer…

Une des occasions que le jeune homme avait dédaignées s’appelait la baronne de Triancey, Lina pour les familiers. C’était une fascinante et qui aimait les pommes mûres ou très vertes, selon le caprice. Elle fréquentait beaucoup Monte-Carlo où son mari la retrouvait de temps en temps. On assurait que le mari et la femme se prêtaient leur yacht alternativement. Mais bien que, en pleine mer, le classique retour du mari soit difficile, Jean s’était toujours méfié.

Un adultère ! ce mot seul l’effarait. En vérité, il avait des timidités d’enfant ! il s’imaginait que les coups de revolver et les condamnations en cour d’assises sont les conséquences les plus habituelles de l’adultère. Son amitié avec les Guirand, si bons pour lui, qu’en adviendrait-il, en cas de scandale ? Il se ferait mettre à la porte de cette maison protectrice où l’attendait le doux sourire de sa petite amie ! Il ne voulait pas cela.

Jean, toujours bien accueilli par Guirand, le croyait très bon ; il ne s’était jamais dit que le député expérimental ne le protégeait qu’avec l’arrière-pensée de l’employer à son profit, à l’heure des grands triomphes, comme une créature bien à lui.

Or, le nommé Éros est un dieu puissant qui se joue du cœur des hommes et qui défie les sages.

Un matin, à Paris, Jean s’était réveillé amoureux d’Amine un peu plus que de raison. Il avait, depuis quelques mois, achevé ses études spéciales. Il venait de publier dans une grande revue un travail curieux et considérable sur Lamartine et les Affaires étrangères. Cette publication lui avait attiré les plus grands éloges du monde littéraire et du monde diplomatique. Un éditeur lui avait fait des offres honorables aussitôt acceptées. Montchanin se sentait lancé. Sa position au ministère était déjà importante. Elle s’accrut. Le ministère lui offrit spontanément un joli avancement, imprévu même de Guirand. Le jeune homme ne douta plus de rien. Il ne lui vint pas à l’esprit que sa fortune intellectuelle, à peine naissante, ne correspondait pas à la formidable situation de Guirand. Le vertige des grandeurs lui troubla l’esprit : il pensa à Benjamine avec une émotion toute nouvelle. Il dit adieu à son humble petit passé, et, ce compte réglé, il alla se promener au Bois, où il donna bien plus d’attention au luxe des attelages qu’au charme des ombrages et des pelouses. Il se dit qu’un jour il passerait, avec Benjamine, dans ces allées de la noble promenade, tous deux assis sur les soyeux coussins d’une victoria aux chevaux luisants et sonores, — parmi les ébrouements, les piaffements et les tintements de gourmettes. Sa jeunesse très sincère évoqua, toute la nuit et les jours suivants, l’image de sa petite amie lointaine. Il n’y tint plus. Il partit pour Cannes.

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