Benjamine : $b roman
III
LA NUIT DE NOCES DE BENJAMINE
Ce qui s’était passé, Benjamine l’expliquait à sa mère, par phrases entrecoupées. Elle s’arrêtait haletante, sanglotante, puis, de nouveau se calmant un peu, répondait à une question, — et sa mère finissait par tout savoir comprendre.
La pauvre petite mariée avait attendu, dans la chambre nuptiale, l’arrivée de l’époux, et cette attente, délicieuse à l’amour, avait paru terrible à sa résignation. Elle voulait être courageuse et elle l’était. Elle fermait les yeux… et peu à peu, lasse de tant de luttes morales, et aussi des cérémonies de la journée, lasse surtout d’elle-même, elle sentait s’assoupir son âme et sa chair… Elle s’endormait, comme une enfant qu’elle était. Elle avait perdu enfin conscience et de l’heure et de sa situation et de tout ; son esprit roulait déjà dans le vertige mystérieux du sommeil, lorsqu’un bruit léger l’avait fait sursauter, dans une terreur nerveuse. Aux lueurs douces de la veilleuse, elle avait vu alors entrer un inconnu. Elle est là, les yeux ouverts, cherchant à comprendre… Il s’approche d’elle, elle a compris ! Toutes ses résolutions de courage et de probité ne sont pas revenues encore à son esprit, car elle ne peut pas dire comme l’Épousée de l’Écriture : « Je dors et mon cœur veille. » L’idée de son devoir n’a pas repris possession de son âme et déjà l’inconnu menace… car l’amour qu’on n’appelle pas n’est qu’une menace… Elle jette un cri. Il s’étonne. Et l’épouvante involontaire de la pauvre jeune fille est suivie d’une involontaire explosion de larmes. Elle pleure, elle pleure éperdument, inconsolablement. Il s’efforce de l’apaiser, il parle avec tendresse, mais chacune des paroles qu’il chuchote doucement, qu’il veut rendre insinuantes et captivantes, — au lieu de la rapprocher de lui, — fait, en quelque sorte, reculer cette âme alarmée ; elle retourne inconsciemment dans sa liberté de jeune fille ; elle remonte, dans son passé d’hier, une à une, en arrière, les phases de sa vie depuis quelques semaines. Une à une elle les revoit. Et sa douleur augmente ; elle n’en est pas la maîtresse. Elle se sent dominée par un regret tardif, et elle s’épouvante de le sentir inopportun, inutile, coupable ! Elle veut s’efforcer de le cacher, de dévorer ses larmes, d’étouffer ses sanglots. Elle mord les draps de son lit. Elle est secouée de spasmes terribles ; elle pleure comme à huit ans ; elle a un grand chagrin, le premier grand désespoir de sa vie, un désespoir infini où sa pensée se noie, se perd, toujours plus effarée. Et voici qu’en remontant le cours de ses souvenirs, elle retrouve sa dernière entrevue avec Jean, l’adieu qui fut un baiser… baiser profond qu’elle croit sentir encore, sur ses lèvres et dans son cœur… Ah ! malheureuse !
Elle était donc bien seule, livrée à un inconnu, son mari, qui, une heure auparavant, ne lui déplaisait pas.
Elle éprouva alors la sensation brusque, définitive, de la contrainte, de la répulsion, de l’horreur ! « Jean ! Jean ! Jean ! » elle le voyait, là, tout près d’elle, à la place que l’inconnu voulait prendre ! Elle n’est pas à son mari. Elle est à un autre ! Elle est la vraie femme d’un autre !… « J’aime un autre homme et je vais me donner à celui-ci ! » A cette idée, ce fut la révolte ; une honte subite, s’ajoutant à la terreur, avait resserré tout son cœur, tout son être. Toutes ses pudeurs lui crièrent : « C’est cela qui serait l’adultère ! »
Et, dans ce cauchemar réel, elle se sentit devenir folle.
Tout ce qu’une femme peut se dire avant l’échéance du fait brutal, pour se persuader qu’elle doit l’accepter, disparaît parfois devant le fait lui-même, dans la panique des instincts ou la reculade des pudeurs apprises !
Comme ces chevaux qui, dans la nuit, s’arrêtent devant un fossé invisible parce qu’ils ont flairé le vide, cette âme virginale recula devant l’irréparable que lui avaient dissimulé jusque-là les sophismes paternels, le mouvement de la vie autour d’elle et son ignorance des réalités. Et chaque fois que l’époux cherchait ses lèvres, — Benjamine se rappelait de nouveau le baiser profond de Jean. « Je suis à lui ! à lui seul depuis ce baiser !… Je ne peux pas, je ne peux pas me donner à cet autre ! »
Et il avait fini par dire, cet autre, cet étranger, d’une voix très douce :
— Qu’avez-vous donc, ma pauvre enfant ?
Alors, la petite Benjamine, un peu rassurée par l’accent du galant homme, s’était raccrochée, comme une noyée, à l’espérance d’un délai, et précipitamment, d’un trait, elle avait dit, avec la hâte qu’on met à se sauver :
— Vous le savez bien… puisque mon père vous l’a dit !… Ayez pitié de moi, puisque vous l’avez promis. Vous êtes bon ; vous avez compris vous-même qu’on n’oublie pas, si vite, une douce affection d’enfance qu’on avait crue éternelle… Vous ne pouvez pas m’accuser de vous avoir rien caché puisque, à ma demande, mon père vous a tout appris. Il m’a répété plusieurs fois vos bonnes, vos indulgentes, vos douces paroles : « Dites à cette pauvre enfant que je comprends ; le temps effacera ce qu’elle ne peut encore oublier ; j’attendrai que le temps, qui apaise tout, ait fait son œuvre… » C’est bien cela, n’est-ce pas que vous avez dit ?
A cette réponse inattendue, le visage de l’étranger était devenu terrible, énigmatique.
Il s’était mis à marcher par la chambre. Il réfléchissait et, peu à peu, se calmait. Elle suivait, avec terreur, ses moindres mouvements ; il s’était enfin arrêté devant elle et il avait dit, tranquille :
— Votre père vous a trompée, je le vois, en me trompant moi-même ; mais soyez tranquille, ma pauvre enfant, — ce qu’il a promis en mon nom, je le ferai pour l’amour de vous, que je plains de toute mon âme. Plaignez-moi aussi un peu, madame… Allons !… que l’on se calme et que l’on essaye de dormir. Le temps, en effet, sera notre secours.
Il lui avait baisé la main et il l’avait laissée seule ; et, seule, elle avait, à son tour, réfléchi, pensé, beaucoup pensé. Ah ! le sommeil était bien parti. Sa tête était en feu. Son imagination, son esprit, sa raison, son cœur, avaient travaillé douloureusement. Et peu à peu, en cherchant à bien comprendre, elle avait bien compris ! Elle avait tout deviné : « Oui, on m’a trompée, on m’a menti, on m’a trahie ! » Tout s’était éclairé à ses yeux d’une lumière nouvelle, horrible ; et aussitôt elle avait eu l’angoissante pensée que, désormais, elle ne pourrait plus estimer ni aimer son père… Sa mère même l’avait livrée ! Elle était seule, bien seule au monde… « Et Jean ! mon pauvre Jean ?… Mais puisqu’on m’a trompée, on l’a trompé, lui aussi ! Il m’aime ! Il est parti parce qu’il m’aime ! et parce qu’on l’a exilé ! Et maintenant, malheureuse ! Je suis mariée ! mariée ! » Ce mot, qu’elle répétait tout haut, dix fois, vingt fois, sonnait affreusement à son oreille. « Mariée ! c’est odieux ! Je suis prise dans un piège. Demain ou dans dix jours, cet inconnu reviendra ! Il reviendra, comme un créancier, faire appel à ma probité, en parlant, avec raison, de ses droits ! Il me montrera le contrat que j’ai signé et que je comptais ratifier, mais qui n’a plus de sens pour moi puisqu’il est établi sur des mensonges ! Que je me refuse à cet homme, et il aura le droit de m’appeler menteuse, parjure, et de me mépriser ! — Que je me donne au contraire à lui, et c’est moi qui me nommerai moi-même parjure et traître ! et qui toute la vie souffrirai mon propre mépris ! »
Toutes ces idées tourbillonnaient dans la tête de Benjamine. Elle éprouvait le désespoir fou de la bête sauvage tombée par une trappe au fond d’une fosse d’où elle ne pourra sortir… Cette idée d’être la prisonnière, déshonorée à ses propres yeux, d’une situation sans issue, l’avait poussée à la vision libératrice de la mort, seul recours, seule liberté, seule paix, seule dignité… Et tandis que son mari, de son côté, songeait à toutes les conséquences possibles de leur situation, Benjamine, revêtant à la hâte une robe de nuit, la tête nue, les pieds dans des mules légères parce qu’elle songea qu’il lui faudrait marcher sur du gravier pour aller à la mort et qu’elle voulait y aller vite et sûrement, — sortait… Elle courait vers la mer… vers la mer froide, obscure, mais profonde…
Mourir n’est pas toujours facile. Péniblement elle parvint jusqu’au rivage, très proche pourtant ; elle glissa sur les rochers du bord et tomba dans une eau sans profondeur… Elle se releva et chercha à s’éloigner du bord, mais elle glissait à chaque pas sans trouver l’endroit favorable. Tentative sincère mais tentative puérile ! Elle avait perdu ses chaussures. Ses pieds saignaient ; ses blessures étaient cuisantes, mordues par l’eau salée. Une brise se leva qui plaqua sur son pauvre corps les étoffes ruisselantes. Des voix d’hommes résonnèrent sur l’eau ou sur la plage, non loin d’elle… Le froid, l’épouvante la prirent… « Maman ! » L’instinct qui veut qu’on vive envahit tout son être. Elle regagna le rivage, courut sur la route, rentra dans le parc comme elle en était sortie, par une porte dérobée, qu’elle n’avait pas refermée et dont elle avait trouvé la clef dans une cachette habituelle… Et elle était venue, sous la fenêtre de la chambre maternelle, jeter, d’une voix mourante, le cri des petits enfants perdus : « Maman ! »
Maintenant, assise au chevet de Benjamine, Céleste Guirand, tout en s’appliquant à la calmer, s’efforçait de reprendre elle-même ses esprits, de se rendre compte de la situation avec exactitude, car enfin il fallait prendre une résolution, au plus tôt, avertir le père et le mari.
Benjamine protestait de tout son être :
— Non ! non ! je ne veux plus les revoir ! Jamais ! M. de Courcieux peut croire que j’ai prêté les mains à la trahison dont il est victime ! et quant à mon père…
Elle s’arrêta, l’air égaré, haletante, puis reprit :
— Je vous dis que j’ai deviné, que j’ai vu, que je vois toute la vérité et dans les moindres détails.
Et fixant sur sa mère un regard pénétrant, dur, terrible :
— La baronne, par exemple !… Eh bien, ce n’est pas vrai !…
Céleste, à ce cri, sous ce regard, ne put s’empêcher de détourner la tête.
Benjamine, assise sur son lit, poussa un cri, cri sauvage, celui du désespoir triomphant, mêlé d’une sorte de rire convulsif :
— Ah ! ah !… vous aussi, ma mère, vous m’avez trahie !
La mère ne put supporter l’accusation ni le ton furieux dont elle fut prononcée :
— Non, Amine, non ! cria-t-elle… Ton père, oui ! mais pas moi !
Benjamine retomba sur les oreillers. Guirand, à tout jamais, était perdu dans l’esprit et dans le cœur de sa fille. Benjamine venait d’obtenir la preuve de l’indignité paternelle et cette preuve, bien qu’elle n’en eût pas besoin pour croire aux machinations qu’elle avait devinées, achevait la déroute de son esprit et de son cœur…
Alors elle murmura d’une voix enfantine :
— Je voudrais bien voir Jean, vous savez, le voir, rien qu’un moment, lui expliquer les choses, le consoler… Oh ! maman ! maman ! maman !