Benjamine : $b roman
TROISIÈME PARTIE
I
LES RÉFLEXIONS DE M. DE COURCIEUX
De retour chez elle avec sa mère ; couchée et demeurée seule dans sa chambre tristement nuptiale, Benjamine avait de nouveau pleuré beaucoup, puis elle s’était dit : « Il sera bon, il sera indulgent, je n’ai rien à craindre », et elle avait fini par s’endormir du lourd sommeil qui suit les douleurs trop grandes.
Quand Céleste était rentrée chez elle, Guirand aussi dormait, la conscience enfin satisfaite.
Et pendant que, vite consolée, Mme Guirand se disait : « Ça passera plus vite qu’on ne croit », Courcieux s’interrogeait : « Que ferai-je demain et après-demain ? Quel est le parti le meilleur ? Je ne veux être ni ridicule ni tragique. C’est entendu. Comment donc sortir de là ? » Il se répondit : « Je serai bon. »
Et cela lui semblait assez facile parce que la pauvre Benjamine était bonne et charmante.
Puis, à force d’examiner une à une toutes les idées que lui suggérait sa situation, il en vint à se demander si Benjamine était aussi charmante, aussi bonne qu’elle le paraissait.
— « Comment se fait-il qu’elle soit la fille de ce Guirand et de sa femme ? Je sais bien… l’institutrice… Mlle Lireux. Mais Mlle Lireux a pu faire, par l’éducation, une personne bien élevée, elle n’a pu modifier la nature, la race même de cette personne. Ses parents, vus à une certaine distance, peuvent faire et font illusion. Ma pauvre chère mère s’est trompée sur eux : pourquoi ne se serait-elle pas trompée également sur la fille ? Ces deux erreurs se tiennent, se complètent. Qui sait si la situation où maintenant se trouve celle qui porte mon nom, sans être encore ma femme, ne va pas être l’occasion qui déterminera l’apparition de son vrai caractère insoupçonné jusqu’ici ? Toute jeune fille, je le sais, est un mystère. Toutes cachent sous une même attitude de convention (c’est en quelque sorte leur profession même) l’essence de leur caractère déjà formé, déjà présent, et parfaitement invisible. Les âmes d’ange et les âmes de monstre sont là, masquées, sous des visages aux traits différents mais tous frais et charmants, roses et lis, cils baissés, regards clairs…
« Cette Benjamine est-elle aussi sincère qu’il m’a semblé ? Qui sait ? Que veut-elle ? Veut-elle sa liberté… complète ? Croit-elle l’assurer ainsi ? Cherche-t-elle à m’imposer un rôle ?… Quelle folie à moi ! rien n’est plus sincère que sa douleur… mais alors pourquoi n’a-t-elle pas résisté à son père ? Eh ! mon Dieu ! parce qu’on peut affoler une enfant… Elle me l’a dit elle-même… elle a perdu la tête. Elle n’avait jamais eu à lutter contre une volonté… et une volonté d’homme et de père !… Elle a subi une vraie suggestion, elle a l’air si frêle, elle est si pâle ! Elle n’est pas responsable… soit ; mais il reste d’autant plus certain qu’il faut se méfier, avant qu’il soit trop tard, de la fille de Guirand. Je suis marié « sur le papier » — c’est déjà trop. Ma faute à moi, je dois me le répéter, c’est de m’être marié sans amour… eh bien, aujourd’hui c’est cette faute qui sera mon salut : mon cœur est libre ; mon esprit, mon jugement sont libres. C’est un grand bien ; j’attendrai sans impatience le second mariage, le définitif, celui justement que, pour l’instant, elle refuse ; il faut ne le consentir moi-même que lorsque je serai sûr de la qualité de cette âme. Avoir pour fils des Courcieux qui seraient des Guirand, merci ! Il faut que je sois sûr que Benjamine est une âme affranchie, anoblie, belle et pure… Tu attendras, mon garçon, et tu feras bien. Et comme elle paraît le désirer beaucoup, son intérêt et ta politique sont d’accord.
« Politique de galant homme ; c’est la mienne. Je m’y tiendrai. »
Et tout d’abord, Courcieux, le lendemain, annonça à sa femme qu’il désirait partir avec elle, le soir même, pour Paris.
— Cela vous convient-il, Benjamine ?
— Je ne demande pas mieux, dit-elle.
Les Guirand furent avertis ; ils vinrent dire adieu à leur fille.
Benjamine souffrit, en les revoyant, du jugement tout nouveau qu’elle portait sur eux. Elle les jugeait tels qu’ils étaient : des égoïstes, des hypocrites qui l’avaient sacrifiée à leurs ambitions. Cependant elle aimait sa mère avec cette tendresse éplorée, ce besoin de protection qui lui avaient fait chercher asile auprès d’elle. Elle la remercia avec effusion, mais la vue de son père lui fut pénible. Celui-là, c’était l’ennemi.
Guirand crut devoir jouer les pères nobles.
Adossé à un bahut, d’un air très grave, il se mit à tourmenter sa chaîne de montre, et, tandis que Céleste causait avec Courcieux, il dit à Benjamine :
— Je ne sais, mon enfant, si tu comprends bien tes nouveaux devoirs… Il y a ici une question de probité… Tu t’es engagée solennellement à être la femme de ton mari. Tu ne peux pas avoir enchaîné la liberté d’un homme, — songes-y — sans être résolue, par compensation…
Benjamine l’interrompit. Elle avait relevé la tête : elle fixa sur lui son œil bleu, où il ne vit aucun égarement cette fois, mais une assurance glacée :
— M. de Courcieux, dit-elle, plaidera sa cause auprès de moi mieux que vous, mon père, soyez-en sûr… et permettez-moi d’ajouter que je désire ne plus recevoir de vous — jamais — ni ordres ni conseils. Je vous ai donné, en une seule fois, toute mon obéissance et toute ma confiance. Ce fut trop, je ne vous dois plus ni l’une ni l’autre.
Courcieux, entre deux phrases de Céleste, entendit cette déclaration et ne sut s’il devait s’en réjouir. « Tiens ! se dit-il, il y a une volonté calme dans cet être exalté et frêle ! Cela sera-t-il contre moi ou pour moi ? Elle est donc faible et forte à la fois… Décidément il faut attendre… et ne juger qu’à bon escient. »
Quant à Guirand, il demeura pétrifié.
— C’est donc une femme, cette fillette ! pensa-t-il… Eh bien, qu’elle se débrouille avec son mari… je ne me mêlerai plus de leurs affaires.
Il se tourna vers Céleste d’un air qui signifiait : « Partons-nous ? »
Et ils rentrèrent chez eux.
Le soir, Courcieux et sa femme partaient pour Paris. On eût dit, à les voir, que rien d’étrange ne s’était passé entre eux.