Benjamine : $b roman
VI
BENJAMINE
Le lendemain matin, le tramway jetait, devant le portail de la villa des Agaves, le duc et Trézelle arrivés ensemble à Cannes dans la nuit.
Guirand avait revendu fort cher à M. Leneuf sa concession de tramways ; et comme il n’avait plus de raison pour ne pas faire signer le décret, les travaux avaient pu bientôt être poussés vivement.
Guirand vit, par-dessus la haie mitoyenne, arriver les voyageurs. Ils semblaient tristes et préoccupés.
— Comment ! cria-t-il, vous, en tramway, monsieur le duc ! quand il y a des voitures !
— Ma foi ! dit le duc, j’étais pressé, monsieur, et nous avons autre chose à dire. Venez chez Courcieux, avec votre femme, le plus tôt possible.
Courcieux, sur le seuil de sa villa, regardait mélancoliquement la mer et l’escadre, regrettant sa vie de marin, les incessants départs. Il vit venir à lui le duc et Trézelle.
— Bonjour, mon cher duc ; soyez le bienvenu ; vous aussi, Trézelle… Qu’y a-t-il ? mon oncle, vous avez l’air un peu solennel…
— Ça se voit donc ? Une fois n’est pas coutume. Où est Benjamine ?
— Je ne sais. Dans le jardin, je crois.
— Rentrons, dit le duc de Méribault.
Et sans autre préambule :
— Sa fille est morte.
— Ah ! dit Courcieux.
— Oui, fit le duc. Je ne me charge pas de le lui annoncer. Alors, j’ai prié Trézelle de m’accompagner.
— C’est bien.
Guirand arrivait bientôt, suivi de sa femme.
— Eh bien ! dit le duc, la petite Louise est morte.
Ils se regardèrent les uns les autres, préoccupés de la même pensée : « Comment l’annoncer à la mère ? »
— A tout hasard, dit le duc, j’ai vu votre ami le chanoine Vignot, à Cannes. Il vous rend visite quelquefois ici ; il arrivera tout à l’heure, comme par hasard.
— Je ne réponds de rien, dit Courcieux. Nous devions partir demain pour aller chercher l’enfant… Il y aura une affreuse crise.
— J’ai prié votre médecin de Cannes de se rendre chez vous, monsieur Guirand, et, à tout événement, de m’y attendre.
— Bien, dit Guirand.
— Et qui parlera à Benjamine ? demanda Céleste ; qui lui portera le premier coup ? Moi, je n’oserai jamais ; je suis mère, monsieur le duc.
— Ce sera Trézelle, dit le duc, car ce ne sera pas moi. Je ne pourrais pas.
— J’ai peur d’un éclat épouvantable, insista Guirand.
— Vous avez raison, dit Courcieux.
A ce moment, Amine entra. Elle venait du jardin. Elle avait entre les bras des gerbes de fleurs et de verdure. Elle regarda ces gens assemblés qui se tournèrent tous vers elle, s’efforçant de lui sourire. Elle regarda le duc un peu, puis Trézelle longuement et dit, de la voix de malade résignée qu’elle prenait parfois, mais qui, dans ce moment précis, sonna à leurs oreilles comme la voix étrange d’une visionnaire :
— Vous voilà, monsieur Trézelle ? avec monsieur le duc ?… Et vous êtes tous réunis, de si bonne heure ? Vous me regardez d’un air bien étrange. Vous avez pitié de moi, tous ?
Tous baissèrent les yeux ou les détournèrent, cherchant quelque attitude. Elle les regarda encore un moment, puis, très simplement, d’une voix blanche, sans inflexion :
— Ma petite fille est donc morte ?…
Il y eut un saisissement. Elle ajouta, de la même voix incolore, cette parole effrayante :
— Eh bien, cela vaut mieux ainsi, je crois, — pour elle… et pour tout le monde.
Tous se taisaient. Elle continua :
— J’avais souvent pensé que cela pouvait arriver… Il y a le croup, qui en tue beaucoup et si vite ! C’est le croup, n’est-ce pas, mon cher duc ?
Le duc fit signe que oui. Il alla lui prendre la main qu’il garda un peu dans les siennes.
— Pauvre petite ! reprit Benjamine. M’a-t-elle beaucoup demandée ? Non, sans doute ? A cet âge, ça oublie si vite !… Vous vous demandiez comment m’avertir ?… Je savais déjà… Je me disais souvent : « Elle mourra… non, elle est morte ! » Il fallait que cela fût ; cela arrange bien des choses. Je n’ai rien à dire. Dieu l’a reprise, Il l’a. Elle ne souffrira plus. La vie est si triste !… Vous nous restez un peu de temps, mon cher oncle ? Et vous, monsieur Trézelle ?… Vous ne vous attendiez pas à me trouver si raisonnable, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, on réfléchit… Il faut se faire une raison, comme disent les bonnes gens.
Elle eut un sourire navré.
— Parlez d’autre chose… Il ne faut pas s’appesantir trop sur les choses tristes… On deviendrait fou.
— Je voudrais la voir pleurer, fit le duc à voix basse.
— Est-ce que vous partez bientôt pour l’Afrique, monsieur Trézelle ? demanda-t-elle.
— Mon départ est retardé, madame ; je ne partirai que dans deux mois.
— Tant mieux. On vous verra un peu, dites ? Mon mari vous aime beaucoup, monsieur le duc également, — et moi aussi.
Le duc se leva, déterminant un mouvement de vie naturelle parmi tous ces gens pétrifiés, immobiles dans une angoisse qui était vraiment d’un autre monde.
On s’éparpilla sur la terrasse. Personne ne savait plus que dire ni que faire. Elle les déconcertait tous.
Amine arrêta Courcieux au passage :
— Vous aviez promis de la reprendre. C’était trop beau, mais vous aviez promis. Merci ! de toute mon âme.
— Amine ! dit Courcieux, plein de tendresse.
— Un jour, vous m’aimerez mieux… dit-elle, beaucoup mieux.
Trézelle s’approcha d’elle. Courcieux s’éloigna, plein d’une tendresse désespérée et inutile.
— C’est gentil d’être venu ! dit-elle à Trézelle. Ça me fait grand plaisir de vous revoir. Vous êtes bon, vous !… Tout le monde est très bon pour moi, maintenant !
Trézelle, comme tous les autres, croyait que la folie guettait, là, toute proche. Il résolut d’appeler les larmes salutaires.
Ils étaient sur le seuil du salon. Elle l’entraîna à l’intérieur, le fit asseoir à la place qui lui était chère.
— Écoutez ! dit-il, en la regardant avec une pitié infinie.
Il ne savait même pas quelles paroles il allait trouver… il s’arrêta.
Elle se mit à rire doucement.
— Vous êtes tous bien drôles !… Je vois bien que vous me croyez folle, parce que je suis trop sage. Voilà bien les hommes. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Que voulez-vous que je fasse ? que je crie ? que je sanglote ? La première des sagesses, n’est-ce pas la soumission douce à l’inévitable ?… Eh bien, — et Marc-Aurèle ?
— En effet, dit Trézelle à demi rassuré.
— Et puis, dit-elle, ne dois-je pas cacher mon désespoir à M. de Courcieux ? C’est mon devoir, cela. Et, enfin, il est très vrai que, pour elle, pauvre petite, — cela vaut mieux. Le monde est si laid ! Pouvez-vous dire le contraire ?
— C’est vrai, Benjamine, la vie est bien triste.
— C’est pourquoi, reprit-elle, — c’est pourquoi je voudrais la quitter en ce moment même. Je vous ai revu… me voilà très entourée… Vous êtes tout portés, tous, comme on dit… Je voudrais mourir, là, en ce moment. Ce serait très bien.
Céleste s’approcha, l’air contrit.
— Eh bien, que vous dit-elle ?
— Je fais ma cour à M. Trézelle, dit Amine, en riant tout à coup, nerveusement. Nous sommes des gens du monde. Nous savons vivre. Et je discute les bases d’un nouvel arrangement d’amour… Vous savez bien que je suis une femme à aventures, moi ! On l’a dit beaucoup. Je le sais.
Elle se tourna vers Trézelle :
— Vous allez voir comme le monde est beau ! Vous allez voir !… Oh ! ce n’est qu’une épreuve !
Elle se tourna vers Céleste et d’un ton très naturel, en battant de sa main, tout autour d’elle, les plis de sa robe :
— J’ai assez de la vie, ma mère, du moins de celle que je mène. J’ai assez souffert. Je n’aime pas mon mari. C’est abominable de ma part, mais c’est ainsi. Je suis un monstre. Eh bien, je veux aimer tout de bon, — ou disparaître, — mourir aujourd’hui même ! Que me conseillez-vous : prendrai-je un autre amant, ou dois-je quitter la vie ? C’est l’un ou l’autre, j’y suis décidée, dites… maman ?
— Ma Benjamine ! s’écria précipitamment Céleste effarée. Que dis-tu là ? Mourir ! songe donc ! ne va pas t’enfoncer cette idée-là dans la tête… songe à moi ! à ton père !… C’est qu’elle serait capable de le faire comme elle le dit. Elle a essayé une fois déjà… Songe à ton père ! songe à moi !
— Benjamine, oui ! c’est entendu ; je suis la Benjamine de tout le monde, je suis votre Benjamine, j’ai été la Benjamine de mon père, de mon mari et de mon amant ! La Benjamine de la destinée ! Je suis toutes ces Benjamines-là. C’est très drôle !… Et il faut cependant que je songe à vous. C’est à vous que vous pensez ! aux embarras désolants que je vous peux causer, moi, votre Benjamine !
Céleste regardait Trézelle avec épouvante.
Les yeux bleus de Benjamine regardant sa mère, prenaient une fixité singulière. L’ironie siffla dans sa voix :
— Allons, répondez, ma mère ! Vous vous rappelez très bien que j’ai voulu mourir la nuit de mon mariage ; mais j’étais si maladroite, si inexpérimentée ! On ne meurt pas toujours quand on veut. J’avais, à ce moment-là, moins de motifs et de moins valables qu’aujourd’hui pour désirer la mort. J’essayai. Je ne sus pas. Je vous assure que c’est difficile. Et puis je fus lâche et je me réfugiai dans votre lit, dans le lit maternel ; j’allai reprendre ma place de petite enfant, ma place de Benjamine ! Je voulais ressaisir la vie et le bonheur… A présent je veux mourir, — je saurais mieux ! — ou bien prendre un amant, — car je suis bien changée, allez ! Voyons, que me conseillez-vous, ma mère ?
— Eh ! dit Céleste qui perdit la tête, sois heureuse comme tu l’entendras, mais sois heureuse ! C’est stupide à la fin de s’exalter ainsi. — Consolez-la, monsieur Trézelle, sauvez-la ! Vous seul vous le pouvez. Je le devine… sauvez-la… Je vous la confie.
Et Céleste sortit brusquement, à demi folle elle-même.
— Vous l’entendez ! dit gravement Amine à Trézelle. Il ne tiendrait qu’à nous… ils sont tous très bons… M. de Courcieux n’est plus jaloux. C’est la mort de ma fille qui les a rendus si doux, si indulgents. La mort est une très bonne chose…
Elle se mit à rire franchement.
— Nous voilà mariés, maintenant, vous et moi !… oui, vraiment, c’est drôle, n’est-ce pas ? très inattendu !… nous sommes libres. Partons pour l’Italie, voulez-vous ?…
Puis, sombre tout à coup :
— Vous ne le voudriez pas… moi non plus… Tomberais-je si bas ?… Pas plus bas, non ! pas plus bas ! quoiqu’ils me poussent tous, je ne sais pourquoi… mais je ne tomberai pas, il ne faut pas, je ne veux pas !
— Promettez-moi de vivre, Amine, dit avec fermeté Trézelle qui suffoquait.
Une affreuse angoisse le serrait à la gorge.
Elle le regarda, sérieuse et calme :
— A quoi bon me demander cela ? dit-elle ; ne suis-je pas une morte ?
Le vieux prêtre arrivait. On alla au-devant de lui. On lui expliqua l’état de la pauvre Amine, et qu’on craignait la folie.
Du fond du salon, elle l’aperçut :
— Il ne manque plus qu’un médecin, dit-elle. Ils n’ont pas deviné que je suis forte, très forte.
Trézelle se leva, lui pressa la main et se retira.
— Ma fille, dit le prêtre, un grand malheur vous frappe, votre mari et vous.
— Un très grand malheur, dit Benjamine.
— Bénissez la volonté de Dieu, ma fille.
— Je suis résignée, mon père.
— Voulez-vous prier de tout votre cœur avec moi ? je parlerai pour vous. Recevez seulement mes paroles dans votre cœur.
— Volontiers, mon père.
L’excellent homme murmura :
— O Dieu ! jetez les yeux sur votre servante, qui vous appelle du fond de son humilité. Vous seul êtes la paix et je vous implore. Vous seul êtes la vérité et vous me répondrez. Vous seul êtes la voie et je marcherai en vous.
— Vous le voyez, je suis résignée, monsieur le chanoine, et prête à ne regarder que vers Dieu.
Elle sortit avec lui. Ils étaient tous au bas de la terrasse, devant le perron.
Le prêtre alla droit au marquis d’abord, puis vers le père et la mère :
— Cela va bien, leur dit-il. Elle est avec Dieu, et plus que raisonnable. Rassurez-vous. Ce qui vous a paru inquiétant, c’est, je le vois, précisément, ce qu’il y a d’extrême et de plus heureux dans sa résignation ; mais moi, qui m’y connais, je vous assure que cela est de Dieu. C’est une grâce d’en haut.
Amine s’avança :
— J’ai entendu vos dernières paroles, monsieur ; je vous en remercie… On voudrait me voir pleurer… pourquoi ? puisque cet ange est retourné au pays des anges… Et, malgré cela, vraiment, je ne peux sourire beaucoup.
Elle se tourna vers Trézelle :
— Venez causer encore un peu avec moi, monsieur Trézelle, puisqu’un grand voyage va nous séparer.
Le duc et le marquis, tous deux ensemble, firent signe à Trézelle d’obéir, de la suivre.
Trézelle et Amine s’éloignèrent, en causant doucement, par la grande allée bordée de pins parasols.
Au bout de la grande allée qui descendait vers la route, le portail était largement ouvert, surveillé par le pavillon du gardien. On apercevait la route blanche où couraient, tout brillants de soleil, les rails des tramways.
— Que je suis heureuse de vous avoir revu ! répéta Amine à Trézelle… Heureuse ! heureuse ! si heureuse !… Donnez-moi votre main.
Elle la pressa dans les siennes. Une larme parut dans ses yeux.
— Vous pleurez ! vous êtes sauvée ! cria-t-il.
Mais, brusquement, elle le quitta et se mit à courir, si brusquement qu’il demeura un instant interdit et immobile…
Elle courait vers la porte.
Un son de trompe déchirait l’air, — le ronflement d’un tramway allait grandissant… Trézelle devina… il prit sa course… trop tard ! Sous ses yeux, Benjamine s’élançait au-devant de la terrible machine inexorable… Elle n’eut pas le temps de s’engager sur la voie, mais l’angle de fer de la voiture, courant à toute vitesse, projectile monstrueux, l’avait heurtée au front et rejetée contre le portail de la villa. Elle tomba, blessée une troisième fois par une des bornes massives de l’entrée, et cette fois, frappée à la tempe.
La machine horrible s’arrêta. Elle était vide de voyageurs.
— Il n’y a pas de votre faute, repartez ! dit Trézelle aux conducteurs effarés…
Ils obéirent. Il la prit dans ses bras, la porta dans la maison du gardien.
— Le médecin, vite ! courez chez M. Guirand… Il y a un médecin chez M. Guirand. Ramenez-le.
Trézelle était seul avec elle.
— Benjamine ! dit-il bien bas, près de son oreille, tout contre la meurtrissure rouge de la tempe…
Elle lui sourit. Il comprit que ses lèvres l’appelaient. Très doucement, il lui donna sur le front un baiser d’adieu. Alors, se sentant aimée, elle expira, heureuse.
Le docteur arrivait :
— Tout est fini, dit-il.
Quand cela fut bien certain, Trézelle regagna seul la villa des Agaves. On n’y savait rien encore. Tous causaient, dans le salon et sur la terrasse, oublieux déjà quelque peu, consolés par le prêtre, par le soleil, par l’égoïsme fatal qui nous garde tous contre les excès d’émotion.
En trois mots Trézelle expliqua.
— Restons ici, commanda le duc.
Il avait pris le ton de l’autorité qu’on ne discute pas.
— Il est inutile de donner en spectacle nos sentiments. Qu’on la transporte ici.
— Tout est prêt, dit Trézelle. On n’attend que vos ordres.
Guirand, hébété, regardait le bout de ses bottes.
— Quel horrible accident ! murmura-t-il lâchement.
Courcieux n’y tint pas :
— Il n’y a pas ici d’accident, monsieur. Elle est morte pour l’idéal. Ces morts-là aujourd’hui sont assez rares pour qu’on se les avoue, quand on les a causées.
FIN