← Retour

Benjamine : $b roman

16px
100%

IV
UN REGARD D’ENFANT

La coupée, ouverte dans la haie qui séparait le parc des Myrtes du parc des Agaves, évoquait pour Benjamine mille souvenirs, chaque fois qu’elle passait par là. Souvenirs qui n’étaient pas en elle, mais qui plutôt s’élevaient autour d’elle, par essaims, et qui, ce soir-là, dans la nuit, la suivaient, pressés et confus, comme un vol de phalènes. « Tu ne passeras jamais par ici, lui disaient-ils, sans revoir ton enfance et ta jeunesse heureuses. Là, avec le petit Jean, tu jouais sans fin, dans les graviers blancs des allées, dans les mousses autour des bassins rocailleux, dans les rosiers de mai et dans les chrysanthèmes d’automne. Ici, près des grands aloès entourés d’odorants fenouils, c’était le coin favori des mantes religieuses, à la tête triangulaire. Dans ce recoin, on trouvait plutôt des sauterelles. Près de ce saule, vous avez capturé un grand capricorne, — et, en août, sur le tronc des platanes, des cigales crépitantes, au corps noir poudré d’or, aux yeux d’améthyste, au ventre couleur des blés… »

Et elle passait vite pour n’être point arrêtée par les buissons en fleurs, rosiers et grenadiers, qui, avec leurs épines, pareilles à des mains griffeuses, s’efforçaient de l’égratigner au passage, de la retenir, de la faire pleurer.

Dès qu’elle eut franchi la petite porte, elle se mit à courir.

Où allait-elle ? Voir sa fille, sa plus grande douleur et son plus grand bien.

Elle monta vivement les quatre marches du spacieux perron. Elle traversa le salon éclairé, qui regardait la mer et le ciel par les vastes baies ouvertes. Elle alla dans la chambre de sa fille.

— Ne vous dérangez pas, c’est moi ! dit-elle à voix basse, debout devant la porte qui faisait communiquer la nursery avec la chambre des deux servantes, dont une veillait en cousant.

Une lampe discrète mettait une lueur sur les choses.

L’enfant dormait. La mère s’assit sur une chaise, près du petit lit. Elle dormait, la mignonne créature, en serrant ses deux petits poings, ainsi qu’ils font tous, comme s’ils voulaient retenir on ne sait quelle invisible fleur, sans prix pour eux, — la vie elle-même, peut-être !

Elle s’assit, la pauvre Amine, et, en regardant le sommeil de l’enfant, elle resongea son rêve cruel de tous les jours.

— « Chère pauvre mignonne, tu n’es déjà plus moi, puisque tu souris quand je pleure ! »

Que pressait-elle ainsi, l’enfant, dans ses poings fermés ? Amine se le demandait souvent… « La fleur invisible, garde-la bien, chérie, car dès qu’elles s’ouvriront, tes petites mains fragiles, ils te la prendront bien vite, ou bien elle tombera à terre, et ils la fouleront aux pieds… Pourquoi es-tu une petite fille ? Pourquoi ai-je une enfant qui deviendra une femme ? Les femmes sont créées pour la douleur. On ne leur permet rien. Le premier battement de leur cœur ne leur appartient pas. Ils ont fait pour eux seuls, les hommes, les lois et les conventions et les préjugés. Tout est contre nous. Notre cri de détresse n’est pas entendu. Oh ! combien tu souffriras et combien je bénis quelquefois ton ignorance d’aujourd’hui, qui t’empêche d’être tout à fait moi et de porter en toi ma peine, mon épouvante et ma solitude… Toi, du moins, tu es aimée, et comme je voudrais l’être, — puisque tu as ta maman… Être aimée un peu, seulement un peu, que ce doit être bon ! Je le sens bien, à la douceur que me donne l’amour que j’ai pour toi et que tu ne me rends pas encore. Tu souris à ta nourrice comme tu me souris. Tu aimes tout. Tu ne sais pas. Oh ! si tu pouvais ne savoir jamais !… Qu’est-ce donc que l’amour, puisqu’il peut exister sans la tendresse ? N’est-il donc pas un homme, pas une femme, qui puisse nous donner un peu de sympathie sans désir, un peu d’affection sans intérêt, un peu de soi sans vouloir s’emparer de nous, pour nous faire crier et pleurer et maudire ! Me faudra-t-il mourir sans connaître rien de ce charme bienfaisant, puisque tu me sépares à jamais, toi, ma fille, toi ma chair, toi mon adorée, de celui-là même qui devrait être ma protection et mon salut ! »

Benjamine pleurait silencieusement. Quelque chose de sa douleur muette traversa peut-être les limbes où flottait l’âme naissante de sa fille : la mignonne s’éveilla et poussa une plainte à peine perceptible qui fit sursauter la mère.

L’enfant ouvrit de grands yeux et parut considérer sa mère qu’elle reconnut. Elle la voyait si souvent ainsi, à cette même place, aux mêmes heures !

Benjamine se leva sans bruit et alla prendre une lampe dans la chambre voisine.

— Madame la marquise a-t-elle besoin de moi ?

— Non, merci.

Benjamine posa la lampe, près du berceau, sur une petite table.

Et elle regarda l’enfant qui lui riait, puis qui battit des mains vers elle en secouant de ses pieds la légère couverture.

Cela voulait dire :

— Je veux m’envoler vers toi.

La mère prit délicatement sa fille dans ses deux mains tendues, et se mit à la considérer attentivement.

Les êtres de douleur sont habiles à rechercher des raisons nouvelles de souffrir.

Benjamine se disait : « Pourvu qu’elle ne ressemble pas au père ! Pourvu que ma fille soit plutôt de moi que de lui, soit plus à moi qu’à lui ! »

Heureusement, les traits incertains des tout petits enfants ne révèlent rien encore du secret de leurs origines profondes. Tout ce qu’on pouvait dire de la mignonne Louise, c’est qu’elle était une belle enfant, avec les traits généraux de la beauté vague de cet âge.

Tout à coup, la femme inquiète, la mère de douleur, pencha un peu l’enfant vers la clarté de la lampe… Elle regardait son regard.

La mignonne avait les yeux noirs, d’un noir fauve ; et la mère, avec ses yeux d’un bleu pâle, crut entrevoir tout à coup, dans le regard sombre de l’enfant — était-ce songe et cauchemar ou folie ? — elle crut voir on ne sait quelle apparition d’avenir lointaine, enveloppée mais menaçante… une larve d’âme au fond d’un abîme ! Ainsi, en des miroirs magiques, on dit qu’ont été vues des fumées, qui étaient des signes… Oh ! tout cela, perdu, comme noyé, sous les luisants extérieurs des yeux. Ce n’était point l’œil qui parlait ; c’était, dans le regard, — l’âme… Déjà ! elle parlait déjà !… Et que pouvait-elle dire à la mère épouvantée, sinon le passé de la mère ? Et cela se formulait, se résumait ainsi : « Elle sera la fille de cet homme. Je l’ai vu ! Elle a été moi. Elle sera l’autre ! » Nul son prophétique, nul cri de sorcière, dans la nuit formidable de Walpurgis, ne glacerait un cœur humain comme cette prédiction muette et sombre, perdue au fond, tout au fond, d’un œil d’enfant qui s’éveille !…

Benjamine, ses yeux bleus et fixes dilatés par une terreur étrange, — d’un mouvement automatique mais doux, déposa sa fille dans son berceau, arrangea la couverture avec soin, appela pour faire emporter la lampe, et redescendit lentement.

Lentement elle retourna, à travers le parc des Courcieux, vers les lumières de la villa des Myrtes. Elle n’entendit même pas les appels des souvenirs familiers qui la guettaient, comme à l’ordinaire, au détour de toutes les allées. Elle appartenait à l’enfer terrestre. Il n’y avait plus pour elle d’espérance en ce monde.

Chargement de la publicité...