Benjamine : $b roman
V
« VOILA LA QUESTION », PENSE BENJAMINE
Le dieu virginal des amours de jeunes filles, c’est le rêve d’un désir. Ce n’est pas Éros. Elles n’aiment vraiment qu’après avoir été aimées… ou contrariées. Léandre fut ardent avant d’avoir traversé l’Hellespont. Héro ne se troubla qu’au second voyage de l’adolescent.
Elle était bien ignorante, elle était bien frêle, bien blonde, la douce Benjamine au teint pâle. Si, autour d’elle, il y avait eu des marguerites, elle en aurait cueilli une et l’aurait effeuillée, non pour savoir si Jean l’aimait mais pour savoir comment elle aimait Jean : un peu ? beaucoup ? ou passionnément ?
Et comme il n’y avait pas de marguerite à portée de sa main, Benjamine, assise sur son banc, dans un des recoins les plus obscurs du parc, entourée de branches, de fleurs et de jolis bruits d’ailes furtives, se demandait tout simplement :
— Est-ce bien de l’amour que j’éprouve pour Jean ?
Le malheur était qu’elle n’avait pas de termes de comparaison.
— Est-ce que je l’aime comme un frère ? comme un cousin ? comme un ami ? comme un amoureux ?
Elle s’écoutait ; pas de réponse.
— Il a vingt-cinq ans. C’est un beau brun aux yeux noirs ; ses lèvres sont rouges ; sa bouche et sa moustache très douces. On dirait de la soie, quand elles vous frôlent la joue.
Mais trouver qu’une barbe soyeuse est douce sur votre joue, ça n’est pas nécessairement de l’amour.
Avec quoi mesure-t-on l’amour, pour le distinguer de l’affection ?
Amine se demanda :
— Passerais-je volontiers toute ma vie avec lui ?… — Oui, certes ! Mais, découragée, elle se dit :
— Avec Mlle Berthe aussi, je vivrais volontiers toujours. Ce n’est pas encore une preuve. Cherchons… Voyons… Si je perdais Jean ?
Elle regarda les arbres, la vie, la lumière autour d’elle. Une abeille bourdonnante s’obstinait à se poser sur les fleurs de son chapeau. Amine ne put parvenir à supposer seulement possible la disparition, la mort de Jean. Est-ce qu’on meurt ? non, ça se dit beaucoup, mais ce n’est pas vrai. La vie semble éternelle, quand on a dix-sept ans !…
Amine réfléchit.
Tout était loyauté en elle. Mlle Lireux avait fait d’elle une élève de son âme plus encore peut-être que de son intelligence. « Ne trichez jamais, Benjamine ! » Ce mot lui revenait souvent à l’esprit.
« Si j’allais demander conseil à Mlle Lireux ? » Cette idée lui parut une inconvenance. Pauvre vieille fille ! elle a eu peut-être un amour malheureux, ou bien elle ne sait pas non plus… Et puis, elle est trop l’amie de la marquise.
En s’interrogeant sur la qualité de son affection pour Montchanin, pour Jean, Benjamine s’exalta tout d’abord en sa faveur. En examinant les raisons qu’elle avait de l’aimer de tout son cœur et pour toujours, elle les créa ou du moins les fortifia. Elle se répéta qu’il était brave, loyal, doux et fort. Jamais il ne lui avait fait le moindre chagrin. De plus il était orphelin et sans fortune. Amine était essentiellement bonne. Sa faculté d’aimer les êtres privés de tendresse s’éveilla vivement. Et puis encore ? et puis… et puis… Jean lui plaisait, cela dit tout sans rien dire. Elle avait de lui mille souvenirs puérils et délicieux. Elle les éveilla un à un, et s’y complut infiniment. Ils avaient goûté ensemble les premières joies d’admiration devant les belles choses, les beaux soleils levants ou couchants, devant la mer, devant les nuits étoilées, les papillons et les roses. Ils avaient senti leurs fronts se toucher quand ils se penchaient émerveillés, là sur un nid d’abeilles, ici sur l’eau de la mare où flottaient des feuilles de nymphéas et que frôlaient des libellules. Premiers éveils de sensations suaves qui ne sont peut-être que plus pénétrantes pour être puériles. La délicate puberté des âmes précède l’autre, et l’émoi qu’elle donne attend sournoisement, pour passer dans le bleu des veines, l’heure adolescente. Alors le frisson d’âme, endormi, devient frisson physique, subtil, doux, tiède, caressant, et traverse les cheveux fous qu’irise le soleil sur la nuque ronde des jeunes filles…
Il y a des mariages d’âmes enfantines, purs comme l’enfance même mais profonds comme le mystère de naître. On a douze ans, ils s’ignorent. On en a seize, ils se révèlent. Et cela est divin.