Benjamine : $b roman
VI
M. LE DUC DE MÉRIBAULT GOUTE FORT
ALFRED DE VIGNY
Le duc de Méribault était un homme d’assez petite taille, qui avait gaspillé les années de sa jeunesse et économisé celles de son âge mûr. Il avait été ambassadeur sous le septennat de Mac-Mahon. Sénateur aujourd’hui, il regardait sans trop d’épouvante monter le flot des idées nouvelles. « Tout s’arrange à la fin, disait-il souvent. Dieu se débrouille toujours. On dit que les cyclones, qui font tant d’affreux naufrages, sont chargés par Dieu de faire pénétrer au fond des Océans un peu de lumière et d’air, afin que la vie y puisse naître. Les révolutions sont prévues par Dieu. Elles ont une raison d’être qui, étant divine, nous échappe. La foi comporte la patience, la résignation, comme elle comporte la charité et l’espérance. »
Le vieux duc avait un héros : Lamartine. « On y reviendra, disait-il. C’est un bien grand homme. Ses vues sur la politique étrangère sont d’un génie intuitif incomparable. C’était vraiment un homme envoyé de Dieu. J’aime moins ses poésies ; il se complaît trop dans l’expression de la mélancolie. Il faut être triste — et rire un peu. Il ne sait pas rire. »
Tel était le vieux duc de Méribault. Il avait soixante et onze ans et en paraissait soixante. Quand on le lui disait :
— Pardon ! répliquait-il, j’en parais soixante… et un !… Différence énorme : j’ai passé la soixantaine !
Le duc, qui était resté durant tout l’automne dans ses terres de Touraine, venait d’arriver à Paris, depuis vingt-quatre heures.
Levé et rasé de frais quotidiennement dès l’aube, il était, ce jour-là, dans son cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, et il tenait le troisième volume des Mémoires de Saint-Simon, dont il raffolait, lorsque, vers neuf heures du matin, Courcieux entra sans crier gare.
— Oh ! oh ! te voilà levé de bien bonne heure, mon garçon ! Tu auras fait quelque sottise. Tu auras cassé quelque chose : tu viens chez le raccommodeur.
Courcieux était venu vite, à pied, afin d’avoir le temps de réfléchir en chemin. Il était essoufflé. Il s’assit.
— Reprends ta respiration. Plus on a l’âme troublée, plus on doit se calmer le sang, si l’on veut agir avec sagesse… Nous avons tout le temps.
Il y avait, en effet, du nouveau chez Courcieux. Il venait d’apprendre une chose si grave qu’il avait songé tout de suite à chercher en dehors de soi-même appui et conseil.
La confession catholique a pour fondement un besoin formel du cœur humain qui veut savoir, à de certains moments, si ses fautes ou ses résolutions sont humaines et pardonnables ou impardonnables et monstrueuses. « Où donc trouverai-je une autre âme, droite et haute, qui me dira si Dieu ou l’Idéal m’accueille ou s’il me repousse ? Je veux faire ceci ou cela, mais que ferait un autre à ma place ? Où est le vrai bien ? où est le vrai mal ? Ma conscience est trop seule. Je suis dans la nuit. Ma pauvre chère mère m’eût si bien conseillé ! Son directeur de conscience est mort… Ah ! j’ai mon oncle, le frère de ma mère. Les intérêts de famille nous sont communs. Il est père. Il a trois enfants… Il est honnête homme, indulgent et spirituel, mais intransigeant sur les questions d’honneur. C’est à lui qu’il faut m’adresser. »
Courcieux venait donc voir son oncle, le vieux duc de Méribault. Il lui confessa toute son histoire, depuis l’origine, toutes ses incertitudes et toutes ses résolutions, — et enfin le grave incident nouveau qui avait déterminé sa visite…
Le vieux duc l’écouta attentivement. Courcieux parla longtemps.
— Oh ! oh ! c’est grave, en effet. Et tu ne sais cela que depuis ce matin ?
— Oui, et Benjamine n’est pas encore prévenue.
— Bon. M’as-tu bien tout dit ?
— Oui, mon cher duc.
— Eh bien ! il faut qu’à mon tour je reprenne les choses dès l’origine… Ne t’impatiente pas. J’ignorais tout de ta situation, et je n’avais pas à la connaître. Jusqu’ici, en effet, tu n’avais pas besoin de conseil. Ne t’étonne pas cependant si je te donne sans hésitation un avis net et précis sur des choses si nouvelles pour moi. Je suis un vieux terre-neuve. La vie aurait bien du mal à m’offrir une circonstance qui me prît sans vert… Veux-tu fumer ? non ? à ton aise ! Je vais allumer ma pipe à cinquante sous… Oh ! j’en ai de plus belles ! mais elles ne valent rien. Rien ne vaut la bonne bruyère.
Il s’installa confortablement dans son fauteuil, alluma sa pipe, une pipe qu’il avait fumée en mil huit cent soixante-dix, sous le feu des Prussiens, puis dans une forteresse allemande. Courcieux s’impatientait. Le duc s’en aperçut.
— Tu me trouves un peu trop calme en présence de ta vivacité et de ta douleur ? dit-il. Tu as tort. Ta douleur, c’est aussi la mienne ; tu es le fils de ma chère sœur et je t’aime comme mon enfant… Si on devait me couper une jambe, je te jure que je ne me ferais pas endormir. Je fumerais ma pipe, comme le vieux grognard qu’on cite dans les histoires.
Courcieux serra avec émotion la main que son oncle lui tendait.
— Mon cher enfant, dit le duc, tu n’as jamais aimé ta femme, c’est clair. Alors, de quoi te plains-tu ? Il fallait l’aimer avant, la connaître avant, et ne prendre le vœu de ton excellente mère, ma sœur, que comme un désir raisonnable. Ce qu’elle voulait, c’était non pas que tu épousasses Mlle Guirand sans l’aimer, mais que d’abord tu l’aimasses (et dire que c’est là du français !) pour l’épouser ensuite.
— Je me suis répété tout cela cent fois, mon oncle. Vous n’allez pas m’éclairer un passé qui m’est odieux ; c’est l’avenir que je veux voir.
— Pardon ; l’avenir n’est jamais qu’une conséquence. Quand la réflexion humaine n’y regarde pas, la conséquence s’appelle fatalité ; dans le cas contraire elle s’appelle justice. J’ai donc besoin de revoir, en détail, avec toi, ton passé, si du moins tu es décidé à faire de la justice… Donc, tu n’as jamais aimé ta femme ?
— Jamais.
— Tu l’as estimée seulement ?
— Seulement.
— Remarque avec moi que si tu t’étais mis à l’aimer, tu l’aurais probablement entraînée dans ton amour.
— J’en conviens.
— Donc, pour une part, tu es responsable ou, si tu préfères, tu dois te reconnaître, dans une certaine mesure, responsable de ce qui est arrivé. C’est là un premier point que nous avons besoin d’établir fortement.
— Je ne crois pas, mon oncle, qu’Amine eût cédé. L’insistance l’eût irritée au contraire et affolée. N’oubliez pas que, la nuit de notre mariage, elle voulut mourir !… Que de fois ce souvenir menaçant m’est revenu au moment de lui dire que je l’aimais.
— Sans l’aimer ! insista le duc.
— Sans l’aimer, confirma tristement Courcieux.
— … C’est que l’amour sincère décuple les chances de victoire, sois-en sûr. Au demeurant, ce qui est certain, c’est que, amoureux, tu t’y serais pris autrement et, si alors elle eût résisté, eh bien, mon Dieu, elle serait aujourd’hui ou morte ou folle ; tu aurais tué Montchanin, à moins qu’il ne t’eût tué. (Quelle langue, mon Dieu ! que cette langue française !) Tu nous aurais donné le spectacle d’un épouvantable scandale, tout trempé de sang et de larmes ; tu aurais ainsi rappelé au monde méchant la déplorable fin du marquis de Courcieux, ton père, — qui n’avait pas un mauvais cœur mais une bien mauvaise tête ! Bref tu nous aurais mis tous, toi, moi, mes enfants, toute la famille, les Courcieux, les Méribault et d’autres encore, dans un hideux gâchis dont se seraient réjouis nos ennemis publics et privés. A la bonne heure ! Voilà comment on agit lorsqu’on aime ! conclut le duc avec une énergie et une gravité surprenantes.
— Où voulez-vous en venir, mon cher oncle ?
— A te faire toucher du doigt que tu t’es comporté jusqu’ici avec la plus grande sagesse, depuis ta faute, — entendons-nous bien, — c’est-à-dire depuis ton mariage conclu à la légère.
— Je m’en doutais un peu, mon oncle, mais cela, c’est toujours le passé. Et l’avenir ? et le présent ? que ferai-je ce soir ? que vais-je faire ce matin ?
— La plaisante question ! dit le duc. Tu t’es condamné à être stoïque, pour ne pas te condamner à être tragique inutilement ou inutilement ridicule. Tu as essayé de diriger les événements, à partir du jour où tu t’es aperçu qu’ils t’avaient conduit, et où tu l’as regretté ; — mais depuis le moment où tu en as modifié la marche, tu leur as appartenu de nouveau, et bien davantage, parce qu’ils sont ton œuvre !
— Expliquez-vous, je vous en prie.
— C’est fort simple. Il y a de la fatalité dans tout, c’est-à-dire des événements dont les causes ne furent pas entre nos mains et avec lesquels cependant nous devons compter de toute nécessité. Or, ici, tu as collaboré avec la destinée. Voilà pourquoi tu ne peux, sans injustice, être impitoyable, en aucun cas, m’entends-tu, en aucun cas ! envers celle qui, victime de tant de choses et de tant de personnes, est aussi ta victime à toi, — si peu que ce soit… Ça, ne l’oublie jamais ! ne l’oublie pas surtout, lorsque je conclurai tout à l’heure. Je passe maintenant à un second motif que j’ai de faire appel à ton indulgence en faveur de ta pauvre femme.
— L’indulgence, dit Courcieux énervé, la bonté ont des limites ! Un moment vient où on ne peut plus…
— Nous discuterons cela plus tard… Un peu de méthode, que diable !
— Je vous écoute.
— Elle t’a formellement demandé le divorce, n’est-ce pas ?
— Par situation, le divorce m’est impossible, dit Courcieux.
— A toi ! fit le duc, mais à elle ?… Tu as fait une alliance, sur laquelle tu ne m’as pas consulté, avec une famille de soi-disant républicains. Ils admettent le divorce, eux, si tu ne l’admets pas ! En bonne justice, elle devrait pouvoir divorcer sans toi !… Qu’est-ce donc que ton alliance ? Pourquoi soumet-elle ta femme à tes principes lorsque, en aucun cas, elle ne te soumet, toi, à ceux de ta femme ? J’entends bien que tu en espérais d’heureux résultats (problématiques… ce fut l’erreur de ta chère mère) au point de vue de nos intérêts généraux — mais en quoi cela regarde-t-il cette pauvre Benjamine, comme fille, épouse ou mère ? N’a-t-elle pas le droit de supposer que tu dois, le cas échéant, des sacrifices à votre alliance ? et que, si la situation des époux devient franchement intolérable, elle aura, elle, la femme, le droit d’appeler à son secours une loi que tu voudrais détruire, c’est entendu, mais que tu n’as pas détruite encore — et contre laquelle tu as peut-être perdu le droit de t’insurger… le jour même où tu t’es rallié… à un Guirand ?
— En sorte que j’aurais dû selon vous accepter la solution du divorce ! s’écria Courcieux stupéfait. Vous admettez le divorce, à présent !
— Je ne l’admets pas, fit le duc en soufflant une bouffée de fumée énorme, — mais aussi, je suis logique : je n’épouse pas les filles des gens qui l’admettent. Et si j’épousais leurs filles, eh bien, ma foi, je ne serais pas peut-être fâché d’avoir, pour sortir d’une impasse extraordinaire, cette brèche qu’ils ont eux-mêmes ouverte dans un mur que je voudrais rebâtir !… Ceci réglé, j’affirme qu’en refusant à la pauvre Benjamine une solution qu’elle est moralement en droit de demander, tu as accru ta dette envers elle, car enfin, si tu lui refuses le divorce, c’est pour toi, pour moi, pour nous, c’est pour servir tes traditions à toi… dont elle a le droit de se moquer ! Tu la condamnes aux galères à perpétuité dans un intérêt de caste et de parti… ce que j’approuve, pardieu !… Mais que diable ! puisque tu la séquestres, traite-la convenablement dans son cachot ! C’est bien le moins !… Un tel mariage ne peut pas être une condamnation au régime cellulaire ! Il faut m’ouvrir des fenêtres là-dedans — sinon vous y crèverez !… Et vous ne méritez ni l’un ni l’autre de mal finir… Un peu de patience, j’achève.
Il huma avec calme une bouffée de tabac, et reprit :
— Elle a été à ce Montchanin — tu en as depuis ce matin une certitude… absolue. J’ai lieu de penser que tu avais songé parfois qu’un tel dénoûment était possible. Eh bien, sais-tu ce qui me frappe là-dedans ? C’est que, le lendemain même du jour où elle l’a revu, elle te l’a avoué ! Le lendemain même de ce jour, elle a d’abord voulu abandonner ta maison sans rien dire ; puis elle a réfléchi que ce serait te faire affront ; et simplement, nettement, elle t’a redemandé sa liberté ; elle voulait, divorcée ou non, te quitter, et si tu as dit non, toi, ce fut seulement, comme j’ai eu l’honneur de te le démontrer, dans l’intérêt de ton nom à toi… de ton parti à toi… Et elle a obéi !… Eh bien, mon cher, je trouve ça superbe ! Elle a accepté vaillamment ta geôle sans air, sans jour, sans joie, sans espoir ! Je te dis que je trouve ça magnifique. Sais-tu ce qu’aurait fait toute autre, à sa place ? Toute autre se serait rapprochée sournoisement de son mari — pour le tromper en sécurité, en gardant, avec ruse, avec habileté, avec soin, tous les agréments de la position ; toute autre, en un mot, t’aurait trompé, — et elle ne l’a pas fait. Elle le pouvait, certes ! elle le devait presque ; tout l’y engageait ! Elle ne l’a pas voulu. Grâce à elle, ta dignité intime, ta liberté sont sauves. Grâce à elle, tu ne seras pas condamné à ce ridicule d’appeler trésor et cher ange l’enfant possible d’un autre homme ! — Elle ne sourira pas, comme tant d’autres femmes, de l’erreur, lamentable et comique, d’un père putatif. (Encore un mot désagréable !) N’est-ce rien, tout cela ? Eh bien, mon cher, tout ça, puisque tu me demandes mon opinion, tout ça, mon garçon, ça fait de la petite Guirand, une marquise de Courcieux, — et une chic, encore ! Sois donc un marquis, toi, dont c’est désormais le seul métier !
— Vous avez une façon de dire les choses…
— Je ne les larmoie pas, — c’est sûr. Vous poussez tout à l’extrême, vous autres, aujourd’hui… Alors, ma conclusion, tu la vois d’ici ?…
— Je la pressens…
— Mais elle te déplaît ! Vas-tu te donner le ridicule de m’avoir demandé un conseil pour me dire que tu n’en veux plus ? Non, tu es incapable de cette vulgarité, je veux le croire encore… Ma conclusion formelle est celle-ci : Sois un beau marquis. Elle a été loyale, sois généreux. — Car enfin, j’y insiste, je te le répéterai jusqu’à ma mort, elle t’a tout dit, le lendemain même du jour où elle a revu Montchanin, tout, absolument tout. Tu as refusé de comprendre ou plutôt tu as voulu paraître n’avoir pas compris, en quoi tu as agi comme je veux te voir agir. Voilà qui est du bon marquis de Courcieux… Eh bien, continue, mon garçon.
— On ne peut pas être sublime tous les jours et jusqu’au bout, dit Courcieux.
— Tu appelles ça être sublime, fit le duc avec une moue dédaigneuse. Voilà bien le langage ampoulé qui nous reste du romantisme et de toutes leurrrs rrrévolutions. On a tout enflé. J’appelle ça être élégant, tout au plus… spirituel à peine. Mettons de bon goût, si tu veux. J’ai tout dit. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais plus, dit Courcieux.
— Ni moi… Mais, voyons un peu, je change ma question : Quelle sottise aurais-tu faite depuis une heure, si tu n’avais pas eu l’idée de la retarder ou de l’éviter en me consultant ?
— J’aurais dit à Benjamine que je savais toute la vérité.
— La bonne aventure ! Tu ne lui aurais rien appris, puisque, si tu sais quelque chose, c’est grâce à elle.
— Je lui aurais appris ce qu’elle n’a pas vu encore : je lui aurais montré l’abomination de sa conduite.
— Cris, larmes, gémissements ! Voilà de la belle ouvrage ! cria le duc en haussent les épaules.
— Et j’aurais pris le prochain bateau, — pour…
— Pour que, toi ou Montchanin, l’un des deux, étant mort, interrompit le duc, l’enfant adultérin (encore un vilain mot !) n’eût plus qu’un seul père ! Et après ? qu’aurais-tu fait ? car j’aime à supposer que le survivant, c’eût été toi.
— Après ? dit Courcieux, je serais revenu.
— Chez toi ? présenter à ta femme le meurtrier du père de son enfant ? C’est inimaginable !… Et très compliqué ! Il est difficile d’être plus dépourvu de tout sens commun… Et ça sort de l’École polytechnique ! Qu’est-ce qu’on vous apprend donc, là-dedans ?… Eh bien, mon cher, c’est convenu ; adieu. Prends le rapide à Paris ce soir, et, demain soir, le bateau de Marseille. Veux-tu de mes épées ?…
— Alors, selon vous, mon oncle, je dois rentrer chez moi et faire exactement comme s’il n’y avait rien d’anormal dans ma maison ?
— Exactement.
— Je voudrais vous y voir ! dit Courcieux avec impatience.
— Je t’attendais là, fit le duc.
Il se leva, posa sa pipe sur la table, marcha vers Courcieux, lui prit le bras et dit gravement :
— Mon cher marquis, apprends ceci : Je ne conseille jamais une action que je ne serais pas capable d’accomplir moi-même, le cas échéant… Écoute-moi ça, nigaud :
Il se rassit et reprit sa pipe :
— « Vers 1840, j’avais vingt ans. Mon père, que tu as connu, avait un ami intime, le duc de Z… un frère d’armes, homme d’esprit et de cœur.
« Le duc de Z… avait une fille. Toute jeune. Seize ans. Aussi bonne que jolie.
« Un diable d’étourdi, cherubino d’amore, sous-lieutenant aux dragons, charmant garçon, noble comme elle, brave comme une épée, mais tête folle et amoureux de toutes les femmes, conta fleurette à la mignonne, sous les grands marronniers du parc… De coquelicot en bluet, il lui laissa un vergiss-mein-nicht dont elle se fût bien passée. Il était reparti pour le régiment. Elle lui écrivit sa peine et ses terreurs. Il répondit gentiment que, puisque les choses étaient ainsi et seraient forcément connues un jour ou l’autre, il lui envoyait une bague de fiançailles. La petite, en pleurant beaucoup, se confessa donc à son père, lequel, l’ayant consolée, s’en alla avec elle attendre à la campagne, loin des indiscrets, le retour du cher polisson. Tout allait pour le mieux, quand le gamin mourut en brave, je ne sais plus où, dans un engagement contre les Arabes. Voilà un honnête homme de père bien malheureux. Il manda au mien sa grande peine. Et le duc de Méribault, mon père, un soir, gravement, me conta toute l’histoire. — « Pauvre petite, dit-il en terminant, si tu savais comme elle est gentille ! et naïve ! et douce ! et bonne ! et désespérée ! Ça me crève le cœur ! je la connais. Elle est exquise. Voilà bien du bonheur perdu ! » — Je regardai attentivement mon père.
« — Faut-il vous comprendre ? » lui dis-je.
« — Si tu n’es pas trop bête », me répondit-il.
« — Eh bien, mon père, c’est entendu. Allez voir le duc. »
« Il y alla, c’était trop tard. La pauvre enfant n’avait pu supporter l’idée de son abandon ; elle était morte… Vois-tu, mon cher, certaines fautes sont à peine des renseignements sur la nature des femmes. Il y a des coquines froides et chastes. Il y a des saintes qui ont beaucoup aimé, témoin Marie-Magdeleine… Ta femme est une vraie femme, c’est moi qui te le dis… Tiens, je suis charmé qu’elle soit ma nièce… Gardons-la. »
— Mon cher oncle, dit Courcieux, j’ai bien écouté votre histoire, vous agissiez librement et fièrement, moi, je subis !
— Tu m’ennuies ! fit le duc. Si c’est plus difficile, c’est plus digne de toi, voilà tout. Si tu veux me prouver que tu seras sublime en prenant un parti que je trouve seulement spirituel, soit. Tu seras sublime ! mais sois-le donc pour l’amour de Dieu, et finissons-en !
— Mon cher oncle, dit Courcieux gravement, je suis convaincu. Je ne demandais qu’à l’être. Cependant, je n’ai ni la force, ni la volonté de revoir, avant quelque temps, la marquise de Courcieux.
— Ça, je comprends !… Eh bien, voyage. J’irai la voir, moi.
— Je ne veux pas rentrer chez moi aujourd’hui.
— Et tu veux que j’aille lui parler ?
— C’est cela même.
Le duc se leva.
— Quelle heure est-il ?
— Dix heures.
— Pour une visite… de médecin, dit-il, c’est une heure possible. Prends-moi ce volume relié en vert, là, sur la troisième tablette… oui, à gauche, qu’est-ce que c’est ?
— Alfred de Vigny… Quitte pour la peur.
— C’est bien ça. Te rappelles-tu ça, Quitte pour la peur ?
— Pas du tout.
— C’est de l’exquis Louis XVI. Le duc mène à Versailles, une vie… impertinente. La pauvre petite duchesse s’ennuie à Paris. Elle prend un remède contre l’ennui, c’est-à-dire un amant : le chevalier. Le remède opère et la guérit du mal d’ennui — mais lui en donne un autre. Son vieux docteur lui annonce la venue prochaine d’un petit messie. Elle s’en désole : « Ah ! Marton ! » Nerfs, vapeurs, crises de larmes, et, le soir même, — il faut bien que ce diable de docteur ait parlé ! — voilà que le mari arrive en grand équipage ; carrosse, laquais et flambeaux envahissent la cour de l’hôtel. Il entre chez sa femme et s’amuse un instant de sa belle frayeur, puis, lui baisant la main : « Rassurez-vous, duchesse, vos gens et les miens m’ont vu entrer ; ils me verront sortir, et, pour le monde, c’est tout ce qu’il faut. »
Attends-moi, je vais chez toi, offrir un exemplaire de ce livre à la marquise. Si elle le connaît, elle me comprendra tout de suite. Si elle ne le connaît pas, eh bien, je lui lirai la scène principale. Je n’aime pas les drames, moi, mais j’adore la comédie. Je vais faire un brin de toilette. Lis, en attendant, Quitte pour la peur. Mais comment diable est-il possible que tu n’aies pas lu ça ! Que lisiez-vous donc à Polytechnique ?
Quand le duc revint de chez Benjamine, il tendit, sans rien dire, à Courcieux, une lettre d’elle.
« Monsieur,
« Aucun amour n’égale le sentiment de tendresse reconnaissante que vous m’inspirez. Pourquoi faut-il qu’un sentiment qui, j’en suis sûre, est bien plus que de l’amour, ne soit pas l’amour ? Je m’agenouille devant votre pitié, ne me le défendez pas. Dieu, qui sait le fond des âmes, me pardonnera parce que vous m’avez pardonné. Je suis votre humble servante.
« Amine. »
En lisant cette lettre, le sceptique-croyant qu’était Courcieux sentit son cœur remué : « Quel dommage ! » dit-il, et des larmes montèrent à ses yeux. Il se tourna vers son oncle. Le duc semblait regarder attentivement la muraille.
— Tu vois, dit-il d’un air embarrassé, je faisais comme toi : je pleure un peu… Es-tu bien mécontent de mes conclusions ?
— Vous aviez raison, mon cher duc. Les choses iront mieux ainsi. De toute autre résolution, quel bien pouvions-nous tirer ? L’intérêt social me paraît ici d’accord avec celui des âmes.
— A la bonne heure ! fit le duc, ça ne serait pas la peine d’être marquis pour se conduire comme un manœuvre !
En paix avec lui-même, le marquis de Courcieux partit le lendemain pour Venise. Gondoles, sorbets et musique, — le plaisir est aux riches qui n’ont pas le bonheur. De Venise il courut en Écosse chasser le grouse, et de l’Écosse il partit pour l’Inde, où il chassa le tigre.
Le monde ne voit que ce qu’on lui laisse voir. Pour le monde, le marquis de Courcieux n’était qu’un mari léger, un peu fou, négligent de sa femme et n’aimant que le plaisir.
La nature propre des dévouements, qui sont les beaux héroïsmes, exige qu’ils demeurent cachés, et c’est pourquoi le monde peut toujours les nier.