Benjamine : $b roman
VI
ÉCLAIR DE JOIE DANS UN ABIME
Ils étaient seuls tous les deux dans le luxueux salon, qui, par ses trois baies largement ouvertes, regardait la mer.
Un valet de chambre entra, qui, sans rien dire, se mit en devoir de fermer les persiennes des portes-fenêtres.
— Ne fermez pas, c’est inutile. M. le marquis est dehors.
— M. le duc et M. le marquis viennent de rentrer chez eux.
— Ah ! bien.
Le domestique se retira, laissant les hautes persiennes ouvertes. Mais ces arcades béantes sur le dehors n’empêchaient pas la solitude. Elles l’embellissaient seulement. Toute la beauté de la nuit entrait dans la maison. Cieux étoilés, lune décroissante et pâle, mer bleuâtre et sombre pailletée de feux mobiles, au-delà des grands pins parasols et des hauts palmiers du parc, tout un côté du grand salon offrait aux yeux cette fresque prodigieuse. Ils étaient à la fois dans le luxe choisi d’une noble demeure close, et dans le libre espace illimité, éternel. Ils pouvaient à tout moment jeter leurs regards sur l’horizon le plus lointain possible, sur tout ce qui échappe le plus à l’homme, et le reporter aussitôt sur tous les objets de l’art le plus raffiné, sur toutes les choses qu’invente l’homme pour oublier l’écrasante puissance de l’infini, ou pour se donner l’illusion de l’avoir vaincue et de posséder l’espace et le temps.
La marquise prit un flacon sur un plateau de cristal.
— Avez-vous soif, monsieur Trézelle ?
— Merci, madame, dit-il.
— Merci, non ?
— Merci, non.
Il se mit à feuilleter un album.
Elle versa, dans un léger verre de mousseline, quelques gouttes d’un vin doré. Elle y mouilla sa lèvre.
— Vraiment ? vous n’en voulez pas. C’est du vin de Samos.
— Je n’en veux pas, merci, dit-il.
Il l’observa du coin de l’œil, sans qu’elle s’en aperçût. A ce moment, elle regardait machinalement la couleur du samos, qu’elle élevait devant la lampe. Elle était pâle ; ses yeux étaient cernés, les coins de sa jolie bouche retombaient un peu ; on y lisait une étrange, une démesurée tristesse. Trézelle avait d’ailleurs compris, au cours de la soirée, qu’il se passait quelque chose entre elle et ce Montchanin… mais quoi ? Était-il décidément un amant éconduit que sa maîtresse a le droit de blâmer, — ou un jaloux, qui blâme ?
Trézelle feuilletait l’album.
Benjamine posa son verre léger sur le plateau de cristal et dit :
— Vous pouvez fumer, monsieur Trézelle.
Elle prit dans une boîte une mignonne cigarette et l’alluma.
Il la regardait faire ; elle se mit à rire et, tout en soufflant la fumée odorante :
— Que pensez-vous de moi ? dit-elle tout à coup.
Sa voix avait perdu le charme qu’elle avait tout à l’heure dans le parc. Le lieu n’était plus le même. La nature ne dominait plus. Dans ce salon, chez elle, elle était redevenue la femme qui joue un rôle.
Il se tut, la considérant avec attention et aussi avec une pitié qu’elle surprit et qu’il se hâta de dissimuler en souriant.
Elle reprit :
— Que pensez-vous de moi ? car enfin nous voilà seuls depuis une demi-heure ; mon oncle et mon mari sont couchés ; nous voyons devant nous, si cela nous convient, par ces grandes portes ouvertes, un des plus beaux spectacles du monde ; nous n’avons sommeil, à ce qu’il me semble, ni l’un ni l’autre, et nous ne nous parlons pas. Cela commence à devenir drôle et presque gênant. Il n’y a pas un homme, je crois, qui, en de pareilles circonstances, ne se fût trouvé bien sot de ne pas me faire la cour.
Il ne put que se méprendre au ton agressif de cette phrase. Il y sentit pourtant aussi quelque amertume. Ce qu’elle attaquait, ce n’était pas lui ; c’étaient tous les autres. Il n’y avait aucune coquetterie mais seulement de l’ironie dans ses paroles. Il s’y trompa, mais à moitié.
Elle le regarda comme pour le juger. Sa bouche cessa de rire. Un pli imperceptible y inscrivit de nouveau sa tristesse infinie. Elle insista, d’un ton qu’elle crut gai :
— Pourquoi ne me faites-vous pas la cour ?
— Voilà deux questions, dit-il.
— Deux ?
— Oui. La première : « Que pensez-vous de moi ? »
… La seconde : « Pourquoi ne me faites-vous pas la cour ? »
— Les deux n’en font qu’une, dit-elle. Vous voyez en moi une petite femme évaporée, n’est-ce pas ? qui bavarde beaucoup, qui rit à tout venant, qui fleurte quand on veut, qui boit du vin de Samos, en fumant des cigarettes. Il me semble que d’après tout cela vous avez le droit de penser d’elle beaucoup de mal, — ou beaucoup de bien, — cela dépend des points de vue ; — et, en tout cas, de vous croire autorisé à lui faire la cour. Vous le voyez ; les deux questions n’en font qu’une.
Trézelle s’interrogeait. Cette jeune femme à ses yeux demeurait énigmatique. Elle avait du chagrin en ce moment, c’était sûr, mais était-ce une coquette qui traversait une heure d’ennui et qui, en quête de consolation, amorçait un fleurt de plus au moyen de sa peine très réelle ? Était-ce une femme vouée à l’une de ces grandes douleurs que rien ne console ?
Il hésitait.
— Je suis un ami bien nouveau pour vous, madame, dit-il évasivement.
— Pas si nouveau, répliqua-t-elle. Quand j’étais jeune fille, j’ai lu la relation de votre voyage au centre de l’Afrique. C’est singulier comme on croit connaître les gens qu’on a lus.
— Ne vous y fiez pas ! dit Trézelle en riant. Ils mettent le meilleur d’eux-mêmes dans un livre. Ça ne fait jamais que trois ou quatre cents pages. A cinq pages par jour, cela représente environ deux mois de leur vie pendant lequel ils furent… en rêve… ce qu’ils vous paraissent, — le temps d’écrire.
Elle s’attrista.
— Ne me dites pas cela. Je serais désolée de ne pas vous trouver tel que je vous ai vu dans vos livres. Que votre théorie puisse s’appliquer aux romanciers, je le conçois, mais à un homme d’action comme vous, qui raconte ses actes authentiques et les commente, qui dit les motifs et les conséquences de ses déterminations, non, à un tel homme, votre théorie ne s’applique pas. Lisez-vous Marc-Aurèle ?
— Et vous ?
— Moi ? non ! dit-elle en riant. Est-ce qu’une femme qui lirait Marc-Aurèle pourrait l’avouer sans ridicule ?
— Le ridicule ! fit Trézelle, en voilà un imbécile ! et qui a empêché bien des choses, intelligentes ou bonnes, de se dire ou de se faire !
Elle prit un petit volume revêtu de chagrin grenat, — l’ouvrit à l’endroit que marquait une fine lame d’ivoire et lut :
— « Rien n’est si horrible que les caresses d’un loup. Évite cela sur toutes choses. Un honnête homme simple, sans artifice, et qui n’a que de bonnes intentions, porte cela dans ses yeux. On le voit. » Signé : Marc-Aurèle.
— On le voit, c’est certain, mais il arrive qu’on s’y trompe ! dit Trézelle. Et puis, dans les choses d’amour, l’honnêteté… c’est plus rare qu’ailleurs.
Elle le regarda.
— Il arrive qu’on se trompe, dit-elle, en rêvant un peu.
Elle pensait à Montchanin, à celui qu’autrefois elle appelait Jean ; et presque toute la désespérée douleur de son âme apparut, tout à coup dans ses yeux.
Une extrême mobilité d’expression était devenue un des charmes les plus attirants de Benjamine. Sa double vie avait fini par lui donner deux visages qui apparaissaient tour à tour brusquement, au hasard du changement des circonstances autour d’elle. Dès qu’elle était seule, elle restait la douloureuse Benjamine, effrayante un peu pour son miroir. A Trézelle, ce soir, avec qui elle était en confiance, elle avait laissé entrevoir deux ou trois fois déjà son vrai masque, celui où vivait son âme douloureuse, — mais elle ne lui avait pas laissé surprendre encore ce qu’elle était dans la solitude.
Elle n’avait pas fixé encore sur lui, d’une certaine façon, son regard bleu pâle où la douceur et la résignation, la résolution et l’énergie, se montraient mêlées et noyées dans une profondeur d’abîme. Comment cela peut-il se faire que, en des yeux, dans le miroir si étroit des yeux, toute une vie, par moments, apparaisse, avec ses lointains de passé, ses horizons d’avenir et l’inconnu des causes, le mystère des espérances, — toute une vie, peut-être éternelle !
Pour l’instant, c’est lui qui la regardait. Elle sentit que ce regard d’homme la pénétrait, entrevoyait les fonds. Elle songea qu’elle venait de trahir un peu trop d’elle-même. Elle eut peur d’être interrogée. Elle éprouvait cependant une folle envie de se confesser, mais spontanément, à cet honnête homme, un désir impérieux d’échapper enfin à sa solitude intérieure, de voir s’ouvrir une fenêtre dans sa prison morale. N’ayant ni père ni mère à qui se confier, oui, elle cherchait un cœur ami, mais elle ne voulait pas que la curiosité de l’homme prît l’initiative. Elle voulait se livrer, non pas être dérobée. Surtout elle avait peur qu’il la crût à la recherche d’un fleurt, quand elle espérait une amitié. Que Trézelle laissât échapper, à ce moment précis, un mot de galanterie, et elle se serait enfuie, effarouchée, sauvage, humiliée et navrée, indignée surtout.
Sans pouvoir encore s’expliquer cette énigme, il sentait à la fois qu’elle était une âme en proie à une douleur respectable — et une coquette qui offre et refuse, avance et échappe. Ce qu’elle voulait, ce n’était que la tendresse d’un cœur ami, mais elle ne pouvait pas faire autrement, étant femme, que de la rechercher en femme ; et lui, homme et jeune, de l’écouter en homme. Tous deux subissaient leur jeunesse, échangeaient un charme, un fluide d’autre nom, d’autre sexe, malgré eux ; passifs sous l’influence de l’heure, de la saison, — de la nuit que leurs yeux voyaient là-bas déroulée sur la mer, de la nuit immense, flottante et pâle ; de l’espace où vibraient le parfum des pins et des vagues, le bruit des arbres et des eaux, l’éclat palpitant des lointaines étoiles fourmillantes par myriades, l’éternel appel de vivre auquel ne se dérobent ni l’âme ni la bête, ni le brin d’herbe.
Dans le torrent des sensations du dehors qui roulait son murmure autour de ce palais assoupi, et qui ruisselait sous leurs yeux avec la traînée des clartés célestes tombées sur les vagues innombrables, leur cœur et leur esprit se sentaient emportés.
Il se demandait :
— A qui dois-je, à quoi vais-je répondre ? à une âme triste ou à une sensation rêveuse ?
C’est que l’une et l’autre de ces deux attirances lui parlaient en effet, avec Benjamine. Elle seule pouvait dire qu’à ce moment la tristesse habituelle de son âme la commandait encore. Et ce n’était déjà plus vrai : la nature a des philtres qui, à de certains moments, endorment, pour des fins ignorées, les douleurs les plus sûres d’elles-mêmes.
Il comprenait très bien qu’il ne devait pas se tromper, sous peine d’humiliation ou de ridicule. Il hésitait, attiré par le charme physique de l’être, retenu par sa haute divination d’une âme inquiète et pure. Il était dérouté, déconcerté. Il avait l’air très bête. L’image d’un brave chien, plein de bonne volonté et d’obéissance, qui attend, un morceau de sucre sur le nez, qu’on le lui retire ou qu’on le lui accorde, se présenta si drôlement à l’esprit d’Amine qu’elle éclata de rire, parce qu’elle avait à peine vingt ans.
Mais comme elle était une femme de douleur, son rire, tout de suite, se faussa. Il devint nerveux, il se prolongea, la secoua de deux ou trois petits spasmes qui ressemblaient étrangement à des sanglots.
Il comprit qu’à présent, s’il approchait, sans rien dire, son visage de ce visage qui riait si douloureusement, — elle ne se retirerait pas. Une crise la lui livrait. La surprise était possible, Don Juan eût ricané. Trézelle s’apitoya.
Il se leva lentement et alla regarder, du seuil, le grand spectacle de la mer étalée sous le ciel et livrée au baiser de toutes les étoiles.
— Vous ne fumez pas, monsieur Trézelle ?
Il se retourna vers Amine.
Elle était redevenue sérieuse, simple. Il comprit que, derrière lui, elle s’était essuyé rapidement les yeux et qu’elle lui savait gré de sa discrétion.
— Fumer ? quand je suis seul avec une femme ? non, dit-il en souriant.
— Est-ce mieux (dit-elle en rallumant une seconde cigarette) qu’une femme fume, seule avec un homme ?
— Assurément. La femme ne doit pas à l’homme tous les genres de respect.
— Dites tout de suite que je vous gêne, fit-elle gaîment. Voulez-vous que je sorte ?
— Non, dit Trézelle d’un air si piteux qu’elle ne put s’empêcher de rire encore, mais j’aimerais assez que votre mari entrât.
L’habitude des marivaudages, où elle dissimulait la plupart du temps ses grandes peines, entraîna Amine. De plus, elle trouvait, cette fois, une saveur à la plaisanterie galante. Le philtre de l’heure agissait sur ses nerfs, un peu même sur son cœur… Oh ! comme il eût fait bon aimer, aimer simplement et loyalement.
Elle regarda Trézelle d’un air narquois :
— Vraiment ? vous aimeriez que mon mari entrât ? Eh bien, allez le chercher !
— Vous vous moquez de moi, il dort.
— Je ne me moque pas, éveillez-le.
Trézelle aussi commençait à se piquer au jeu.
— Tout à l’heure…
— Pourquoi, tout à l’heure ?
— Pas tout de suite enfin.
— Ah ?…
— Oui…
— Bon.
Le visage d’Amine s’attristait. Pourquoi ? n’avait-elle pas sollicité ces répliques de Trézelle ? Elle eut envie pourtant de lui crier :
— N’allez pas de ce côté. Vous allez perdre une amitié que j’offrais et qui vaut qu’on l’estime, vous allez me faire perdre l’espérance que j’avais de trouver enfin un homme aux sentiments nobles, capable d’aimer sans bassesse et sans trahison ! Ne parlez pas — vous allez consommer la désolation de ma pauvre âme abandonnée.
Elle ne dit rien de tout cela.
Elle se tut, anxieuse, prête à fuir ou à fondre en larmes ou à rire de nouveau, ou peut-être à tomber entre les bras de cet homme qu’elle avait provoqué… Elle ferma les yeux comme si elle eût été très occupée de savourer son tabac d’Orient. Ses idées se brouillaient en elle. Elle se sentait livrée à trop de forces en lutte qui se la renvoyaient sans cesse depuis des années… Elle était seule, seule, seule, toujours si seule !
— Tenez, dit-il, en venant s’asseoir près d’elle, décidément… oui, décidément… j’ai à vous parler.
Elle le regarda d’un air ironique, plein du mépris qu’elle avait pour les hommes. Ce regard disait : « Encore un ! c’est dommage… »
— Vous avez à me parler ? fit-elle.
— Oui, mais c’est très sérieux.
— Ah ! le contraire m’eût étonnée.
— Je serai très ennuyeux.
— Je vous en défie.
— Indiscret.
— Vous ? c’est impossible.
— Audacieux.
— Cela vous ira.
— Prenez garde, vous allez me rendre fat.
Ainsi, des deux côtés, ils tâtaient le fer, chacun voulant se rendre compte de l’adresse et des intentions de l’autre.
Ils s’arrêtèrent ; il y eut un silence.
— Je vous attends, dit-elle.
Il y avait tant de hauteur dans ce mot qu’il prit un parti. Ce fut le bon.
— Vous m’avez posé deux questions. Je vais y répondre sérieusement. Je ne vous fais pas la cour, parce que je sens en vous un cœur sévère, et que précisément cela me plaît et me séduit un peu trop. Vous êtes de celles à qui nul homme n’a le droit d’offrir un caprice et j’aurais peur et honte de vous offrir davantage, car davantage ne serait jamais assez à moins d’être tout, c’est-à-dire la vie entière ; c’est-à-dire le mariage, ce qui est impossible. Il est bien vrai que vous tâchez à me donner le change, je ne sais pour quelle raison ; et que vous désirez tromper les observateurs à force de sourires, de léger babil, de moqueries parisiennes, et de cigarettes turques. Mais, quoique la plus souriante, vous êtes, je le sens bien… la plus désespérée des femmes.
Dès les premiers mots de cette réponse à ses deux questions, Benjamine était devenue sombre. Elle avait laissé tomber dans le plateau de cristal sa cigarette de tabac doré, puis, peu à peu, elle avait pâli, son sourire avait disparu, les coins de sa bouche s’étaient abaissés, tristes ; le nez, aminci, se pinçait ; l’œil était fixe, la paupière ne battait pas. On eût dit, figée dans quelque vision d’épouvante finale, une morte assise.
Il eut peur et s’élança, et lui prit la main :
— Benjamine ! fit-il.
Elle fit un signe de la tête à peine perceptible comme ces malheureux qui, sous une attaque de paralysie, n’ayant plus ni voix, ni regard, ni geste, s’efforcent encore de faire comprendre qu’ils ont entendu… et qu’ils remercient.
Il ne savait que faire. Il attendait ; il eut envie d’appeler… il se leva… Elle fit signe que non !
Il revint s’asseoir près d’elle, reprit sa main, qu’il serra. Elle répondit à cette pression, puis ses lèvres s’animèrent, et, lentement d’abord, puis plus vite, elle parla mais d’une voix très basse :
— Benjamine !… Je veux bien que vous m’appeliez ainsi, je veux bien. Je vous le demande. Benjamine !… c’est un joli nom, n’est-ce pas ?… Benjamine !… C’est drôle que ce soit mon nom !
Elle prit son mouchoir, l’arrangea en le regardant comme si elle eût voulu donner une forme très déterminée à ce chiffon, cent fois roulé entre ses doigts, puis elle en porta à ses lèvres un coin qu’elle mordit et, laissant retomber sa main, elle le déchira.
Tout à l’heure, en la regardant, Trézelle pensait à la mort. Maintenant, il pensait à la folie.
Ce n’était plus la voix d’une coquette, d’une femme, qui parlait, mais celle d’une très jeune fille.
— Dites-moi, alors, c’est bien vrai que vous m’auriez fait la cour, monsieur Trézelle, si vous ne me respectiez pas ? C’est vrai que vous me respectez ? Cela est très doux, savez-vous ? Vous ne m’avez pas parlé d’amour ! Quel bonheur ! que vous êtes bon ! A cause de cela, je vous aime de tout mon cœur ; vous voulez bien ?
A présent, elle avait un air très raisonnable, mais à la façon de ces petites filles qui demandent une permission quelconque à la grande personne qui pourrait bien la leur refuser… La voix semblait enfantine :
— L’amour, vous savez, je le déteste ! Ça ne fait faire que du mal. Pourquoi l’appelle-t-on de ce joli nom ? Les gens qui nous aiment ne pensent qu’à eux ; ils veulent nous prendre, non pour nous rendre heureuses, mais pour se faire des joies avec notre peine. Les gens qui nous aiment d’amour deviennent mauvais, ils nous tourmentent ; ils ne font rien pour notre bonheur. Pourquoi appeler ça l’amour ?… Mon Dieu ! je m’appelle bien Benjamine !
Elle s’arrêta et dit, un peu après :
— J’aimerais mieux voir ma fille morte que de la voir aimée comme ça !…
Enfin, brusquement, elle revint tout à fait à elle-même. La jeune femme se ressaisit. Il était très ému.
— Monsieur Trézelle, dit fermement Amine, de sa voix la plus naturelle, — j’avais besoin d’un ami à qui faire une grande confidence. Je vous ai laissé deviner bien des choses — parce que je ne pouvais vous les dire — ne sachant pas par quel bout commencer pour être convenable… Et alors, dans ma gaucherie, j’ai dû vous paraître coquette… ne m’en défendez pas… Je m’en suis aperçue, je l’ai vu. Je vous remercie de ne pas vous être laissé égarer par les apparences — et de ne pas m’en avoir punie. Maintenant… je vais vous dire…
Trézelle s’inclina ; il la regardait d’un air doux et bon. Depuis qu’elle était femme, on ne l’avait jamais regardée ainsi. Elle lui en était reconnaissante, de toutes ses forces.
Elle reprit, les yeux baissés :
— Vous croyez qu’il y a ici un M. de Courcieux, mari de sa femme ? une Mme de Courcieux femme de son mari ? Ce n’est pas vrai. Ça paraît ainsi, à cause des convenances, mais les convenances, vous savez ce que c’est ? C’est le grand mensonge de tout le monde et qui ne trompe personne. C’est ça qui habille mal, les convenances ! C’est tout troué ! quelle loque ! Quand on regarde bien, on voit la pauvre vérité, là-dessous, qui étouffe en été et qui grelotte en hiver. Être vrai, sincère, loyal, se marier quand on s’aime, se quitter quand on ne peut plus vivre ensemble, ne tricher ni avec les autres ni avec soi, c’est mal porté. Tout le monde triche, même les meilleurs, comme M. de Courcieux… Vous croyez qu’il y a quelque part un M. Paul Guirand, père vénéré de Mme de Courcieux, sa fille bien-aimée ? Ce n’est pas vrai, il y a un Guirand, économiste universellement connu, qui sera ministre de n’importe quoi avant six mois, dit-on. Dans l’intérêt du pays ? Non, dans l’intérêt de sa vanité et de celle de sa femme, ma très dévouée mère. Et à eux deux, ils m’ont sacrifiée à leur orgueil et à leur ambition : leurs relations avec les Courcieux non seulement les flattent mais doivent servir de très hauts intérêts privés et publics. Je ne m’explique pas bien tout cela, ni si tout cela est bien réel : je sais que la marquise de Courcieux y croyait, pauvre femme ! Son fils a accepté son idée là-dessus sans examen, comme un héritage, sans vouloir entendre parler du « bénéfice d’inventaire ». Cette crânerie l’a fourvoyé. Bref, notre mariage fut, en principe, un mariage politique. Vous voyez une personne dont le malheur irréparable fut nécessaire au bien de l’État, représenté par mon respectable père qui, d’un côté, m’a imposé sa volonté et, de l’autre, a trompé M. de Courcieux sur mes sentiments. On savait que j’aimais M. Montchanin, on m’a mariée à M. de Courcieux… C’est, comme vous voyez, extrêmement simple. C’est une aventure comme on en voit tous les jours. Je vous la conterai plus en détail, plus clairement un jour… tout à l’heure peut-être.
Benjamine s’interrompit, releva les yeux, regarda Trézelle bien en face et continua d’une voix plus grave et plus lente :
— Vous croyez qu’il y a dans cette maison une adorable petite enfant qui est la fille de M. de Courcieux, comme son nom paraît l’indiquer ?… Tout cela est faux, monsieur Trézelle. Vous ne voyez que la façade d’un palais de pisé, de limon, de boue ; cette noble façade est peinturlurée en simili marbre ; pas même du stuc ; peinture à la détrempe, qui s’écaille à la pluie et au soleil ! Mais soyez tranquille, on repeint de temps en temps. Tenez… j’étouffe !… non, j’ai froid, — touchez.
Elle lui tendit les deux mains. Il les prit doucement et les baisa.
— Pardonnez-moi, dit-il.
— De quoi donc ?
— D’avoir forcé un peu une si douloureuse confidence.
Elle haussa les épaules :
— Mon cher Trézelle, je n’ai dit que ce que j’ai voulu. Je mourais d’envie de parler. J’ai cru vous reconnaître pour un homme de grand cœur, je ne me suis pas trompée ; c’est une joie. Je me suis dit, le jour même où je vous ai vu : « Voilà un grand cœur d’homme, très fort et très doux. » Et j’ai pensé aujourd’hui que vous répondriez par un cri de pitié humaine, dont j’ai besoin, à mon cri étouffé. — Je vous ai d’abord laissé attendre, afin de vous mieux juger, puis j’ai parlé — mais je n’ai pas tout dit encore et j’ai besoin de tout dire… Vous venez de comprendre, n’est-ce pas, quelle place M. Montchanin a tenue dans ma vie ?… et ce qu’il est devenu aujourd’hui pour moi ?
Le visage de Benjamine exprima la terreur, l’horreur visionnaires. Elle murmura :
— Le drac ! c’est lui, le drac ! Vous me comprenez, n’est-ce pas ?…
Trézelle frissonna et ne sut que répondre.
Après un silence glacé, elle reprit sourdement :
— Je l’ai revu ce soir pour la seconde fois depuis mon mariage, et, cette fois, je l’ai vu sous sa vraie forme… c’est horrible, n’est-ce pas ? et vous voyez ce que je souffre ! Mais il n’a pas été toujours ce que vous le voyez. Quand je l’aimais, petite fille, c’était un joli enfant, puis ce fut un charmant adolescent, puis un jeune homme très grave, qui me semblait très bon. Il travaillait beaucoup. Je crois qu’il eut fait un très honnête homme… — sans mon mariage !… cela est bizarre et triste. Oui, sans mon mariage ! je suis sûre de ne pas me tromper. J’ai réfléchi beaucoup. Il s’est retiré d’abord par juste fierté : j’étais trop riche. Il n’avait rien. Mon père me refusait. Il s’en alla. Il réfléchit alors de son côté, il jugea mon mariage avec M. de Courcieux une combinaison immorale, et il me méprisa un peu de l’avoir subie… De son côté pourtant il en profita, puisque, pour l’éloigner, mon père lui fit accorder un avancement qu’on trouva scandaleux. Il se dit : « Elle a préféré être marquise, et moi, je me suis fait payer mon abandon. » Voilà ce qu’il a pu se dire. Tout cela démoralise très vite un jeune homme. Il voulut se consoler dans les plaisirs. Des intrigantes lui apprirent l’intrigue ; toutes lui apprirent la trahison, le mensonge constant, la ruse de toutes les minutes. Il devint incapable de croire à la probité en amour. Il me jugea légère, oublieuse ; qui ne s’y fût trompé ? Moi, livrée à mon mari par mon père, — j’étais si inexpérimentée, si jeune, si facile à égarer ! — je ne m’aperçus de l’horreur de ma situation que lorsqu’elle fut officielle. Je vous dis tout cela sans ordre, comme cela vient, au hasard de l’émotion… Il faut comprendre quand même. Montchanin ne pouvait pas deviner que, mariée, je n’appartenais pas à mon mari ! Et aujourd’hui, en me l’entendant dire pour la première fois, comment aurait-il pu le croire ? Tout cela est si fou, si imprévu, si absurde, si invraisemblable !… Cela est pourtant !… Et maintenant en regardant cet être que j’ai aimé, je n’aperçois plus que ce sourire ironique qui semble figé sur son visage ! Je ne vois plus en lui que le mépris fait homme. Je comprends que je n’ai été pour lui qu’une occasion comme une autre… Peut-être même s’est-il délibérément vengé sur moi et sur ma famille des déceptions que nous lui avions causées !… Aujourd’hui, il a pris son parti des vilenies de la vie et il tâche de les faire tourner à son profit, comme tout le monde. Il est perdu pour le bien, perdu pour l’amour. Et tenez, n’est-ce pas horrible, que ce soit lui qui, ce soir, ait poussé cette barque loin du bord, pour me laisser seule avec vous ! Quel mépris de moi cela révèle ! Quelles raisons a-t-il de croire qu’il est, vraiment lui, le père de son enfant ? Vous voyez au fond de quel abîme je me débats ! un abîme, oui certes, un abîme véritable. Mon mari seul est en face de la vérité — et il a été mon seul ami jusqu’ici. Mais n’est-il pas le seul à qui je ne puisse parler de notre enfer commun ? Oui, M. de Courcieux est admirable.
Elle pâlit affreusement.
— Cette confidence vous tue, dit Trézelle, avec bonté. De grâce n’achevez pas.
— Vous vous trompez. Cela me fait du bien de tout vous dire. M. de Courcieux est bon, admirable, héroïque. Il a tout pardonné parce que je ne l’ai jamais trahi. J’ai été avec lui d’une franchise totale. Il me répète souvent : « Vous êtes la femme la plus loyale que je connaisse. » Et je crois bien que c’est vrai — mais je souffre bien, allez, je souffre toujours, sans repos, sans cesse, toujours et encore !
— Pauvre charmante femme ! dit Trézelle.
— Et pauvre mère surtout ! s’écria Amine d’un air égaré.
— J’ai peur, dit Trézelle, d’être maladroit, mais si j’osais parler…
— Parlez, je vous en prie ; dites-moi quelque chose. Où voyez-vous mon salut ? C’est-à-dire un peu plus de paix pour moi, malheureuse ! Une seconde de paix, de bonheur, dites, croyez-vous cela possible encore pour moi ?
— Puisque votre mari a pardonné, dit gravement Trézelle, puisqu’il est bon, puisque vous le jugez admirable et héroïque — pourquoi ne l’aimez-vous pas ?
Elle se leva, les lèvres frémissantes, comme indignée :
— L’aimer, lui ! mais c’est affreux à dire — sa générosité m’écrase trop à toute heure sous le souvenir de ma faute ! Devant lui, je ne peux penser qu’à cela : je l’ai offensé. Il est mon juge. Je le redoute ; je le vénère. Est-ce de la vénération et de la crainte que peut naître l’amour ?… Et puis… comment ne voyez-vous pas, vous, — vous ! — que j’ai perdu le droit d’aimer ? Où serait pour moi la dignité d’un second amour ? J’ai été devant Dieu une épouse, — celle de M. Montchanin — à condition de ne pas devenir la maîtresse de M. de Courcieux ! Ou encore, que je devienne demain la femme de mon mari, M. Montchanin retombe au rang d’amant ; et je ne suis plus, moi, qu’une maîtresse abandonnée, une épouse adultère ! C’est impossible… Réfléchissez, mon ami, confirma-t-elle avec véhémence — et vous verrez que c’est impossible. Ce que mon mari estime en moi, c’est ma loyauté, c’est ma fidélité, — mon entière fidélité, — à une seule pensée, hier à l’homme que j’aimais, aujourd’hui à l’enfant que la faute m’a donnée ! Mais que je m’abandonne à mon mari, et, — malgré la légalité de son titre d’époux, — il ne verra plus en moi que la femme de deux hommes, tous deux vivants, et par conséquent la maîtresse de l’un des deux ! Voyons, est-ce vrai tout cela, dites ?… Et d’ailleurs, me livrerais-je à mon mari sans éprouver de l’amour moi-même ? car je ne l’aime pas, vous dis-je ! Pourquoi ? Est-ce qu’on sait ! Vous répéterez : « Il est héroïque, vous devriez l’aimer !… Un homme si bon, comment ne l’aime-t-elle pas ! Il faut qu’elle ait une âme bien peu généreuse, bien peu reconnaissante. » Voyons, je vous le demande, Trézelle, est-ce que l’admiration, la reconnaissance, ont un rapport nécessaire avec l’amour ? C’est là une des choses qui m’affolent le plus, cette impossibilité de commander l’amour, de le faire naître en soi. De quelle essence est-il donc, cet amour, qu’on dit un sentiment si beau, puisque nulle admiration d’âme ne peut le produire à volonté, puisqu’on peut admirer un être et avoir pour lui de la reconnaissance et le chérir même, sans l’aimer, au sens terrible du mot ! Qu’y puis-je ? J’ai voulu, un moment, transformer en amour ma piété douloureuse pour M. de Courcieux. Je ne peux pas. On dit que certains alchimistes ont cherché à faire du diamant. Ils n’ont pas pu. Moi, c’est avec du diamant (car mon sentiment pour mon mari est pur et solide comme le diamant) — c’est avec du diamant que j’ai essayé de faire de l’amour vivant, ému, troublé, de l’amour enfin. Je n’ai pas pu. C’est une alchimie impossible. J’ai failli en devenir folle, voyez-vous !… Je n’aime pas M. de Courcieux, voilà tout. Il n’y a rien à ajouter à cela, n’est-ce pas ? Le premier jour où je l’ai vu — je l’ai trouvé vieux, j’en suis restée là. Et cependant, en réalité, il n’était pas vieux ; mais c’est ce qu’on voit, — qui est. Oui, oui, je le vénère, je l’estime, j’ai envie de m’agenouiller devant lui, — j’ai parfois baisé sa main comme une pécheresse humiliée et repentante, — mais cela n’a rien de commun, je le sens, avec l’amour, — l’amour d’ailleurs infâme, l’amour qui tour à tour a besoin ou se passe de l’approbation des âmes, de l’estime des esprits, de la tendresse des cœurs, — l’horrible amour de chair et de sang, l’amour de folie et de mort, qui m’apparaît souvent comme un monstre de cauchemar et qui fait mon épouvante ! Oui, oui, monsieur Trézelle, voici ma plus grande terreur, ce n’est pas d’aimer M. de Courcieux, — cela n’est pas possible, mais c’est qu’il finisse par m’aimer, lui, à force de me voir souffrir sans défaillance. J’ai peur de cela !
— C’est un abîme, en effet, dit Trézelle. En quoi puis-je vous servir ?
— Je ne vous demande pas d’autre service que celui de m’écouter avec patience et bonté comme vous le faites depuis une heure. — Car vous comprenez mon martyre, n’est-ce pas ? Ne pouvoir me confier à personne ! jamais ! Être murée dans mon secret ! Ne demander jamais un conseil ! N’en point entendre ! Il y a bien le duc — qui est bon et spirituel — mais c’est le génie du marquis, l’esprit de sa vieille race. Que lui dirais-je qu’il n’aille répéter à M. de Courcieux ?… Il y a mon confesseur, mais on dit sa faute une fois pour toutes à son confesseur, on ne lui doit pas la peinture de son supplice. Il vous impose une pénitence, mais il ne vous délivre pas de la torture que Dieu vous inflige et dont Dieu seul peut vous affranchir !
Il y a ma mère ?… N’en parlons pas ; elle m’a, grâce à Dieu, fait élever par une noble créature qu’elle fut incapable de comprendre, et qui ne comprendrait rien aux complications de ma douleur. Ma mère ne sait donc rien de mon plus grand secret…
Eh bien, oui ! j’y arrive, à ce secret vivant ! Vous alliez m’en parler vous-même, vous alliez me répondre : « Vous avez votre enfant ! » Ah ! oui, j’ai l’enfant, et il faut que je me réfugie dans la maternité, n’est-ce pas ? C’est entendu. Pauvre mignonne créature ! Que croyez-vous qu’elle me dise, celle-là ? Avec sa voix, elle me parle de ses joujoux, mais elle est ma douleur même et elle n’en saura jamais rien… Et avec ses yeux elle me parle, elle aussi, de celui que je voudrais oublier !…
Amine baissa la voix. Son visage s’altéra de nouveau profondément. Elle reprit son regard fixe d’hypnotisée.
— Oui, oui, voici, reprit-elle dans un chuchotement de confessionnal ou comme si elle se parlait à elle-même, voici le plus terrible… Depuis ce soir, depuis que j’ai revu cet homme si différent de lui-même, depuis que M. Montchanin m’a fait l’effet d’un étranger hostile, d’un être d’indifférence, de scepticisme, de trahison, d’ironie, de perversité — écoutez-moi bien, — je me sens plus près que jamais de la folie !… Écoutez-moi bien : j’ai revu ma petite fille, là-haut… Elle s’est éveillée et m’a regardée… Et cette petite forme angélique qui jusqu’ici me faisait dire, chaque fois que je la voyais : « Ça, c’est encore moi », — eh bien, tout à l’heure, elle m’a fait penser : « Ça, c’est encore lui ! c’est l’autre ! et quel autre ! » Et j’ai eu peur de voir, dans le vague de ses yeux fauves, une larve d’âme, une âme à venir qui ressemblait à celle du père… le drac ! Ah ! l’horrible, l’horrible vision ! Ce fut une enfant d’amour… Oh ! mon ami ! mon ami ! si elle allait être une enfant de haine et de trahison ! Car il m’a trahie, le père ! Il aurait dû comprendre, il aurait dû deviner, il aurait dû croire, avoir pitié au moins ! Il aurait dû m’aimer, enfin ! L’amour devrait être tout cela, l’intelligence, la divination, la foi ! Et maintenant, je suis seule, seule, seule à jamais ! Oh ! mon Dieu !
Elle tordait ses mains. Pris d’une grande pitié, il se rapprocha d’elle, d’un mouvement irréfléchi, très tendre. Elle sentit toute la tendresse de cette pitié involontaire… Elle y répondit malgré elle, en laissant tomber sa tête lasse sur l’épaule du jeune homme. Elle respirait par saccades, la poitrine tumultueuse, les lèvres tremblantes, les yeux noyés, abandonnée tout entière.
Il se fit un grand silence durant lequel le murmure infini des dehors nocturnes entra, les enveloppant. Un souffle brusque, venu de la mer, éteignit toutes les bougies d’un candélabre. La lampe bleuâtre, presque une veilleuse, éclairait seule le vaste salon. Dans l’ombre accrue, ces deux êtres jeunes, dont l’un s’appelait douleur et l’autre pitié, sentaient battre leurs deux cœurs très rapprochés. Elle ne pensait plus. La torpeur qui suit les grandes exaltations avait assoupi son âme.
Lentement il s’inclina vers la jeune femme. Il s’inclinait, ce n’était que tendresse ; il sentit sous sa lèvre la joue effleurée et ce fut désir. Et désir et tendresse se mêlant tout à coup comme deux flammes, une flambée de passion jaillit des yeux du jeune homme :
— Amine ! murmura-t-il.
— Oui, Amine, murmura-t-elle, comme endormie. Amine, c’est mon nom. Il est doux, n’est-ce pas ? Mais qui donc le prononce si doucement ? Je ne l’entends jamais ainsi murmuré dans un souffle… Amine ! Amine ! Je veux être appelée ainsi, par des lèvres qui, en même temps me caressent… Est-ce donc si coupable, dites-moi, vous, Raymond ?… Raymond, c’est un joli nom aussi… Serait-ce donc bien coupable, dites ? Je suis si jeune. J’ai vingt ans à peine et je suis seule, toujours toute seule, quoique si entourée… Alors, combien de temps vais-je vivre encore ainsi ? Dix ans, vingt ans encore, qui sait ? C’est trop, je ne pourrai pas. Je voudrais bien être aimée un peu, moi ! Est-ce vrai, dites, que Dieu ne veut pas ? Comment ai-je mérité d’être ainsi privée d’amour ? De toutes les femmes que je vois, beaucoup ont des amants. Le monde en sourit. Elles se disputent mon mari comme en se jouant ! Et pour moi, pour moi, le mot d’amour n’éveille que terreur, drames épouvantables. Pourquoi cela et qu’ai-je fait à Dieu, répondez-moi, vous qui avez l’air si bon ! Oui, vous avez l’air bon… Vous me souriez si gentiment, si tristement… On dirait que vous pleurez ?… Oh ! la bonne larme ! La voilà tombée sur mon visage. Elle roule sur mes lèvres…
Étonné de lui-même et d’elle, inquiet aussi de ces portes béantes, ouvertes sur tant d’espace, il se ressaisit, éloigna un peu de lui, très doucement, la tête délicieuse vers laquelle il se sentait attiré…
Ce fut fini. Le charme de l’inconscience était rompu. La jeune femme revit son abîme. Elle reprit pour la troisième fois son visage tragique, pâle, aux yeux fixes, visionnaires, et, sans un battement des paupières, la pupille dilatée, le buste rigide, elle prononça, de son air de morte et d’une voix saccadée, comme mécanique :
— Eh bien, oui ! Je veux bien, puisque vous m’aimez un peu, puisque vous n’êtes pas comme les autres, je veux bien vous aimer. Ce qu’ils désirent tous de moi, je vous le donne, soit. Prenez-moi, soyez mon amant !
Elle lui saisit le poignet d’une main, — et, avec une force étrange, écartant d’elle cet homme dont elle eût fait volontiers son maître, elle ajouta :
— Seulement,… sachez-le bien,… j’aime mieux que vous le sachiez — je ne veux pas vous trahir… Sachez que si cela est — et je le veux bien, moi, je vous aime, — si cela est, demain matin, je serai morte, et heureuse d’être morte… Vous êtes le maître, le maître absolu…
De ses yeux fixes, elle regardait, elle voyait la mort, la sienne. Il ne put s’y tromper ; ce qu’elle disait était bien la vérité.
Elle le regarda en face.
— Que pensez-vous de moi, maintenant ?
— Je pense, dit-il simplement, que d’un baiser je peux vous tuer.
Le visage de Benjamine s’éclaira de joie :
— Vous me croyez donc ? Je suis contente ! C’est la meilleure parole que vous m’ayez dite !
Il lui serra la main.
La tragique amoureuse reprit aussitôt :
— Vous comprenez, je n’aurai pas deux amants, non ; pas deux ; je me le suis juré… Vous aussi, le lendemain, vous diriez : « Pauvre Amine ! elle désirait rester honnête femme ! après une faute ! comme si c’était possible ! » Et je ne veux pas, moi, que vous disiez cela, ni vous, ni personne. Un seul, ce sera ma vie ! un seul… et ce fut trop ! Ah ! malheureuse, je suis à vous !
Trézelle prit sa main très doucement et, de la voix apaisée dont on parle aux très petits enfants :
— Nous venons de rêver le songe d’une heure, dit-il, et d’une nuit d’été. Il y avait bien un peu de cauchemar là-dedans, Amine. Réveillez-vous. Je vous veux trop de bien pour n’être pas d’accord avec votre plus haut désir. Serrez ma main. Elle vous sera bonne toujours, si vous y sentez celle d’un ami respectueux, — d’un frère dévoué.
L’expression de folie qui se lisait sur le visage d’Amine et dans toute son attitude, — disparut soudainement. Les monstres étaient vaincus. Voilà que la jeune femme souriait au jeune homme avec toute sa franchise calme, son énergie tranquille. Elle s’écria heureuse, d’une voix claire, naturelle :
— Bien vrai ? vrai ? vous m’aimerez sans cela !… Ah ! que je suis heureuse ! J’ai donc un ami !
Et se levant aussitôt :
— Bonne nuit, dit-elle. Vous allez sonner Baptiste qui vous conduira chez vous, mais auparavant, en bon frère, embrassez-moi.
Elle lui tendit son visage serein et souriant. Il la baisa sur le front.
— Oh ! sur les deux joues ! dit-elle simplement.
Puis elle ajouta ce mot délicieux et triste :
— Merci.
Elle disparut en courant.
— Quel dommage ! pensa Trézelle ; je ne peux rien pour elle.