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Benjamine : $b roman

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II
LE « DRAC »

« Les Dracs, dit Trézelle, sont des esprits malfaisants qui habitent des palais étranges, au fond des eaux, en divers pays.

« Le Rhône, en Provence, a son drac, qui a longtemps mis à mal les riverains, particulièrement aux environs de Beaucaire.

« Ce drac du Rhône était une manière d’ogre qui emportait les bateliers et surtout les enfants et les femmes au fond de sa terrible demeure, pour les dévorer.

« Il faisait flotter à la dérive, sur les eaux, une écuelle de bois dans laquelle il déposait un jouet, un bijou, une fleur ou un beau poisson, selon qu’il voulait attirer à lui un pêcheur, une femme ou un petit enfant.

« A voir passer l’écuelle flottante on s’ingéniait à s’en emparer. Dès qu’on y parvenait, une force invisible vous saisissait, vous entraînait… on était la proie du drac.

« Le drac, lorsqu’il rôdait cherchant une victime, demeurait invisible à tous les yeux. On raconte cependant qu’une femme parvint à lui échapper parce qu’au lieu de la dévorer, il en avait fait la nourrice de son enfant, du drac nouveau-né, son futur successeur… Cette femme s’évada un jour du palais étrange, emportant, sans le savoir, la faculté de voir le drac invisible aux autres et de le reconnaître sous toutes les formes que l’horrible génie pourrait prendre.

« La voilà revenue parmi les vivants. Un jour, comme elle causait paisiblement dans une réunion de femmes et de jeunes filles, elle poussa un cri d’épouvante. On la crut folle… mais non, le drac venait d’arriver ; il était là, reconnaissable pour elle seule. Sous la figure du fiancé d’une jeune fille présente, il choisissait sa future victime. Il était là, parmi ces filles et ces femmes inconscientes du danger ! Elle voulut le démasquer, mais la fiancée du jeune homme dont le drac avait pris la figure s’indigna ; alors le drac creva les yeux de la femme trop clairvoyante, et depuis ce temps-là personne ne peut plus le découvrir et il continue en sécurité à trahir et à dévorer de pauvres victimes…

« J’ai retrouvé, poursuivit Trézelle, une des légendes du drac au Sénégal, dans le village de Balou.

« Balou se trouve sur les bords de la rivière Falémé, qui, assez près de là, se jette dans le Sénégal.

« Le roi de Balou avait une fille qui s’appelait Penda.

« Penda venait, chaque jour, s’asseoir et rêver au bord de la Falémé. Assise et rêvant, elle passait de longues heures, en silence, à regarder couler l’eau.

«  — C’est mon plus grand bonheur, disait-elle.

« Des fils de rois vinrent la demander en mariage. Elle les refusa.

«  — Penda ! lui criaient les pêcheurs, prends garde à Goloksalah !

« Les pêcheurs avaient raison de l’avertir, mais elle restait sans méfiance, — et elle écoutait les propos délicieux d’un jeune inconnu qui la rejoignait chaque jour, au bord de la rivière Falémé.

« Goloksalah, c’est le drac du Sénégal. Le jeune homme que Penda écoutait, ravie, c’était Goloksalah sous une forme séduisante et trompeuse.

« Enfin, les prétendants se fâchèrent. On somma le roi de Balou de choisir un gendre. La politique a d’inexorables exigences, et Penda dut se marier, bien à contre-cœur.

« Le jour du mariage, la noce passa près de la rivière… A ce moment, Penda poussa un grand cri… Et on la vit, emportée par une force invisible comme une feuille par le vent, et précipitée dans la rivière dont les eaux semblèrent s’ouvrir pour elle, avant même qu’elle les eût touchées… Goloksalah l’avait enlevée.

« Il l’emmena dans son palais ; elle s’y endormit près de lui, heureuse… mais s’étant éveillée à l’aube avant lui, elle le vit à son côté… sous sa vraie forme de drac ou de dragon !… C’était un caïman vert, aux yeux sanguinolents et glauques, à la langue fourchue, aux dents féroces, au corps écailleux, à la queue hideuse, aux pattes crochues…

« Alors la pauvre abusée invoqua dans son cœur le pur Génie des foyers. Il accourut mais il ne put vaincre Goloksalah ; et, péniblement, fort incertain de l’issue du combat, il luttait contre le drac lorsque Penda s’écria : « Génie de mon foyer, fais-moi mourir ! »

« Alors, le Génie du foyer transforma la pauvre Penda en une grande roche noire qu’on peut voir encore aujourd’hui, debout au milieu des eaux de la Falémé, et regardant éternellement, statue de deuil et de mort, le seuil — à jamais interdit — du foyer de famille… »

Trézelle achevait à peine son histoire, — quand les portes du salon s’ouvrirent… Le dîner était servi. On passa dans la salle à manger.

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