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Benjamine : $b roman

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BENJAMINE

PREMIÈRE PARTIE

I
MONSIEUR GUIRAND, DÉPUTÉ EXPÉRIMENTAL

— Ah ! tu aimes Montchanin ? Eh bien, tu épouseras Courcieux !

— Mais, papa…

Blonde avec des yeux bleu pâle, un teint très blanc, la taille trop fine, les épaules un peu étroites, l’air rêveur, Benjamine en robe claire, jolie à souhait sous un vaste chapeau de paille à rubans roses, était là, debout, en pleine lumière matinale, devant son père, dans le beau parc de leur villa de Cannes.

Guirand était assis sur un fauteuil de rotin, derrière une table chargée de papiers, une table de ministre en villégiature. Avec ses deux larges mains velues, posées à plat sur les bras du fauteuil, il avait aussi bien l’air d’un président de cour d’appel qui rend un jugement… sans appel.

— Ah ! tu aimes Montchanin ? Eh bien, tu épouseras Courcieux !

Pauvre petite Benjamine, la loyauté même ! Elle écoutait avec étonnement cette brusque apostrophe de son père, Paul Guirand, l’un des plus puissants financiers de France.

Élève d’une grande école scientifique, Guirand n’était pas sans lettres. Petit-fils d’un richissime fermier de Normandie, d’un gros bourgeois demeuré paysan, et fils d’un armateur, armateur lui-même, Guirand était maire, depuis plus de vingt ans, d’une importante commune ; président du conseil général d’un département du Nord, et député.

C’était un homme d’âme vulgaire, qui avait de l’entregent comme pas un, le savoir-faire d’un notaire madré, une habileté politique rare, au sens tortueux du mot. Cette habileté était cachée et servie par son apparente bonhomie.

Sa vulgarité d’âme, lorsqu’il était en public, se dissimulait attentivement sous le choix des paroles et le calme du ton, comme sa vulgarité physique sous le soin minutieux des costumes et la correction guindée du maintien.

En réalité, ce Guirand était une nature de contremaître, c’est-à-dire un autoritaire sans pitié, servile plutôt que respectueux devant les puissants du jour, dur aux faibles, se faisant escabeau de tout pour monter, se hisser, parvenir.

Il rêvait d’être à son tour un chef, non pas, bien entendu, pour conduire des hommes au mieux de leurs intérêts, mais seulement au triomphe des siens. Le mécanisme des institutions modernes lui permettait de tout espérer.

Lorsqu’il s’était décidé à jouer un rôle dans la vie publique, il l’avait, comme un comédien, choisi le plus possible en rapport avec sa nature extérieure. Privé de sens moral, il avait ramassé, dans le tas des opinions politiques étalées sur toutes nos places publiques, celle qui lui avait paru la plus séante à son tempérament. Socialiste ? ses millions l’eussent trop gêné. Et vraiment, il n’avait pas le physique de l’emploi. Il se proclama républicain expérimental, se proposant de déclarer, au moment opportun, que ses expériences avaient assez duré pour lui prouver qu’elles étaient inutiles.

Il siégeait à gauche et, chaque fois qu’il parlait, donnait des gages au sens commun et à l’esprit patriotique, ce qui, de temps en temps, ralliait autour de lui tous les partis sans distinction.

Ainsi posé, il sentait fort bien qu’il était « ministrable ». Au jour d’une crise, il devait devenir le bouche-trou nécessaire. Il n’en demandait pas davantage.

Ce qui vraiment le mettait hors de pair, c’était une éloquence authentique, tout à fait moderne, sans élan ni émotion ; de l’émotion, il eût été incapable d’en montrer, n’en ayant pas, de quoi il se vantait en ces termes :

« L’enthousiasme mène à toutes les erreurs ; l’élan oratoire est un piège à nigauds ; — moyens de rhéteur ou de poète suranné ! Moi, je prouve. »

Il avait, en effet, de la dialectique. Dialectique sophistiquée, plus difficile que l’autre. Il posait une question comme un axiome et la développait comme un théorème. Il excellait dans l’art de donner à ses sophismes une apparence de précision mathématique. Il disait : « Je ne me paie pas de gros mots. Où est l’intérêt de la patrie ? — Il est là, nulle part ailleurs. » Et il le faisait bien voir. C. Q. F. D. Et l’enchaînement des preuves semblait évident à ses auditeurs. Il eût mérité d’être l’inventeur de la fameuse plaisanterie : « Je n’aime pas les huîtres et j’en suis bien aise car, si je les aimais, j’en mangerais, — et je ne les aime pas. »

Il raillait à tout propos les républicains de 1848, « ces rêveurs humanitaires », mais il faisait valoir que la probité de l’arithmétique est « toujours approuvée par la moralité des âmes droites ». Il répétait à qui voulait l’entendre : « Je ne demande à la République que de tenir scrupuleusement les comptes de la France… » N’était-ce pas fort sage ?

Pour les adversaires de la République, il ajoutait :

« Il faudrait que, le cas échéant, du soir au lendemain, un bon prince, empereur ou roi, pût endosser nos créances. » Le moyen d’y contredire ?

Il ne croyait ni à Dieu ni au diable ni aux honnêtes gens ; mais de cela, il ne se vantait pas. Il se taisait sur certains sujets d’un air de réserve si respectueuse qu’on y pouvait voir l’attitude d’une piété d’autant plus discrète qu’elle est plus sincère.

Ainsi masqué, le député expérimental arrondissait ses millions, marchait vers le pouvoir désiré, se moquait de tous les partis, avec une préférence toute prête pour celui qui le mettrait en haut lieu et l’y soutiendrait. C’était un honnête homme, pour les yeux. En réalité, une ambition égoïste en marche, avec de larges bottes de sept lieues, méconnaissables à peu près sous les plis corrects d’un pantalon assez mal porté mais coupé par le tailleur à la mode.

— Ah ! tu aimes Montchanin ? Eh bien, tu épouseras Courcieux.

L’armateur répéta jusqu’à trois fois cette phrase qui lui semblait sans réplique. Elle était nette, claire, rigoureuse comme un résultat algébrique. Il la prononçait d’un ton dur et pesant, sans inflexion, comme il convenait à une proposition qui ne doit pas être discutée et qui est émise par un homme sûr de lui et ennemi des nuances.

Comment avait-il appris que Benjamine aimait Montchanin ? C’est bien simple. Il venait de la voir passer, toute rose et souriante, sous les mimosas d’une allée voisine, et il avait crié :

— Benjamine !

— Papa ?

— Je veux te marier.

— Oh ! papa !

— Si tu n’y vois pas d’obstacle.

— Oh ! papa ! me marier ?

— Tu ne veux pas ?

— Cela dépend.

— Ah ! — cela dépend ?… de quelqu’un ?

— Oui.

Elle n’était pas minaudière. Elle savait que la nature et Dieu veulent que les jeunes filles se marient. Elle était vaillante et pure. Elle voulait un mari honnête homme. Elle comptait bien « avoir des enfants » le plus tôt possible. Elle avait reçu une éducation très soignée, très éclairée, très haute, de sa chère institutrice, Mlle Berthe Lireux. Elle regardait la vie en face. Elle savait que l’hypocrisie, le mensonge, que le mal enfin existent, mais elle était persuadée que son père ne pouvait vouloir que son bien. — Jean Montchanin, quoique pauvre, était un fiancé digne d’elle. Il était son camarade d’enfance, orphelin de père et de mère, et travailleur. Guirand et sa femme n’avaient jamais eu occasion encore de contrarier Benjamine ; ils aimaient ce jeune homme. Ils ne devaient pas hésiter à le lui donner pour mari.

Jean Montchanin n’avait jamais dit à Benjamine qu’il l’aimait, — mais ces choses-là n’ont pas besoin d’être dites, pensait-elle.

— Et de qui, prononça Guirand, d’un air engageant, presque câlin, — de qui cela dépend-il ?… Ah ! tu aimes quelqu’un ?… Bravo !… Il faut qu’une femme soit une femme… Qui aimes-tu, ma Benjamine ?

Ce « bravo » était d’un diplomate vraiment ministrable.

— Qui ? Vous l’avez deviné, bien sûr. C’est Jean que j’aime, mon père.

— Jean Montchanin ?

— Oui.

— Ah ! tu aimes Montchanin ?… Bah ! tu épouseras Courcieux.

Elle ne connaissait pas Courcieux, mais elle avait connu et beaucoup aimé sa mère, la marquise de Courcieux douairière, leur voisine de la villa des Agaves.

Il y a des gens qui obtiendraient difficilement de leur fille l’aveu d’un premier sentiment d’amour. Les imbéciles ! Ils ne savent pas s’y prendre. Et puis, il y a des filles si malignes !… Quelle âme d’enfant, cette Benjamine ! « Et dire que ma femme était comme ça quand je l’ai épousée ! une dinde ! une petite dinde ! »

Guirand regardait Benjamine, qui ne bronchait pas. Elle demeurait immobile, silencieuse, l’air étonné. Étonnée, elle l’était d’elle-même, de la nouveauté de l’incident. Elle savait son père violent, mais elle le croyait bon. Et puis, est-ce qu’elle le connaissait, ce M. de Courcieux ? Elle savait par la marquise qu’il était le modèle des fils, mais enfin, elle, Benjamine, ne le connaissait pas.

Guirand pensait : « Elle ne comprend pas que je veux sérieusement qu’elle épouse Courcieux. Comment le lui faire entendre ? » Il pensait aussi : « Pour être si calme, il faut qu’elle n’aime pas encore Montchanin autant qu’elle le croit… Allons, le mal n’est pas grand ! »

Il y eut un long silence.

Il se recueillait. Ses yeux allèrent de sa fille aux magnificences de son parc, à ses bassins, à ses massifs, à ses larges allées savamment dessinées, à sa villa qui était le temple du luxe… « Tout ça pour Montchanin ? quelle bêtise !… Ah ! la dinde ! la petite dinde ! » Il en riait. Et elle se disait : « Ce n’est pas sérieux, il rit. »

La villa des Myrtes, celle de Guirand, est peut-être la plus magnifique des environs de Cannes.

Elle regarde la mer. Son portail monumental s’ouvre sur la route qui, longeant le rivage, court de Cannes au golfe Juan et à Antibes.

Tout le monde connaît cette route blanche qui s’appelle la Corniche.

La Riviera de Gênes, si belle, si noble, n’est pas comparable à notre littoral du Var et des Alpes-Maritimes ; elle est aussi merveilleuse, mais elle a moins de charme.

Si la Riviera et notre littoral français étaient œuvres humaines, on pourrait attribuer l’une au génie romain, l’autre au génie grec.

La Riviera exprime la force qui consent à la grâce ; notre littoral, c’est la grâce même, enveloppant l’énergie.

Passé Menton, les Alpes dures semblent résister un peu au baiser de la vague. De ce côté-ci de la frontière, les rocs mêmes semblent au contraire vouloir fleurir pour plaire à l’amoureuse infinie. Là-bas, le continent et la mer luttent encore ; ici, ils s’épousent. Le Midi du Var et des Alpes-Maritimes, émeraude, saphir et or, suggère une impression d’éternelles fiançailles. Le charme de beaucoup d’autres plages, c’est l’incessante caresse de la mer à des rivages qui se refusent. Chez nous, le rivage, lui aussi, caresse la mer. Les verdures se suspendent au-dessus de l’eau, descendent jusqu’à elle. Au fond de certaines baies, les branches des pins frôlent l’écume des vagues ; les roseaux et les lauriers-roses se réjouissent de goûter l’eau marine et ne bruissent que pour répondre aux appels sans fin répétés de la Méditerranée. Pays nuptial, où tout dit l’amour, l’amour sans hésitation, sans lutte, sans regrets ni remords. Est-il donc sans mystère, ce pays splendide ? Non, car le mystère est inséparable de la vie ; mais, ici, il proclame ses droits en pleine lumière.

Sur ces plages, sous ce ciel, rien de douteux, nulle réserve. Partout l’audace d’aimer, d’aimer encore, toujours. Un amour perpétuel dans une beauté de lumière inexprimable ! Comment la dire, cette lumière ? Les mots eux-mêmes, devant elle, sont des muets. La lumière ! la vivante, l’ineffable lumière, tout ici en est pénétré jusqu’au cœur. La nuit, les rochers ont une âme d’amour qui rayonne d’eux et qui est faite du soleil des longues journées. Durant le jour, ils rayonnent encore les flammes de la veille ! Toutes les couleurs, ici, exaltées par les rayons directs, s’enveloppent d’une gaze merveilleuse, d’une trame de lumière qu’on voit frissonner ! C’est le voile de l’épousée ; il flotte et palpite dans l’éternelle fête du feu fécondant. Ici, la nature crie les aveux.

La grande route banale de Cannes au golfe Juan se déroule dans cette joie lumineuse et l’augmente. Ce blanc chemin, en reflétant l’éclat des ciels, serpente entre les villas qui, sur le flanc des collines, le regardent courir. Il surplombe la morne, la banale voie ferrée, que l’œil oublie, que le contemplateur abolit ; mais si un train vient à passer, la lumière lui prend sa fumée pour en faire une nuée d’or et d’améthyste.

Au flanc des collines, les gros palmiers-phénix, les agaves aux amours tragiques, les cocotiers, s’entretiennent d’un lointain de rêve devenu réalité française.

Depuis sa petite enfance, Benjamine contemplait ces choses et son âme loyale voulait aimer au soleil, en pleine clarté.

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