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Benjamine : $b roman

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IV
CÉLESTE GUIRAND CITE SHAKESPEARE

Avec sa mère qui, sur l’invitation de Guirand, vint rejoindre Benjamine dans le recoin du parc où elle s’était réfugiée, la jeune fille ne devait pas gagner grand’chose. Mme Guirand voulait être ministre.

Elle avait été d’abord une très simple et très bonne fille, pas trop grosse mais un peu forte, qui se fût contentée du bonheur sans les honneurs ; mais Guirand lui avait « trouvé la marche ».

Dans les commencements, avant d’être un homme distingué, lorsqu’il lui répétait : « Tu es une dinde », aux temps où, à la moindre contrariété, il frappait de son gros poing sur les meubles fragiles, il lui avait dit un jour : « Tais-toi ou je cogne ! »

On racontait, en ce temps-là, que si elle ne se décolletait pas tous les soirs, c’est qu’elle avait des bleus à cacher. Les féministes s’indignaient, mais les dompteurs de femmes disaient de Guirand : « c’est un mâle ! » Bref, le député expérimental avait maté cette femme qui, même aujourd’hui, abondante comme elle l’était en son corsage, et vite essoufflée, continuait à répondre au nom de Céleste, lequel lui allait mieux à l’époque de sa petite enfance. Peut-être était-ce pour plaire à son mari qu’elle s’était mise à lui ressembler jusqu’à devenir opulente à en perdre la ligne, ce qui se corrige légèrement avec un corset du bon faiseur, et à devenir rougeaude, ce qui se corrige tout à fait avec des cold-creams et des poudres. Elle aurait pu être une ménagère modèle ; elle devint une ambitieuse empâtée. Sous le corset et sous les poudres de riz, elle cachait une peur bleue de son royal époux, peur à peu près sans raison depuis qu’elle approuvait les ambitions de Guirand. Au fond, le connaissant bien, elle le méprisait, mais sentant qu’elle en avait perdu le droit, la grosse dame profitait avec tout son égoïsme des vices et des perfidies qu’elle condamnait avec sa conscience, enfouie sous sa matérialité paresseuse.

Chose qui aujourd’hui semblait invraisemblable, Mme Guirand avait eu des amants et elle en était fort aise : ce souvenir la consolait de cette invraisemblance. Des amants ? oui certes ! Elle avait eu le premier pour se venger de Guirand qui la trompait avec une femme mariée ; le second par pure pitié maternelle : c’était un petit jeune homme si malheureux ! travailleur, orphelin, si triste quoique fort riche ! le troisième parce qu’elle voulut se prouver qu’elle était encore désirable.

Guirand n’avait eu connaissance que du premier, il se fâcha. Céleste lui répondit qu’elle avait vu jouer Francillon, que tout le monde approuverait ce qu’elle avait fait et que, s’il se plaignait, elle dénoncerait publiquement sa maîtresse. Il crut devoir pardonner, le mari qu’il trompait se trouvant être un homme redoutable qui pouvait le servir et le servit en effet. Guirand dit à sa femme : « Un scandale dans notre ménage ridiculiserait la République en ma personne ! »

Aujourd’hui, à quarante-sept ans, Mme Guirand fleuretait encore. La femme d’un homme influent peut plaire à tout âge. Elle en profitait, et tenait d’autant plus à l’influence de son mari, car tout s’enchaîne ici-bas.

Toutes ces choses de son passé s’étaient chuchotées en leur temps. Céleste seule s’en souvenait — et avec quel orgueil satisfait ! Quant à ses fleurts actuels, tout le monde les supposait innocents. Or, c’était facile à croire. Et qui donc eût pris la peine de les trouver coupables ?

Mme Guirand était une fausse sentimentale comme son mari un faux républicain. Si elle avait eu plusieurs amants, comme plus d’une Française, elle les avait eus et se les rappelait à la façon d’une Allemande. Elle les avait soignés, dorlotés, couvés, mijotés… Et aujourd’hui… aujourd’hui, mon Dieu ! elle relisait leurs lettres de temps en temps, toutes sans distinction, et pleurait dessus.

Elle était donc persuadée qu’elle connaissait la vie, l’amour, les passions et la tendresse. Elle fut tout d’abord enchantée d’avoir à s’occuper du « premier roman » de sa fille… C’est d’un air joyeux qu’elle la cherchait à travers les massifs. En passant près du grand bassin, elle y jeta les yeux pourtant d’un air subitement inquiet : « Si elle s’était noyée !… on ne sait pas ! J’aurais bien pu faire cette folie, moi, à son âge ! » Elle aperçut la robe blanche de Benjamine au bout d’une allée, respira et s’essuya le front… Dès qu’elle était en marche, Céleste s’essuyait fréquemment le front.

— Benjamine !

— Maman !

— Viens, ma mignonne…

Il est bizarre que de ceci puisse sortir cela. Benjamine, à côté de Céleste, c’était chose troublante et non sans grandeur — car, à les voir ensemble, on sentait s’accroître l’impénétrabilité du mystère des origines.

— Viens, ma fille. Ton père m’a dit votre conversation. Qu’as-tu à me confier, à moi ? Je suis une femme, moi… Entre femmes, on peut tout dire.

Dans son besoin de romanesque, qu’elle éprouvait constamment et qui devenait de jour en jour plus difficile à satisfaire, Céleste se réjouissait…

Elle marchait à côté de sa fille, à l’ombre triple des branches du parc, de son grand chapeau sur lequel s’étalait un jardin suspendu, et enfin d’une jolie ombrelle Liberty dont les tons tendres et éteints achevaient de lui donner l’air d’une nymphe émue ou d’une colombe expirante…

— Je sais tout, dit Céleste en soupirant.

— Tout ? quoi, maman ? dit la simple et droite élève de Mlle Lireux.

— Ton amour pour ce jeune homme, pour Jean Montchanin.

— Ça n’est pas bien compliqué, dit Amine.

— Ah ! vraiment ! tu es sûre ?… regarde-moi dans les yeux, Amine…

— Et que pourrait-il y avoir, maman ?

Elle regarda sa mère du coin de l’œil. Elle mettait un peu de malice dans cette question.

— Jusqu’où ça est-il allé ? dit lourdement la grosse Céleste.

— Oh ! maman !

La délicate mère continua :

— Je sais bien qu’il t’embrasse.

— Oui, dit Amine, quand il arrive et quand il part.

Céleste hésita.

— Comment t’embrasse-t-il ? Voyons… confesse-toi, ma fille… J’ai besoin de savoir, tu comprends. Ce sont ces détails-là qui font la gravité des situations. Veux-tu que je t’interroge ?… Ça te sera plus commode… Sur les yeux ?… non ? jamais ?

La pauvre petite n’avait jamais eu de rapports profonds avec sa mère. L’éducation que lui avait donnée Mlle Lireux l’avait pour tout jamais éloignée de ses parents — qu’elle respectait parce qu’elle se refusait à les juger, par devoir professionnel de brave et d’honnête enfant.

Jamais elle n’avait subi pareil interrogatoire. Elle le trouvait offensant et… un peu ridicule. Elle voyait tout à coup sa mère sous un jour nouveau. Elle ne s’expliquait pas son impression, qui était pénible. Sa dignité de petite femme, sa pudeur simple, la tendresse jusque-là fraternelle qu’elle éprouvait pour Jean souffraient mal cette inquisition soupçonneuse et maladroite. Elle était blessée. Céleste ne put s’en apercevoir car Amine ne trahit son humiliation par aucun geste, par aucune parole. Alors, Céleste, un peu solennelle, professa :

— Rappelez-vous, ma fille, qu’un baiser qu’on accepte a une certaine gravité, je dirai… irréparable lorsqu’il est… par exemple, donné… (elle hésita) sur les lèvres. Je me rappelle toujours que mon professeur d’anglais me fit traduire une chanson de Shakespeare qui dit :

« Take, oh, take those lips away,
That so sweetly were forsworn ;
And those eyes, the break of day,
Lights that do mislead the morn ;
But my kisses bring again,
Bring again,
Seals of love, but seal’d in vain,
Seal’d in vain.

« Et mon professeur ajoutait, nous faisant admirer la beauté de l’image, en même temps qu’il nous donnait une leçon de morale : « Un baiser, mesdemoiselles, peut donc être, d’après Shakespeare, comme un sceau qui en quelque sorte scelle un engagement. Les lèvres sont ici comparées à ces nobles cachets, à ces sceaux historiques qui écrasaient la cire molle et y laissaient des empreintes si durables qu’on les retrouve encore aujourd’hui dans nos musées, attachées par un ruban aux bulles des papes et aux chartes royales. » Cette explication, que notre professeur répétait avec complaisance, nous faisait beaucoup rire, acheva Céleste, mais nous avions tort de plaisanter. Rien n’est plus grave qu’un baiser… sur les lèvres ! Il éveille quelquefois les rêves les plus défendus et peut toujours malheureusement être considéré comme le gage d’une promesse définitive !… J’espère que vous n’en êtes pas là… j’en suis sûre. Je veux en être sûre. Réponds-moi.

Céleste s’épongea le front.

— Il n’y a rien entre Jean et moi, dit Amine, d’un air doux, ferme et triste — rien autre qu’une affection que je crois durable — et qui peut faire le bonheur de notre vie à tous deux. Jean est un honnête garçon.

— Dieu soit loué !… s’écria Céleste. Quant à l’honnêteté des jeunes hommes, poursuivit-elle, ça passe quelquefois très vite et il faut toujours s’en méfier… ils ne cherchent que plaies et bosses. Je vois avec plaisir que ton mariage avec Courcieux est tout à fait faisable, et à bref délai… Tu n’as rien contre le marquis, n’est-ce pas ?

Elle avait une façon démocratique de prononcer ce mot : le marquis, qui eût enchanté M. de Mirabeau, et pour cause.

— Citoyen, ton bain est prêt, dit à Mirabeau son valet de chambre, au lendemain même de l’abolition des titres. Le tribun prit le valet par le cou et, lui plongeant la tête dans la baignoire : « Imbécile, j’espère bien que, pour toi, je serai toujours Monsieur le comte ! »

— M. de Courcieux ? dit Benjamine, je ne le connais pas !

— Nous te le ferons bientôt connaître. Tu pourras le juger.

— Je le verrai volontiers, dit Amine. J’ai beaucoup aimé la marquise sa mère…

— Bon, cela ! dit Céleste…

Elle réfléchit un moment ; s’arrêta, souffla, fit signe à sa fille de s’asseoir près d’elle sur un banc, ferma sa mignonne ombrelle, et prononça :

— Ton père, ma fille, est un grand financier, un grand politique ; il faut lui obéir. Sans compter qu’il est homme à t’y contraindre, et moi avec toi, si j’entrais dans tes révoltes. Quand on est fille ou femme d’un homme d’État, on se doit à l’État. Je t’assure. Lis ton histoire. Les rois sont bien forcés de ne pas épouser des bergères. Il y a des alliances nécessaires. Que de princesses se sont broyé le cœur, pour servir les intérêts de leur peuple !

Mme Guirand, disant cela, était convaincue et ministrable. On eût dit qu’en prenant pour gendre le marquis de Courcieux, elle faisait elle-même une concession à la douloureuse nécessité.

Enfin, elle ajouta :

— Épouser le marquis de Courcieux ! le beau sacrifice d’ailleurs ! Il a le titre et la fortune. Qui sait ? par cette alliance, ton père peut arriver à tout, entends-tu, même à l’Académie !

— Oh ! maman !

— Là-dessus, je te laisse à tes réflexions… et sache…

Céleste en regardant sa fille ferma les yeux à demi d’un air d’intelligence amoureuse.

— Quoi, maman ?

— Que tu auras une surprise ce soir… Je vais tout à l’heure avec ton père, à Cannes… Tu auras une surprise… Au revoir.

Elle se leva, se courba vers sa fille autant que put le lui permettre la résistance énergique de son vaste corset ; et, ayant baisé Amine sur les yeux, elle s’éloigna satisfaite… Au fond, elle n’était pas mécontente, la grosse Guirand. Elle aimait sa Benjamine ! Si sa fille lui eût déclaré avec des cris et des larmes une passion désordonnée, romanesque, pour Montchanin, — elle se serait faite, pour quatre ou cinq jours, son alliée contre Guirand, contre ses propres ambitions. Elle se serait attendrie au souvenir de sa propre jeunesse tyrannisée ; mais il n’y avait rien de tout cela. Pas même un pauvre petit baiser sur les lèvres : « C’est une dinde, ma Benjamine ! Elle épousera Courcieux. Ça n’est pas malheureux. »

Le père et la mère se rencontraient dans la même conclusion joviale. Amine était condamnée.

Durant le déjeuner, auquel assista Mlle Lireux, il ne fut pas question de M. Courcieux. Vers la fin de l’après-midi, la jeune fille, demeurée seule, commença un premier examen de conscience, — bien nécessaire, se disait-elle, « car en vérité, je ne sais plus où j’en suis ! »

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