Benjamine : $b roman
XI
UN MOMENT ARRIVE OU LES THÉORIES
EXPÉRIMENTALES SONT A LA PORTÉE
DES JEUNES FILLES
De la surprise dont Céleste avait parlé à Benjamine, il n’avait plus été question.
Qu’était-ce donc que cette surprise ? Les Guirand comptaient rencontrer Courcieux à Cannes. Et il y vint en effet. Ils le virent.
Ils avaient projeté de le présenter, le soir même, à leur fille, mais, le lieutenant de vaisseau, chargé d’une mission urgente par le préfet maritime de Toulon, dut les quitter pour se rendre auprès de l’amiral commandant l’escadre de la Méditerranée, mouillée au Golfe Juan.
— Cela vaut peut-être mieux ainsi, lui avait dit Guirand. Il ne faut pas effaroucher les petites filles. Et voici ce que je propose. Trouvez-vous demain, comme par hasard, chez Clément Massier, le céramiste, vers quatre heures. Nous y serons, admirant ses collections. Je vous rencontre, je vous présente, je vous emmène dîner. Cela aura une jolie couleur romanesque qui enchantera ma petite pensionnaire, acheva-t-il en riant. A demain.
Et les Guirand étaient rentrés chez eux.
Le soir, après dîner, Guirand dit à Mlle Lireux :
— Nous avons à causer un instant avec notre fille, mademoiselle. Elle ira tout à l’heure vous rejoindre. Je suis sûr de vous et vous voudrez bien servir nos projets qui étaient ceux de la marquise de Courcieux… Vous les connaissez.
Mlle Lireux se retira et, pendant que Céleste brodait sous la lampe, Guirand attaqua le sujet brûlant, en ces termes :
— J’ai vu Montchanin, aujourd’hui, à Cannes. Je lui ai dit mes intentions. Il les respecte et les respectera.
Il s’attendait à un cri de révolte. Benjamine, qui travaillait aussi à quelque ouvrage de broderie, ne broncha pas. Elle se disait, timide et réfléchie :
— C’est aujourd’hui leur premier jour d’attaque. Ils ont des forces toutes fraîches. J’ai tout le temps de protester… attendons. Je suis sûre de moi, cela suffit.
Guirand fut étonné. Debout devant elle, il la regarda attentivement.
— Tu m’entends ! fit-il.
— Oui, papa.
— Montchanin ne veut pas t’épouser.
— Il me l’a dit, fit doucement Amine.
— Ah ! vous avez causé de ça ? dit Céleste.
— Oui, maman.
— Alors c’est entendu, tu épouseras Courcieux ?
— Je ne crois pas ! — dit Amine, avec calme, en coupant un fil de soie avec des ciseaux fins, fins… comme un bec de roitelet.
Guirand demeura pétrifié. Céleste posa sa broderie et regarda les deux protagonistes d’un drame qui commençait.
— Tu ne le crois pas ? mais, moi, j’en suis sûr.
— Vous ne voudrez pas me rendre malheureuse. Je ne connais pas M. de Courcieux, tandis que Jean m’aime. Et je l’aime. Me marier dans ces conditions à M. de Courcieux, ce serait de ma part une faute grave, un péché mortel ; et si je ne me trompe, mon père, dans la liste des péchés que nous apprend notre livre de prières, c’est cela qui s’appelle un adultère !
Céleste, debout d’indignation, comme si elle n’eut jamais conçu seulement l’idée que sa fille pût prononcer un pareil mot, s’écria avec douleur :
— Oh ! ma fille !
Guirand désarçonné et sentant, avec son intelligence aiguë, que, sur le terrain des délicatesses, il serait battu par la jeune fille, rusa, avec brutalité :
— Quel enfantillage ! dit-il. Pendant que tu t’amuses à ton roman de pensionnaire, sais-tu ce que fait Montchanin, ce soir ? Eh bien ! il soupe — à bord du yacht, le Cygne, que tu connais bien, — avec la petite baronne, dont le mari est à Monte-Carlo. Ne doute pas qu’après le souper…
— Paul ! murmura Céleste pudiquement.
Guirand imperturbable continua :
— Ils regarderont les étoiles ensemble… Je n’aime pas les hypocrisies. Amine va se marier. Elle doit tout savoir… Il a longtemps résisté, le petit Montchanin, aux agaceries de notre coquette amie, et, s’il t’aimait, comme tu le crois, il n’aurait pas choisi le soir même d’un jour où vous avez causé ensemble de mariage et d’amour, pour accepter les galanteries d’une assidue de Casino… Voilà ce que j’ai à te dire… Je les ai laissés ensemble.
Benjamine pleurait en silence.
Guirand reprit :
— Tu pleures ; lui, il rit, il fait le beau, il baise le bout des doigts de la baronne ; ils sont seuls et bien servis. Le cuisinier du yacht est un maître coq. Jean, s’il t’aimait, m’aurait prié, supplié, — fléchi, peut-être, — ajouta habilement l’homme politique. Rien de tout cela. Il était pressé de me voir filer, pour rester seul avec sa baronne. Comme c’est délicat ! En quittant une jeune fille, tomber dans les bras d’une… je ne dirai pas le nom qu’elle mérite… c’est notre amie.
Benjamine sentait le baiser de Jean sur ses lèvres ; elle eût voulu l’effacer ; il la brûlait… Il ne lui vint pas à l’esprit de dire : « Mon père ment », ou : « Il mêle un mensonge à la vérité », ou : « C’est pour m’oublier, pour lutter contre lui-même que Jean va vers une autre femme. » Cette dernière pensée ne l’eût pas consolée d’ailleurs, au contraire. Elle ne lui aurait pas semblé une excuse… Elle voyait Jean baiser les lèvres de l’effrontée baronne. Elle les voyait comme s’ils eussent été là, sous ses yeux. La jalousie, l’amour, sont visionnaires. Elle se sentait jalouse. L’amour, elle l’apprenait, elle le comprenait maintenant de mieux en mieux, par la douleur cette fois.
— Voyons ! voyons, ma fille ! dit Céleste qui se rassit près d’Amine.
— Je te dis ce que je dois, reprit Guirand. Cela me déchire ; mais je dois parler. Je sais la vie, que diable ! et tu ne la sais pas ! et je ne veux que ton bonheur… un père ! Eh bien, tu t’étonnes de la conduite de Montchanin ?… mais c’est ça, c’est bien ça ! c’est ça la vie, vois-tu. Les jeunes hommes comprennent tous l’amour comme ça. Ils ne sont pas méchants, ils sont légers. Les jeunes hommes oublient. Les jeunes filles seraient bien bêtes de ne pas oublier. L’amour n’a aucun rapport avec le mariage, d’ailleurs.
— Par exemple ! protesta Céleste.
Mais Guirand avait résolu, pour en arriver sûrement à ses fins, d’attaquer de front les idées de Benjamine, celles qu’on « fait donner à prix d’or aux enfants », qu’on ne pratique pas soi-même, et qui vous gênent si souvent en eux. Il poursuivit, répondant à Céleste :
— Pourquoi ne pas la mettre en présence de la réalité vraie ? Il n’est que temps. Je sais bien que je paraîtrais odieux à tout le monde si l’on m’entendait parler ainsi à ma fille, mais, outre que personne n’est là pour m’entendre, il faut se dire que Benjamine n’est plus une enfant. Elle sera femme avant un mois, si elle veut être sage, et il ne faut pas qu’elle entre désarmée dans la vie. L’ingénuité, l’ignorance ont fait leur temps. Il faut savoir le mal, tout le mal, pour l’éviter… ou pour s’en accommoder ! Les imbéciles diraient que je te corromps… Il n’est que temps, à mon avis, de tuer en toi, ma fille, les idées vagues, romanesques, sentimentales. J’y porte le fer et le feu. Rien n’est plus sain. Ça te fait crier, mais je te sauve. Prends une vue nette, positive, des choses. Tous les pères aujourd’hui pensent comme moi. Certes, il y a encore de nobles créatures, comme Mlle Lireux, qui enseignent un tas de bonnes et belles choses, mais chimériques, à nos filles. Pourquoi ? affaire de routine ; mais tout ça va changer. Le vrai, avant tout ; la dure vérité ; les méthodes scientifiques ; constater ce qui est, voilà la seule sagesse et je ne m’appelle pas pour rien le député expérimental. Le sentiment trompe toujours. L’observation ne trompe pas. Eh bien ! ma fille, depuis que le monde est monde, les jeunes gens troublent les jeunes filles et ils préfèrent les femmes. Quant aux maris, ils deviennent quelquefois amoureux de leurs femmes après le mariage, mais ils cessent de l’être bientôt s’ils l’étaient avant. Et les femmes de même. Épouse-t-on un homme qu’on aime ? on ne tarde pas à s’en dégoûter. Épouse-t-on un inconnu ? On ne tarde guère à l’aimer. Il faut savoir cela. Ce n’est pas matière à enseignement pour un professeur, parbleu ! Il ferait beau voir que Mlle Berthe, la pauvre fille, t’enseignât ces choses, en supposant qu’elle les sût ! mais elle les ignore. Ce n’est donc pas matière à leçon de professeur ; mais, moi, je suis ton père et je te dois toute la vérité… Je dirai, si tu veux, ton roman à Courcieux. C’est un homme d’esprit et d’expérience : il sourira. Écoute… Tu feras sa connaissance un de ces jours… Suspends, jusque-là au moins, ton jugement et tes résolutions. Dans son monde à lui, t’imagines-tu, d’ailleurs, qu’on aime bourgeoisement ? Dans ce monde-là, à la science des réalités, on joint, comme corollaire, un mépris des entraînements, un art du maintien qui s’appelle correction, dignité, et qui sauve tout. Jaloux, un ouvrier bat sa femme ; un bourgeois la tue ; un gentilhomme se détourne d’elle… sans en avoir l’air, en pirouettant sur ses talons ci-devant rouges. Et il se garde d’espionner par le trou des serrures, comme un goujat.
— Paul ! dit Céleste effarée.
— D’où je conclus, reprit Guirand doctoral, qu’un mariage avec un gentilhomme, pour être privé de l’issue du divorce — contraire aux lois de l’Église — n’est pourtant pas une prison sans fenêtre… La largeur d’intelligence et la courtoisie d’un grand seigneur permettent à sa femme de reconquérir, en certains cas… et dans une certaine mesure… une liberté…
— Paul ! c’est de la folie ! s’exclama Céleste toute rouge.
— Je reviendrai, dit Guirand, sur ces sujets-là, plus à fond, en temps et lieu. Là-dessus, va te coucher, et dis-toi bien qu’à cette heure, ton ami Jean ne s’embête pas.
A ce mot, Benjamine jeta un grand cri, repoussa sa mère qui s’efforçait de la retenir, et courut s’enfermer dans sa chambre où elle pleura toute la nuit. Il lui semblait que son amour d’enfant pour Jean devenait une passion de femme. La science horrible du député expérimental troublait déjà la sainte paix, aux sources limpides de sa conscience.
— Le premier coup est porté, dit Guirand. La prochaine fois, j’espère pouvoir lui annoncer que son Montchanin part pour Constantinople ou pour Pétersbourg et qu’il y restera deux ans.