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Benjamine : $b roman

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IV
UNE LETTRE DE MARC-AURÈLE

M. le marquis de Courcieux approchait de la quarantaine. Il s’était arraché avec soin son premier cheveu blanc. La patte d’oie se dessinait sur ses tempes. Il avait aimé toutes les sortes de femmes, mais aucune de celles qu’il avait eues ne lui avait résisté un seul instant. Toutes l’avaient appelé et choisi. Aujourd’hui, soit qu’il se répandît moins dans le monde, soit qu’il y parût moins séduisant, les appels aimables se faisaient plus rares autour de lui. Quand il lisait son journal, il l’éloignait de ses yeux un peu plus qu’il ne convenait. Un léger presbytisme commençait à l’affliger. Le tableau de la vie, le spectacle des choses lui apparaissait déjà, sans qu’il s’en doutât, à travers un premier rideau de gaze légère semblable à cette vapeur imperceptible que les machinistes, au théâtre, font descendre sur les scènes où l’on veut représenter un songe quelque peu vague ! Infirmité sans importance qui cependant signifie déjà le commencement de la déchéance, avertissement physiologique qui dit : « Ta jeunesse est finie. La puissance en toi est diminuée d’une ligne. Elle baisse. C’est le plein jour encore. Ce n’est plus midi. Le soleil est de l’autre côté du zénith. »

A ce moment redoutable, presque inaperçu des hommes d’étude inclinés sur l’œuvre ou des hommes d’action acharnés à la lutte, — l’homme d’oisiveté et d’amour tressaille. La terreur le prend. La volonté de vivre s’exagère en lui. Il veut se hâter. C’est l’âge où les forts donnent la plus belle fleur, le plus beau fruit, mais au prix de leur vie finissante, qu’ils jettent tout entière, d’un coup, hors d’eux-mêmes. C’est l’âge, un peu différent selon les individus, où l’aloès brusquement se dépasse lui-même, de plante se fait arbre, élance et épanouit sa hampe couverte de mille fleurs, à l’ombre desquelles il meurt, en semant autour de lui un peuple de graines amères.

Le marquis éprouvait pour une femme la passion la plus âpre, la plus violente qu’il eût connue, la première peut-être qui l’eût secoué tout entier d’un désir sans mesure. Et cette femme, c’était la sienne, la seule qui ne l’eût pas appelé et la seule qui eût répondu : « Non, jamais ! » à son appel.

A ce moment de sa vie, tout ce que sa mère avait mis en lui de douce tendresse, de faculté de plaindre et de chérir, parut s’éteindre. Les énergies farouches de son père le possédèrent seules. Il devint redoutable à la pauvre Amine. Il parla de ses droits ; il la somma de lui obéir. Il cessa d’être pour elle le marquis de Courcieux ; il fut un homme, l’homme déchaîné, l’homme qui souffre et meurt et qui, révolté, veut vivre encore.

Au début toutefois de sa passion, il essaya de la ruse. Il reconnut la nécessité de la prudence. Il se rappela qu’Amine était femme à finir son aventure d’une façon tragique… Il ne la heurta pas de front.

Tout d’abord il ne lui parla point de sa volonté d’éloigner l’enfant. Il reprit la vie habituelle. Seulement, il ne sortait plus, il la suivait dans tous ses mouvements d’un regard ardent et jaloux… Elle se réfugia toujours davantage auprès de son enfant. Il en souffrait de plus en plus, et alors il lui demanda de rester plus souvent près de lui. Il la pria de lui lire à voix haute le roman nouveau, la chronique à la mode.

Doucement, il lui disait : « J’ai bien mérité de vous quelques égards, quelques sacrifices, Amine. »

Elle en convenait, certes ! Humblement, elle obéissait, tremblante au fond, mais raidie contre elle-même, prête à la défense contre lui.

Quand elle rencontrait ses yeux, elle y voyait luire une ardeur mauvaise, une volonté dure, une convoitise brutale, — dont elle ne supportait pas même l’idée.

Il s’approchait d’elle à table, ou au salon pendant les lectures, et lui chuchotait des paroles troublées, — et parfois le soir, il prolongeait un baiser d’au revoir qu’il ne déposait plus respectueusement sur sa main, — mais qu’il prolongeait mollement sur sa nuque. Et il sentait alors sous sa lèvre la pauvre femme se dérober un peu, abaisser son cou, s’en aller, fluide, insaisissable comme une onde ; mais le lendemain, il était là encore, et parfois il l’enveloppait de ses bras, la retenant contre lui ; et ses mains, au hasard, la touchant sans délicatesse, la froissaient… elle avait peur. Il avait été son dieu. Elle le voyait déchoir, devenir l’homme qui ne demande pas à la femme la tendresse mais la caresse, qui se soucie peu de la respecter, qui veut d’elle ce qu’ils veulent tous, les plus fiers comme les plus grossiers.

Elle reconnaissait qu’il avait un droit écrit, un droit social, mais elle s’affirmait qu’il n’avait aucun droit moral. Tout au contraire, elle se disait qu’il avait, par un premier pardon, contracté envers elle des devoirs nouveaux, difficiles, soit, trop sublimes peut-être, mais qu’il avait consentis, auxquels il s’était engagé. Il trahissait un pacte généreux ! Elle lui en voulait. Qu’il souffrît, elle le sentait, certes, — mais ne souffrait-elle pas ? Ne devaient-ils pas porter à deux le martyre de leurs désirs, de leurs aspirations, contrariées par une fatalité où il y avait de leur faute à tous deux et qu’ils ne pouvaient plus, en conséquence, se reprocher l’un à l’autre ?

Trois ans auparavant elle l’avait trouvé vieux… et voilà qu’elle le trouvait vieilli !

Quand elle pensait à l’émouvante conversation qu’elle avait eue avec Trézelle, elle frémissait toute. Elle vivait avec ce souvenir. L’amour ? hélas ! c’était Trézelle maintenant pour elle. Songer à lui sans chercher à le voir jamais, n’était-ce pas de la vertu ?

Elle souffrait dans sa fille ; elle lui disait : « A ton tour tu souffriras. Quelle horreur, la vie ! Pardonne-moi de t’avoir mise au monde. »

Ils revinrent à Paris. Il la conduisait de nouveau au bal et dans les théâtres. Elle continuait à sourire au monde, mais on disait : « Elle pâlit, la petite marquise. Elle a un chagrin. Son mari, maintenant, — l’aime à la folie. Ça la gêne, évidemment. Elle était plus libre, avant. »

A Paris, ils restèrent à peine trois semaines. Courcieux déclara qu’ils devaient une visite au duc, réinstallé dans son château de Touraine. On chasserait.

Ils y allèrent en effet. Les deux filles du duc s’y trouvaient, avec leurs enfants qui reçurent à bras ouverts la fille d’Amine, la petite Louise.

Là, Courcieux chassa tous les jours, se montra moins occupé de sa femme. Ce n’était qu’une tactique. Au bout d’un mois, il déclara qu’on retournait à Paris, qu’il fallait laisser quelque temps la petite aux soins de ses parents. Benjamine avait besoin de distractions. Elle était trop bonne mère. Elle s’épuisait en veilles.

Benjamine comprit, voulut répondre : « Non ! jamais ! » mais le duc, pour éviter quelque scène violente, s’interposa. Que pouvait-on contre la volonté du mari ? Il fallait laisser passer l’orage. Il avait bien essayé de prouver encore à Courcieux qu’il avait tort. Il avait échoué. Il trouvait préférable de ne pas irriter sa résistance. Il fallait laisser faire au temps. La petite Louise serait si bien avec les autres enfants…

Benjamine courba la tête. Le vent de sa destinée soufflait. Elle obéit, révoltée au dedans, résignée en apparence, passive devant toutes ces forces réunies, toutes ces résultantes d’événements accumulés, cette conspiration des hasards et des hommes contre elle, si petite, si jeune, si seule, — toujours !

Elle écrivit à Trézelle : « Ah ! si vous étiez là ! Tout est contre moi. Je suis bien lasse. Il me semble que je vais mourir. »

Trézelle répondit simplement :

« Ma chère amie,

« Il n’y a plus ici-bas qu’un seul objet qui mérite d’occuper nos pensées. C’est de vivre avec douceur parmi des hommes menteurs et injustes, sans jamais nous écarter nous-mêmes de la vérité et de la justice…

« Marc-Aurèle. »

De Paris, brusquement, Courcieux la ramena aux Agaves. Il y avait près de quatre ans qu’ils étaient mariés aux yeux du monde. Guirand, fatigué de travail et d’ambitions, était un peu souffrant. Il ne lui déplaisait pas de faire dire qu’il se surmenait, qu’il était neurasthénique. Il quitta Paris avec Céleste pour prendre trois ou quatre jours de repos dans sa villa de Cannes. « Il est doux de se rapprocher parfois de ses enfants, dût la chose publique en souffrir un peu ! »

Le duc, fidèlement, chaque jour, sans y manquer, envoyait à Benjamine des nouvelles de sa fille.

Elle baisait passionnément ces lettres.

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