Benjamine : $b roman
III
LE RETOUR DE JEAN MONTCHANIN,
DIPLOMATE PROFOND
Il fut envoyé à Paris, par son chef, pour rendre compte d’un grave conflit au ministre des Affaires Étrangères.
Déjà ce n’était plus le Montchanin d’autrefois. Il était autre, et les raisons premières de ce changement, c’était précisément son aventure avec Benjamine, le mariage de sa petite amie d’enfance, la façon dont Guirand avait conduit cette affaire, et aussi la manière dont lui-même, Montchanin, s’était fait payer son renoncement et son départ.
Un matin, peu de jours après sa promenade à bord du Cygne, Jean Montchanin s’était éveillé tout transformé. Il ne voyait plus les choses sous le même angle, il avait évolué.
— Imbécile, s’était-il dit, je croyais, malgré tout ce qu’on raconte, à l’amour, à la fidélité, à la durée des bons sentiments, à la vertu des femmes, à la loyauté des hommes, même des hommes politiques ! Et cependant, en quittant Benjamine, que je croyais aimer, j’ai passé, avec cette petite baronne, une drôle de soirée en mer. Et son mari ! quel drôle de mari ! Rien ne l’étonne et il n’étonne plus personne. Il est cependant bien extraordinaire. Je lui dois beaucoup, à la petite baronne. « Elle savait la vie et me l’a fait connaître ! » C’est charmant. J’entends encore sa voix jolie me dire : « Mon cher, ne manquez jamais une occasion. Laissez cela aux imbéciles. La vie est courte et les roses sentent bon. » Et m’en a-t-elle appris, sur les uns et sur les autres, de ces bonnes histoires que d’abord je ne croyais pas vraies ! Mais le moyen de douter, quand une femme vous dit, au risque de votre mépris : « J’y étais, j’en étais ; je fus l’héroïne, ou : je fus la complice. » Donc, vivons en joie le plus possible. Les petits enfants d’aujourd’hui savent que, dans la vie, il faut pousser le voisin, le faire tomber et lui passer sur le corps, si l’on veut arriver. A quoi ? à jouir. Tout le monde pousse, bouscule, écrase… et ment. Écrasons, bousculons, poussons et mentons. Montchanin, ta fortune est faite !… Ainsi, j’étais hier naïf ou niais au point de croire que, honnête et pauvre, on est aimé comme ça, là, tout de suite, par une héritière, et que, si elle vous accepte, ses parents se hâteront de servir sa bonne volonté ! On n’est pas plus bête. Il a dû joliment rire de moi, Guirand, ou plutôt non, il s’est dit : « Jean est un malin. Sachant bien qu’il n’épouserait pas, il m’a menacé de son soi-disant amour pour Benjamine, afin de se faire payer son renoncement. Bien joué, mon garçon ; je paierai ! » Et il a payé ; il a de l’esprit. Quant à elle, un sourire, une larme, une émotion d’adieu, un baiser… — et, après, « bonsoir ! je serai marquise ! » Tout cela n’est pas très beau, je le reconnais, mais c’est ça la vie… A ma place un amoureux de roman aurait dit au père : « A partir de ce jour, je ne veux rien de vous »… Je t’en fiche ! J’étais bien trop heureux d’obtenir, comme compensation, un poste avantageux, en passant par-dessus les camarades ! » Et maintenant, jugeons de tous les autres… par nous-mêmes. Conclusion : je vois comment on arrive ; c’est par les femmes ; aussi bien par celles qu’on vous refuse que par celles qu’on se donne… Montchanin, ta fortune est faite ; merci, baronne ! »
Jean Montchanin n’était pas Hercule et il n’avait pas derrière lui une « tâche éternelle ». Tant d’hommes faits, après avoir longtemps suivi le chemin choisi par Hercule, se ravisent un beau jour et reviennent sur leurs pas, en prenant par des raccourcis, pour rejoindre la route des voluptés et des vices, — qu’on ne saurait s’étonner de voir un jeune homme mal choisir dès le départ. Le dépit est un méchant conseiller. Jean l’avait écouté et lui avait obéi. Il disait maintenant : « La vie, je la connais ! »
Tel était le Jean Montchanin qui entra, un après-midi d’automne, à quatre heures, dans le salon de la marquise de Courcieux, un jour où elle ne recevait pas. Il entrait plein de curiosité, de trouble aussi. Apportait-il des résolutions d’honnête homme ? Honnête, il ne fût pas venu. L’aimait-il ? S’il l’eût aimée pour elle, il ne fût pas venu. Et il accourait, poussé par la force irrésistible qu’on a tort de nommer amour.
Elle se leva toute droite, pâle, toute pâle. Il s’apprêtait à dire : « Madame… »
— Jean ! dit-elle, une main sur son cœur qui battait à rompre.
— Benjamine !
Jetant là son chapeau sur le canapé, il l’entoura de ses bras, parce qu’elle défaillait. Elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Jean. Elle ferma les yeux. Elle se crut transportée dans le parc des Myrtes, cinq mois auparavant.
— Jean ! dit-elle encore.
Il la regardait, éperdu.
— Jean ! Jean ! Jean ! disait Benjamine.
Elle sentait fondre en elle son cœur. La peine, l’angoisse, l’ennui, dans lesquels elle vivait depuis cinq mois, s’évanouissaient dans sa mémoire. Il lui sembla qu’elle entrait dans une atmosphère, inconnue à la fois et retrouvée, de paix, de délice, d’oubli, de molle douceur et de joie profonde. Son être baignait dans une extase. Et cette émotion infinie donnait à sa voix quelque chose de lointain et de subtil qui pénétrait le cœur du jeune homme. A ce moment, il n’était plus ni bon ni mauvais. Il avait vingt-cinq ans. Un rayon de soleil traversait de grandes orchidées qui se pâmaient, penchées par-dessus le large disque évasé d’une coupe de cristal. Il vit ces fleurs, en regardant machinalement autour d’eux s’ils étaient bien seuls, si la porte était bien close. Aussitôt ses yeux revinrent à ce visage pâle, pâmé comme les fleurs qu’il venait d’entrevoir ; ses regards buvaient les lèvres frémissantes de Benjamine qui répétait, sur un ton qui s’en allait toujours plus mourant : « Jean ! Jean ! Jean ! » Pour tous les deux, tout ce qui n’était pas eux fut aboli. Ce fut la suite naturelle du premier baiser qu’elle lui avait donné… Au moment précis où elle sentit les lèvres de Jean effleurer les siennes, puis s’y poser, tout ce qui s’était passé depuis leur premier, leur unique baiser, ne compta plus pour rien. Fiançailles, mariage, désespoir, désir de mourir, — tout cela n’avait pas été.
Le baiser d’adieu et le baiser de retour se rejoignirent pour n’en faire qu’un. Le temps intermédiaire disparut, anéanti, emportant avec lui les réalités. Ils se sentirent noyés dans un bonheur qui était un songe.
— Adieu ! partez ! dit-elle…
Brusquement, elle le laissa seul, étonné, abasourdi, se demandant ce qu’il devait penser de « l’aventure », car il appelait cela une aventure… Lentement, il prit son chapeau, le brossa de la manche, et sortit en songeant :
— Elle avait raison, la baronne !
Quand le marquis rentra, Benjamine lui fit dire qu’elle ne pourrait pas descendre à la salle à manger. Il demanda à la voir. Elle lui fit dire : « Excusez-moi ; demain. »
Enfermée dans sa chambre, elle ne se coucha point. Elle réfléchissait, l’œil fixe, un peu égaré, l’esprit tendu, essayant de trouver une solution honnête au problème coupable de sa destinée.