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Benjamine : $b roman

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IX
CE QUE S’ÉTAIENT DIT LES DEUX AUGURES

Ce que Guirand était venu dire à la baronne Lina de Triancey, le petit Montchanin était à mille lieues de le supposer.

Guirand était en affaires avec Lina. Plusieurs fois la baronne, une assidue de Monte-Carlo, lui avait, après de grandes pertes au trente et quarante, emprunté des sommes considérables — qu’elle lui rapportait assez exactement, pour les lui redemander peu de temps après avec la même exactitude. En échange de pareils services et de plusieurs autres, elle lui en avait rendu à son tour quelques-uns, non des moindres : dans un département du centre de la France, où les Triancey étaient puissants et où Guirand possédait quelque terre, Lina avait été pour lui un précieux courtier d’élections.

Guirand était donc venu à bord du Cygne afin d’avoir avec la baronne une conversation d’affaires. Il ne s’en tira pas sans précautions oratoires. Quand ils furent assis sur le pont du petit yacht, sous la tente, Guirand regarda un moment la baronne d’un air énigmatique…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle… vous m’impatientez… Vous savez bien que je n’aime pas languir.

— Je sais. On vous appelle madame Tout-de-suite.

Avec des mines coquettes, elle s’installa pour écouter :

— Je suis tout oreilles…

— Ça vous va très bien, fit Guirand en l’examinant d’un air connaisseur ! Mais d’abord, n’avez-vous rien à me demander aujourd’hui ? Vous savez que, moi, je n’ai rien à refuser au plus délicieux de mes agents électoraux.

Elle se renversa dans son fauteuil à bascule :

— C’est pourtant vrai, dit-elle ; sans moi, sans mes fermiers de Triancey, du diable si vous étiez renommé… Et alors, plus de ministère !… Enfoncé, le ministère !… Voilà de quoi on dépend dans votre métier !

Guirand fit la grimace :

— Vous n’avez pas répondu à ma question, dit-il. Avez-vous besoin de moi en ce moment ?

Elle le regarda avec un joli mépris de courtisane qui s’y connaît en hommes :

— Est-ce qu’on répond à des questions pareilles ? Si vous m’offrez des services, c’est que vous avez besoin des miens… Dites-moi d’abord ce que vous voulez.

Guirand réfléchit un instant.

Ce vaillant homme était embarrassé, ou faisait semblant de l’être. Enfin, il parut prendre un parti et dit résolument :

— Combien avez-vous perdu à Monte-Carlo, hier ?

Elle sourit :

— Dix mille francs que j’ai empruntés devant le tapis au petit Courejeol, vous savez ?…

La riposte avait l’allure d’une attaque. Elle ajouta vivement :

— Vous en conviendrez, mon cher Guirand, tout ce que vous m’avez prêté, je vous l’ai toujours fidèlement rendu !

Guirand se rappela qu’il était gentilhomme ou bien près de le devenir. Il s’inclina, élégant :

— Vous avez eu tort, chère baronne, je l’aurais toujours oublié.

Lina battit des pieds comme une linotte bat des ailes. Les façons de Guirand l’exaspéraient. Elle s’écria :

— Oh ! mais, enfin ! voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venu aujourd’hui ?

— Là ! là ! fit-il, j’y arrive… mais d’abord… êtes-vous bien sûre d’être aussi spirituelle que vous le paraissez ?

Elle répliqua, presque fâchée :

— C’est donc bien bête, ce que vous avez à me dire ?

Guirand sentait très bien qu’il pouvait tout dire à la baronne sans l’étonner, mais il s’amusait de l’impatience de son amie ; et puis, quand il demandait un service, son habitude était de faire attendre et par conséquent redouter la demande qu’il allait faire. Plus il la laissait craindre excessive, plus, lorsqu’il la formulait, on la trouvait toute simple et facile à accorder.

Il prit un air bonhomme :

— Mon Dieu !… je croyais tout à l’heure que je vous le dirais tout de go… je n’ose pas.

Elle ouvrit des yeux de malice qui jouaient à ravir l’étonnement, et du ton d’un amiral prêt à se mesurer avec un péril tel qu’il n’en avait jamais prévu :

— Corbleu ! fit-elle.

Au fond, ils se moquaient l’un de l’autre.

— Vous m’intimidez, baronne !

— Guirand timide ! non ! ça, c’est plutôt imprévu !… Vous savez bien que je suis bon garçon… Et puis, les impertinences, ça m’amuse… Avec le mari que j’ai, il m’a bien fallu tout comprendre !… allez donc, allez !… je pourrai toujours refuser… pas ?

Guirand s’inclina :

— Vous me prouvez que vous êtes très spirituelle, — mais j’ai besoin aussi que vous soyez très bonne.

Il la regarda d’un œil équivoque. Elle crut à une déclaration galante…

— Ça, dit-elle, c’est effrayant !…

Puis l’ayant regardé dans les yeux :

— Ah ! mon Dieu ! s’écriait-elle, comme prise d’un effroi de nymphe devant le satyre qui ne lui plaira que lorsqu’elle sera forcée de le subir.

— Non, dit Guirand, d’un air contrit… non… ça ne vous ferait aucun plaisir.

— Vous êtes impatientant ! Les charades, ça m’ennuie. Je m’en vais, — ou allez-vous-en !

Elle fit mine de se lever.

— Vous m’écouterez jusqu’au bout, car vous êtes une curieuse. Ça, j’en suis sûr.

— C’est vrai, dit-elle. Je bous, moi, maintenant !… Mon petit Guirand, parlez donc. Je vous promets de ne pas me fâcher, là !

Ils continuaient à se donner la comédie l’un à l’autre :

— Si vous exigez ! fit-il. Mais n’allez pas oublier que vous avez exigé !

— Vous êtes stupide à la fin !… quoi que vous disiez, ça m’amusera.

Guirand se décida :

— Eh bien, vous n’ignorez pas qu’on a vu des mères — attentives et indulgentes — prier une de leurs bonnes amies, jeune et jolie…

Elle l’interrompit :

— J’en connais une qui s’y est prise comme ça… Pour empêcher son fils de faire une grosse bêtise avec sa femme de chambre — elle l’a confié à une femme du monde.

Guirand prononça :

— Vous y êtes.

Lina de Triancey eut, tout de même, un moment de stupeur :

— Ah ! fit-elle…

Puis, revenant un peu à elle :

— Eh bien, non ! c’est trop drôle !… c’est vous la « mère attentive et indulgente ? » Je ne vous connais pas de fils !

Guirand brûla ses vaisseaux :

— J’ai cru voir, ma chère Lina, que vous ne détestez pas trop le petit Montchanin.

L’amoureuse linotte sentit que la tête lui tournait. Elle oublia Guirand et s’écria étourdiment :

— Montchanin ! il a l’air d’un tzigane : je l’adore !… Il n’a jamais voulu le comprendre !…

Elle réfléchit, autant qu’elle le pouvait faire :

— C’est lui ?…

Il y eut un joli silence. Elle souriait :

— Ah ! j’y suis ! dit-elle enfin… et regardant Guirand avec finesse :

— Benjamine, n’est-ce pas ?… Et il vous faut… un dissolvant ?

Elle avait compris tout à fait. Elle se mit à rire :

— Vous voyez bien que je ne me fâche pas. Vous en avez de la chance, vous, d’avoir une amie comme moi !

Guirand crut devoir s’excuser. Entre gens du monde, la forme est tout :

— Vous n’êtes pas fâchée, baronne ? non ! tout de bon ?

Très naturelle, très sincère, et, par là, vraiment charmante et digne de tous les pardons, elle répliqua :

— Moi ? vous avez eu le bon goût de me parler d’un garçon pour qui j’ai un caprice, un véritable caprice !…

Guirand conclut, pratique :

— Vous n’oublierez jamais que vous me le devez, hein ?

Cette fois elle se leva. L’impertinence de sa race authentique apparut et, toisant Guirand avec un mépris véritable :

— Non, vrai ! il est étourdissant !… vous êtes sublime, mon cher !…

Puis, redevenant gamine :

— Il y a longtemps que je désirais en voir un, de près, dans l’intimité !

— Un… quoi ? dit-il bêtement.

Elle s’inclina, ironique :

— Un homme d’État, dit-elle avec gravité.

Guirand eut sa revanche :

— Ma chère, prononça-t-il sèchement, le monde appartient aux expérimentés, c’est-à-dire aux corrompus.

Mais elle avait de l’esprit :

— Vous dites ça pour me faire plaisir, flatteur !… Adieu !… à bientôt.

— Un dernier mot, dit Guirand. Le petit Courejeol est-il encore à Monte-Carlo ?

— Oui.

— Il recevra demain, par mes soins, un chèque de votre part ; et comme, dès lors, votre dette ne sera plus une dette de jeu, elle cessera d’être criarde… elle sera même muette… n’ayez pas d’autre créancier que moi, je vous en prie.

Elle lui tendit la main. Il la baisa d’un air très noble.

— Vous êtes un ange, merci, Guirand.

— Quand partez-vous pour Paris ? demanda-t-il encore, près de la quitter.

— C’est juste… demain, si vous voulez.

— Votre mari ne s’étonnera pas ? Ça lui sera égal que vous le quittiez si brusquement ?

— Ce qu’il s’en fiche, quand il ponte !

— Cependant… insista Guirand.

— Que vous êtes bête ! dit-elle en manière de conclusion.

Ils se séparèrent.

— Allons ; allons ! se disait Guirand, j’aurai fait le bonheur de ma fille… et je serai ministre.

Une minute plus tard, les dieux favorables l’avaient mis en présence de Montchanin.

Et Guirand songeait : « Véritablement, j’ai une étoile ! »

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