Benjamine : $b roman
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UN HOMME AVERTI PAR UNE PETITE BARONNE
EN VAUT DEUX
Quand la consolation à une vive peine éprouvée par un jeune homme de vingt-quatre ans, lui apparaît sous la forme d’une gentille personne, ni grande ni petite, ni maigre ni grasse, souriante avec des yeux pétillants de malice et de gaîté, pas méchante, très provocante, babillarde et amusante, vêtue d’une jupe un peu courte qui laisse voir un pied très spirituel, une cheville fine sous un bas fantaisiste, soyeux et rayé en travers de bleu-de-ciel et de blanc ; quand la veste de flanelle, blanche comme la jupe, d’une coupe parfaite, porte sur les manches et sur le collet des étoiles d’amiral et laisse voir une poitrine palpitante pressée dans un maillot de soie assorti aux bas, échancré savamment, d’où émerge un cou d’une rondeur délicate et d’un mouvement gracieux à rendre jalouses les colombes ; quand l’aimable tête aux lèvres humides, au petit nez insolent, qui surmonte ce cou svelte, vous sourit à belles dents pures, — alors le jeune homme triste serait bien fort s’il ne regardait pas avec bienveillance une consolation si engageante.
La petite baronne souleva avec espièglerie sa casquette blanche, cerclée d’une lourde broderie d’or qui représentait des cygnes enlacés l’un à l’autre par leurs longs cols souples, — allusion significative au nom du yacht qu’elle commandait, et elle dit :
— Soyez le bienvenu à mon bord, monsieur Jean : il y a longtemps que je vous attendais. Tout arrive… tout arrive. Le ciel est beau, la mer est belle, nous allons, si vous y consentez, appareiller immédiatement, pour jouir au large des derniers rayons du soleil.
Elle se tourna vers le capitaine qui s’approchait, la casquette à la main, de blanc vêtu comme son amiral féminin.
— Appareillez, et vivement ! on dînera au large.
Cinq minutes après, le yacht, qui était sous pression, filait vers la pleine mer.
Montchanin regardait tout d’un air stupide, il croyait rêver.
Il s’était assis avec la petite baronne sur le pont, sous la tente, près de la table blanche, où étincelaient les cristaux et l’argenterie, où des roses, semées à foison çà et là, mêlaient leur senteur émouvante au fort parfum de l’air marin.
— Et surtout, dit en riant la baronne à Montchanin toujours muet, ne parlez pas ! Les paroles qu’on prononce dérangent l’admiration… Quel spectacle, hein ! moi, j’y suis habituée… regardez !
Accoudés à l’arrière, — sur la balustrade du couronnement, ils regardaient la côte s’éloigner, s’apaiser dans les détails, s’exalter dans l’ensemble.
Elle avait, la petite baronne, une façon toute sensuelle d’admirer la nature.
— Ne dirait-on pas, fit-elle, qu’elle s’éloigne par coquetterie, la terre de France, pour se faire voir toute et dans toute sa beauté ?
Elle ajouta :
— Ce Midi est un pays d’amour, et qu’on ne peut comprendre si l’on n’aime pas. A quoi bon toute cette enivrante beauté, si on la regarde seul ; est-ce vrai ?
Il se taisait, abasourdi, ne sachant plus où fixer ses regards qui allaient du gentil amiral à l’horizon, tour à tour.
— C’est beau ! dit-il enfin, et ne trouva pas autre chose.
Cannes, la vieille ville, se hissait sur la colline pour mieux voir au loin. La ville nouvelle, nonchalante et énervée, s’étalait paresseusement sur la plage, derrière ses palmiers, et semblait une coquette qui regarde à travers les branches de son éventail.
Dans l’est de sa plage luxueuse, des caps verdoyants s’avançaient comme pour protéger la cité des oisifs.
A l’ouest de la ville ancienne, une autre plage d’un blanc étincelant s’étalait comme un lit de volupté, sur lequel le flot bleu, plein de tritons et de nymphes cachés par les écumes légères, venait se rouler et s’étendre.
Au fond, l’Estérel se dressait pour abriter cet Éden contre le reste du monde.
Et les mille villas et les palais, aux fenêtres incendiées, pleines des dernières flammes du jour qu’exaspérait l’approche de la nuit, aspiraient l’air salubre du large, répondaient à l’adieu de la lumière, et appelaient en un rêve le retour d’un soleil qui ne se coucherait jamais.
Le Cygne, bien nommé, glissait, l’aile fermée, l’hélice ou les pattes actives, sur cette mer pareille à un lac enchanté.
L’eau gardait encore ces tons indéfinissables où le lilas domine ; elle se gonflait mollement, sans cassures, de mille gonflements doux comme ceux des gorges de ramiers dont elle avait les couleurs ; — puis, à mesure que le soleil tombait, elle devenait rouilleuse, or en fusion, non pas jaune ni rouge, mais feuille-morte. Du métal liquide, elle avait les lourdeurs… Cependant, autour des flancs du yacht, elle se brisait en petites vaguelettes grimpantes, bleuâtres et vertes, couleuvres dressées qui dardaient, avec des baves d’écume, vers les passagers, des langues de flamme aussitôt retombées.
Ils avaient dépassé l’île de Sainte-Marguerite.
Toutes les dentelures de la côte apparurent. Les caps étendaient sur la mer, comme des sphinx accroupis, leurs pattes au repos. Leur poitrail était de terre rouge et les rayons horizontaux du couchant en feu le criblaient de blessures ; ces blessures saignaient sous les flèches flamboyantes, mais les sphinx n’y prenaient pas garde et, balançant leurs hautes têtes coiffées de forêts de pins, ils accompagnaient, d’un mouvement insensible, le rythme de la mer éternelle.
L’ombre s’accrut.
Tout contre son bras, Jean sentit se presser un peu le bras de la jeune femme accoudée.
Le premier homme, dans le Paradis terrestre, aurait eu bien d’autres raisons de se défendre ! Derrière eux les plis retombants des rideaux qui formaient la salle à manger, avec la tente pour plafond, les dérobaient aux regards du discret équipage… Jean se tourna à demi et s’inclinant, il osa poser ses lèvres sur la nuque de la jeune femme.
— Allons donc ! fit-elle en frissonnant, je savais bien, moi, que vous êtes homme à comprendre ce paysage.
Le yacht mouilla au large et l’on soupa aux étoiles, non sans regarder parfois, entre les plis des portières écartées, les feux de la côte, ceux de Saint-Raphaël, ceux de Saint-Tropez, ceux de Nice…
— On est bien ici, n’est-ce pas ?
Ah ! oui, on était bien !
Et après souper, Jean Montchanin se fit bavard ; ils échangèrent mille folies. Tout à coup, un regret vint au jeune homme… Pourquoi pareil bonheur n’est-il pas légitime, sûr et durable ? Ces joies, ce luxe, ce charme, il aurait pu avoir un jour tout cela sans inquiétude, dans la paix heureuse, avec Benjamine… Pourquoi non ? Il l’avait troublée, aujourd’hui, d’un baiser, la jeune fille, sa petite amie d’enfance, et voici qu’il l’oubliait déjà ! Qu’est-ce donc que l’homme, hélas ! — Il se prit lui-même en dégoût. N’était-il pas lui-même la preuve de l’inconstance de tous les sentiments humains ? Qu’était-ce que la vie, et que fallait-il penser de la fragilité de nos cœurs ! N’était-il pas parti, la veille, de Paris, pour venir déclarer son amour à une vierge digne de tous les respects ? Devant quels obstacles avait-il reculé ? Que penserait-elle à bon droit de lui, si elle le voyait en ce moment !… Il eut tout à coup une envie de fuir… mais on ne quitte pas un bateau en mer. Il s’était fait le captif de sa déchéance.
On a beau être un homme averti par une théorie expérimentale, les pratiques nouvelles n’en ont pas moins une éloquence spéciale et une influence inattendue. Les théories de l’égoïsme et de l’expérience, telles qu’il les avait entendues trop souvent professées par Guirand, ne l’empêchèrent pas de s’étonner de lui-même et de se mépriser un peu.
Il redevint aussi sombre, aussi muet qu’au départ.
— Pauvre Jean ! dit tout à coup la petite baronne, je sais bien ce qui vous chagrine, allez !
— Croyez-vous ?
— Guirand m’a tout dit, fit-elle. Il devait avoir ses raisons, car il ne parle jamais qu’à bon escient. Eh bien, mon cher, vous êtes un sot.
— Comment cela ?
— Mon Dieu, oui ! Comment avez-vous pu croire une minute qu’il vous donnerait sa fille ? C’est bête.
— J’en conviens.
— Alors ?… Alors faites-vous toutes les réflexions sages. Prenez votre parti en homme d’esprit. D’abord, au point de vue amoureux, ça n’est pas une femme pour vous. Vous me regardez ? Les épaules trop étroites, la taille trop fine ; le regard trop pâle, le teint et les cheveux aussi. Regardez-vous donc : vous avez l’air d’un torero espagnol, — un peu ahuri, mais ça passera !
Elle riait comme une folle.
— Elle épousera Courcieux, reprit-elle, parce qu’elle est incapable de résistance à un violent tel que son père et parce que son amour pour vous était tout entier dans son imagination — et un peu aussi dans son cœur, je le veux bien… Pauv’ bébé, va !
La petite baronne chantonna : Ce pauv’ bébé, en imitant Yvette Guilbert dans les Demoiselles à marier.
Il ne put s’empêcher de rire.
— Voulez-vous que je vous la chante tout entière ?
Elle la chanta. C’était Yvette ; la divette, en pleine mer. Cela était d’un piquant irrésistible. Jean se leva et lui baisa la main. Elle releva un peu sa manche, pour qu’il baisât le poignet.
— Bon, dit-elle. Après cela, elle sera une épouse modèle qui comprendra ses devoirs… à la manière antique. Et alors, je connais Courcieux, il s’ennuiera ; il sautera par-dessus bord et lui donnera des concurrentes en ville.
— Pauvre Benjamine ! dit Jean.
— Pourquoi ? dit la baronne. Pourquoi, puisque, grâce aux légèretés de son mari, il est écrit que vous reviendrez à elle, et que, si elle a deux sous de constance… (son mari ayant des torts envers elle !) elle fera bien de s’en venger avec vous ! Ça n’est pas plus malin que ça. C’est ça la vie, mon cher. Ça se voit tous les jours. Le reste n’a jamais existé que dans les livres qu’on ne lit pas.
Jean eut un mouvement d’indignation.
— Je ne veux pas vous offenser, ni elle. Je parle d’après les leçons de l’expérience. Elle est honnête, c’est entendu. Le sera-t-elle moins quand elle appliquera la loi de Lynch de l’amour, — œil pour œil ? Voyez la grosse Guirand, comme nous l’appelons. Elle était faite pour donner l’exemple d’une honnêteté flamande ; Guirand l’a dégourdie, son honnêteté. Il l’a trompée, elle s’est… revanchée, comme une cuisinière, c’est vrai, mais carrément. Il n’y a que l’allure qui nous rend différentes — mais nous faisons toutes les mêmes choses, dans les mêmes circonstances, avec plus ou moins d’élégance ou d’esprit, voilà tout. Appelez caprices les amours des femmes spirituelles, appelez vices les amours des sottes, appelez fautes les amours des naïves sentimentales, — les faits restent les mêmes ; et, la plupart du temps, aussi excusables mais aussi certains… Moi qui vous parle, mon petit, — j’étais un joli et tendre gamin de jeune fille ; j’étais toute franchise ; j’espérais la fidélité et le bonheur. Mon seul défaut, c’était d’aimer à rire. Je voyais les ridicules et je riais… je riais !… des rires fous, qui me rendaient malade ! Cela même, paraît-il, était un charme… J’épouse Triancey. Je ne le connaissais pas. Les trois quarts des mariages se font ainsi. On ne s’est jamais vu que déguisé… correct, apprêté… déguisé enfin. Il semblait spirituel, il semblait honnête, il semblait sobre. On me le donne. Je l’accepte, comme j’aurais accepté un sac de bonbons au jour de l’an. Du reste, nous brûlons toutes de nous marier. Dame ! c’est la vie. Sans le mariage, — quoi, alors ? et puis sans le mariage, le moindre bond de gaîté nous jette dans les marges du monde. Il faut donc être mariée. Je le suis. Je ne savais pas ce qui m’attendait. Peu de jeunes filles le savent ; aucune théorie, même perverse, ne nous prévient. Mon mari entre chez moi, je dirai, pour être convenable, en… veston de nuit. Que croyez-vous qu’il arriva ? Il arriva un fou rire. Je pensai en mourir. Il était furieux, ma gaîté redouble. Ça devient nerveux. Je sonne. Il fallut me soigner, toute la nuit, d’avoir tant ri. Le lendemain le baron avait un nez ! et j’apprends, ce même lendemain-là, par un billet impertinent mais drôle — très spirituel vraiment, qu’il n’a pas congédié sa maîtresse en titre, une demi-mondaine à qui il a eu la bêtise de conter sa mésaventure conjugale… J’étudie alors mon mari. Et je m’aperçois que j’ai épousé un fou… oui, mon cher, un fou, vous le verrez demain. Et joueur ! et fêtard ! et tout ! et qui a la manie de donner à tout le monde des renseignements intimes sur sa femme. Si bien qu’un soir, au bal de l’Opéra, un inconnu me dit : « Je vous connais, vous avez un signe, ô Léda, juste sous le saphir qui agrafe… » Une mélancolique en serait morte. Je pris le parti d’en rire — et je ris comme vous voyez. Franchement, est-ce que c’est ma faute ? Moralité, mon petit : « Ne laissez jamais échapper une occasion de rire. La vie est si courte ! ou bien alors, ma foi, tuons-nous ! Voyez-vous, mon cher, il n’y a pas de milieu : il faut ou mourir — ou dire zut ! J’aime mieux zut.
Le petit Montchanin écoutait rêveur.
L’heure vint d’aller dormir, pendant que le yacht, doucement berceur, filait sur Monte-Carlo.
Les chambres du yacht étaient aménagées avec une voluptueuse élégance… On y dormait peu, généralement.
A Monte-Carlo, — on retrouva, le lendemain avant midi, Triancey. Il avait gagné trente mille francs. Il en avait plein les poches et plein les doigts.
— Oh ! oh ! monsieur Montchanin ! fit-il dans son langage habituel qui semblait un perpétuel défi à toutes les convenances. Oh ! oh ! monsieur Montchanin ! Vous en tenez pour ma femme ?… Eh bien, marchez, mais je veux admettre que vous en serez pour vos frais…
Il se tourna vers la baronne et d’un air tragicomique :
— Quant à vous, madame, si vous ne connaissez pas encore les joies âpres de l’adultère — je vous engage à continuer.
Il ajouta sans transition :
— La princesse Desabrowski est ici, je l’ai invitée à déjeuner. Nous déjeunerons tous les quatre, mais ce soir, je vous en préviens, je prends le yacht, je dois être à Cannes demain matin. Je vous le ramènerai demain soir. En attendant, jeune homme… je vous confie ma femme.
La petite baronne regarda Montchanin en clignant de l’œil. Avec un tel professeur, on va loin et on y va vite. Au bout de huit jours, Jean Montchanin était une manière de roué sceptique. Il savait trop de choses, de celles que cache le mensonge des apparences, et il en tirait les meilleures raisons du monde pour douter de tout. Il y avait, dans ce gavroche qu’était la baronne, un Asmodée qui ôtait les toitures des palais comme des couvercles. Elle lui avait montré ce qui bout dans la marmite sous laquelle le diable entretient son feu.