Benjamine : $b roman
III
UN PROJET D’ALLIANCE POLITIQUE
Il s’expliqua.
Dans sa longue explication, qu’il s’efforça de rendre insinuante et câline, Benjamine, qu’il appelait Amine, en adoucissant sa voix, comprit ceci : « Peu de temps avant la mort de la marquise, il était parvenu à faire admettre l’idée d’un prompt mariage entre Benjamine et son fils. S’il n’avait pas parlé plutôt de ce projet à Benjamine, c’est qu’il avait attendu d’être sûr des intentions du marquis de Courcieux ; et puis il n’avait jamais douté de l’obéissance de sa fille. Ce mariage lui assurerait, à lui Guirand, de puissantes influences à la Chambre — peut-être un jour à l’Académie. Benjamine devait, comme les filles des rois, se sacrifier à la grandeur de sa situation et aux nécessités de la chose publique. »
— Tu l’aimais bien, la chère marquise ?
— Assurément, papa, mais je ne connais pas son fils.
La marquise de Courcieux était depuis deux années seulement la propriétaire de la villa des Agaves et la plus proche voisine des Guirand. Elle ne les connaissait que depuis ce temps-là. Du marquis de Courcieux, son fils, Benjamine n’avait vu qu’un portrait, fort ressemblant d’ailleurs, disait la marquise, et fort beau, — un chef-d’œuvre de Carolus Duran. Cette peinture, pour la beauté vivante, n’est comparable qu’à l’admirable portrait d’Alphonse Karr, exécuté par le même maître, vers la même époque.
A l’époque où sa mère vint habiter Cannes, le marquis de Courcieux, lieutenant de vaisseau, commandait une canonnière en Cochinchine.
Plusieurs circonstances avaient favorisé les relations des Guirand et de la marquise. Elle ne faisait pas de visites et en recevait assez volontiers. Les Guirand furent charmés et flattés de pouvoir dire : « Hier, chez la marquise de Courcieux, notre excellente voisine, que nous voyons très souvent, etc… »
Guirand faisait de loin en loin la partie d’échecs de la marquise ; gros appoint. Et il s’amusait à perdre ; double appoint ! De plus, la marquise de Courcieux connaissait de longue date l’institutrice d’Amine, son passé, ses mérites, sa famille qui portait un beau nom. Elle l’admirait, l’aimait, la vénérait même. Elle se mit à aimer et à admirer de confiance l’élève de Mlle Berthe Lireux. La jolie et loyale nature de Benjamine fixa cette sympathie qui avait été d’abord un acte de confiance.
Comme beaucoup de vieilles gens, la marquise, qui ne quittait guère son fauteuil, n’aimait pas avouer qu’elle n’était plus alerte. Amine l’avait remarqué. Un jour que la bonne dame gravissait péniblement le perron de sa villa — trois marches spacieuses, — elle buta légèrement contre la dernière et faillit tomber. Amine, d’un mouvement instinctif et rapide, étendit la main pour la retenir, mais voyant aussitôt qu’il n’y avait point de danger, elle la retira non moins vivement, pour ne pas faire sentir à sa débile amie l’orgueil et l’assurance de sa jeunesse et de sa force. « Si c’est toi qui lui as appris une si délicieuse discrétion, disait, le soir, la marquise à Mlle Berthe, je te félicite. Et si c’est une grâce de sa nature, je vous félicite toutes les deux. » Et, en riant : « Sa belle-mère ne sera pas à plaindre ! »
Quelques jours après, la marquise fit ouvrir une brèche de communication dans la haie mitoyenne, formée de myrtes et d’agaves mêlés et embroussaillés.
Que la fille du député eût reçu une éducation parfaite, la marquise le savait ; elle le voyait, l’éprouvait chaque jour par elle-même.
Elle n’avait donc ressenti aucune surprise désagréable lorsque, après des approches insensibles, Guirand avait fini par lui faire entendre, un beau jour, que l’alliance de sa fille avec une noble maison pourrait, en assurant son triomphe de républicain modéré, donner quelque satisfaction aux intérêts généraux de la politique anti-gouvernementale.
Ce jalon posé, il s’était retiré. La marquise s’était promis de prendre des informations prudentes et complètes. Elle le fit. Elle s’adressa à des hommes avisés qui se trouvèrent pourtant de ceux que dupait la fausse bonhomie du député sans parti. Cependant, elle ne se fût pas décidée encore, si la maladie qui devait l’enlever promptement ne l’eût avertie de mettre en ordre ses affaires.
Elle écrivit à son fils qu’elle se sentait « bien fatiguée ». Peut-être avait-elle encore quelque temps à vivre ; elle espérait bien durer plusieurs années ; mais, se sentant menacée, affaiblie au moins, elle adjurait l’officier de marine de donner sa démission. Il avait accordé quatorze années de sa vie à la patrie : elle croyait pouvoir demander à sa tendresse le sacrifice de sa carrière militaire. Son devoir accompli, pourquoi attendre les honneurs ? A quoi bon être amiral ? il valait mieux être heureux. Elle voulait sinon voir, du moins entrevoir son bonheur. Elle avait jeté les yeux pour lui sur une jeune fille qu’elle lui nommerait à son retour. Le père était un des grands noms financiers de France, un député honnête, républicain modéré, de ceux qui mettent au-dessus de tout la probité, la moralité, le devoir, — c’est-à-dire la patrie et Dieu ; un homme qui, s’il arrivait au pouvoir, comme tout le faisait présager, aiderait puissamment la bonne cause — ne fût-ce qu’en retardant la victoire des radicaux et des socialistes.
L’excellente dame, intelligente mais mal renseignée, croyait tout cela. Édouard de Courcieux crut sa mère dont il conservait et relisait les lettres.
Malgré sa grande fortune, il s’était fait marin par esprit chevaleresque et pour servir son pays, par amour aussi des voyages et des nobles loisirs que la profession laisse à la pensée, enfin par dégoût précoce de la banalité et des vilenies qui courent le boulevard. Le monde, aujourd’hui qu’il le jugeait, lui inspirait quelque aversion. Il méprisait les hommes en général, mais il croyait aux belles exceptions, c’est-à-dire aux héros. C’était un sceptique idéaliste. Les réalités seules excitaient son ironie. Il répétait, selon la parole de l’Ecclésiaste, que le nombre des sots et des coquins est grand dans l’univers, mais il savait qu’il existe des intelligences hautes et des âmes pures.
Il avait trente-deux ans. De lui-même, il n’eût peut-être pas songé à se marier. De sa mère adorée il devait accepter aveuglément une fiancée. C’est ce qu’il fit. Il voulait rendre aussi heureuses que possible les dernières années de la marquise.
Son bateau était à la veille de rentrer en France. Il offrit sa démission par les voies réglementaires, demandant que sa situation fût liquidée dès son retour.
A son arrivée à Paris, où la marquise était allée pour le règlement définitif de ses affaires, il la trouva mourante. Elle ne put prononcer que peu de paroles et l’une d’elles fut ce nom : « Benjamine ! »
Qui était Benjamine ? Courcieux n’en savait rien encore… Sa démission était donnée ; il la maintint, se promettant d’obéir de tous points au vœu de sa mère morte. Guirand alla le voir, lui expliqua qu’il s’agissait de sa fille et que, après un temps convenable, ils causeraient des « desseins de la marquise ».
Or, ce temps était écoulé.
Mais les chefs de Courcieux retardaient le plus possible l’acceptation de sa démission. La marine espérait en lui et voulait le garder. Il insista. L’amiral F… préfet maritime à Toulon, tenta de vaincre sa résistance, et pour y mieux réussir, le pria d’être, au moins quelque temps, un de ses aides de camp. — « Je ne peux me passer de vous. » Courcieux n’osa refuser mais, dès qu’il eut reconnu la ruse amicale de son chef, il le supplia de lui rendre sa liberté. L’amiral dut céder. Et maintenant, la démission du lieutenant de vaisseau était à la veille d’être acceptée, et Guirand sommait sa fille de faire honneur à ses engagements. Il ne tarderait pas à lui présenter le marquis.
— Tu seras marquise avec un beau nom ! En voilà un malheur !
Benjamine ne trouva rien à répondre et se sauva dans le grand parc, au fond d’un bois de mimosas, en se proposant d’en appeler à sa mère.