Benjamine : $b roman
V
LA PHYSIONOMIE D’UN HOMME VU DE DOS
EST TRÈS EXPRESSIVE
La large baie du salon ouverte, encadrait un paysage de mer magnifique.
Le jour commençait à peine. Le ciel du matin, violacé, se répétait dans les vagues ridées à peine. Découpée dans le cadre de la fenêtre, la fine silhouette de Courcieux, debout, ne remua pas à l’entrée de Guirand qui s’arrêta fort embarrassé de son personnage.
Courcieux, face à la mer, regardait, vers l’est, de larges bandes de brume qui se superposaient, degrés gigantesques d’un escalier féerique sur lequel ruisselait un lumineux tapis de pourpre.
Non loin de la côte, sur les eaux du golfe Juan, une ville noire dormait, faite de quelques palais étranges qui, la veille encore, n’étaient pas là. C’était l’escadre française. Entre les hauts palais dentelés qui étaient les cuirassés, couraient des avenues d’azur frais, où frissonnaient de blanches poussières d’eau.
Courcieux, qui tournait le dos à Guirand, semblait absorbé dans la contemplation de ce spectacle. L’ancien officier de marine regrettait, en ce moment, l’esclavage du service qui lui eut assuré, par delà les horizons, une plus grande liberté d’âme.
Il songeait : « Le départ obligatoire, ce seraient les convenances protégées, l’éloignement expliqué… Quel dommage ! »
En ce moment précis, ce qui dominait en lui, c’était le lourd regret d’être marié. Comme il n’était pas amoureux, il se disait seulement : « Quel ennui ! j’aurais pu être si heureux !… quelle assommante histoire ! »
Guirand regardait, d’un air stupide, le dos de son gendre. « Rien n’est plus étrangement expressif qu’un dos », disent parfois les artistes. C’est vrai ; la physionomie d’un homme vu de dos est très parlante, en restant très énigmatique. Les lignes, redressement ou affaissement, demeurent en somme sujettes à interprétations précises mais incomplètes. Guirand songeait : « Son regard m’expliquera tout de suite sa pensée… Mais vu ainsi, il a l’air bien résolu ! A quoi ? »
La résolution était lisible non seulement dans la carrure et le port des épaules, mais aussi dans les mains croisées derrière le dos. La main gauche étreignait le poignet droit. La main droite tenait une cigarette d’où s’échappait une fumée tranquille, bleue, qui sentait bon. Pas un mouvement, aucune nervosité. Nulle impatience. Évidemment Courcieux n’attendait rien. Son parti était pris. Tout le disait. Et Guirand, qui n’était point sot, l’entendait fort bien. Le dos de Courcieux était donc résolu. Mais à quelle résolution s’était arrêté Courcieux ?
— Je vais le savoir.
Guirand fit un pas.
Courcieux se retourna. Guirand cherchait toujours sa phrase de début… Il ouvrit la bouche. Son gendre étendit le bras, celui qui tenait la cigarette — et ce geste signifiait que Guirand devait se taire. Il se tut.
— Monsieur, dit Courcieux en le regardant fixement, et souriant d’un sourire à la fois ironique, méprisant et navré, — monsieur, j’ai à m’accuser d’une grande faute.
Guirand eut un haut-le-corps.
Courcieux continua :
— On n’épouse pas une femme dont on n’est pas amoureux. Cela est contraire à la nature, comme on dit aujourd’hui, ce qui signifie : à la volonté de Dieu. Je suis donc puni par où j’ai péché. Si j’avais aimé votre fille, monsieur, j’aurais, avant le mariage, échangé avec elle des paroles nécessaires ; et, loyale comme je la vois, il n’y aurait eu ni malentendu entre elle et moi, ni trahison possible de votre part. J’ai donc eu tort.
Il porta sa cigarette à ses lèvres. Guirand entendit très bien que cette cigarette ajoutait un petit commentaire aux paroles du marquis. Elle affirmait une impertinence voulue. Elle parlait entre les lignes ou dans les silences. Courcieux rejeta de ses lèvres dédaigneuses une fine fumée odorante. Guirand ouvrit encore la bouche, mais Courcieux étendit encore le bras. Guirand se tut.
— J’ai donc eu tort, disait Courcieux. J’expierai galamment le tort grave dont je m’accuse. Mon excuse…
— Vous n’avez pas besoin d’excuse ! s’écria lourdement le beau-père.
Courcieux haussa les épaules.
— Mon excuse, dit-il, c’est la recommandation que me fit, à son lit de mort, ma mère vénérée. Elle connaissait votre Benjamine, « âme de pureté, de loyauté, âme de cristal », m’écrivait-elle. Et en ceci, je le vois, j’en veux être sûr, ma mère ne s’est pas trompée.
— Benjamine est un ange, affirma Guirand.
Ses jambes fléchissaient. Il aurait bien voulu s’asseoir, mais ce diable de Courcieux avait une manière de se tenir debout devant lui qui ne permettait aucune aisance à l’armateur désolé.
— C’est une femme, dit Courcieux, une vraie, à ce qu’il me semble, avec un cœur aimant et fidèle. Et c’est un grave malheur pour moi, ajouta-t-il, de n’être pas aimé d’elle… Ma mère, monsieur, connut, il y a un an, une demoiselle Guirand dont elle croyait le cœur parfaitement libre, et il fut alors question, entre ma mère et vous, de notre mariage. La proposition vint de vous.
— C’est bien cela, dit Guirand, qui s’était adossé à la cheminée, et qui regardait obstinément le parquet. C’est bien cela. Mme la marquise de Courcieux, à cause de ma situation à la Chambre, voyait à ce mariage un intérêt de parti…
— Intérêt probablement illusoire, dit Courcieux avec calme et toujours souriant — car, à cette heure, j’ai le droit de douter de vous tout entier, monsieur, de votre avenir, de votre influence et de vos chances politiques. Êtes-vous sûr qu’on réussisse jusqu’au bout par les moyens de déloyauté ?
Au mot de déloyauté, Guirand avait tressailli ; mais Courcieux l’avait prononcé sans le souligner, couramment, comme un mot juste et simple, mis à la place voulue, et auquel il n’y a pas lieu de rien objecter.
— Monsieur le marquis ! dit Guirand, qui crut devoir esquisser un haut-le-corps d’indignation…
— Monsieur Guirand ? dit Courcieux.
Ils se turent. Leur silence parut très long à Guirand.
— Vous êtes donc parvenu, avec l’aide de quelques amis, reprit le marquis, à faire croire à ma mère que votre modérantisme républicain servirait notre cause de royalistes libéraux. Votre arrivée au pouvoir était certaine, disait-on, mais vous ne pourriez vous y maintenir que grâce à l’aide des droites. Le mariage de votre fille avec le marquis de Courcieux deviendrait le symbole et le gage d’une alliance politique des plus heureuses pour la France. Votre succès, votre élévation au pouvoir, nous épargneraient, retarderaient tout au moins la victoire de nos adversaires les plus redoutés… Et comme Mlle Guirand était une bru digne de ma mère, cet arrangement nous parut honorable à tous les points de vue.
— J’ai donc voulu tenir mes promesses, dit vivement M. Guirand… La patrie…
— Pas de grands mots, interrompit sèchement Courcieux. La patrie, quand il lui plaît, demande aux pères le sang des fils, mais jamais la honte et le martyre des filles… Votre fille, avant de me connaître, aimait loyalement un jeune homme qui, de son côté, l’aimait. Et cela, c’était déjà un mariage selon Dieu. Or, sachant cela, vous m’avez marié, moi, à votre enfant qui n’était plus libre… Ce cœur-là n’était plus à vous et ne devait pas être à moi. Bref, vous m’avez livré, par devant notaire, un bien qui ne vous appartenait pas.
Il s’arrêta, sourit, regarda fixement Guirand, de son œil bleu clair, et dit :
— Eh bien, ça n’est pas très joli, ça, monsieur Guirand !…
— Je vous assure… balbutia Guirand.
— Ne m’assurez rien et concluons.
— Oui, c’est cela, concluons, dit Guirand, pressé.
Son interlocuteur devint grave et reprit :
— Madame de Courcieux va rentrer chez elle, à l’instant, il le faut.
— A la bonne heure ! dit Guirand soulagé… mais, mais… elle s’y refusera.
— Elle ne s’y refusera pas, dit Courcieux, d’un ton d’autorité décisive. Elle ne pourra pas s’y refuser, quand je lui aurai parlé.
— Qu’allez-vous lui dire ?
Courcieux lança sa cigarette par la fenêtre.
— Que le divorce nous est impossible ; outre qu’il n’est pas admis par nous, il révélerait ce que nous devons tous cacher. Je n’entends être ni un mari ridicule ni un mari tragique. Je vais dire à la marquise de Courcieux, ma femme, que j’ai pour elle la plus profonde, la plus attendrie, la plus apitoyée des estimes ; qu’elle n’a rien à craindre de moi ; que je respecte la liberté de son cœur, mais que j’espère que son cœur ne tardera pas à venir librement à moi ; et que je lui confie, en attendant, l’honneur de mon nom. Je lui dirai encore, monsieur, que je suis votre victime avec elle et comme elle, et que je la plains, elle surtout et avant tout ; qu’elle n’a plus un protecteur en vous, puisque vous l’avez trahie, mais qu’elle en a un, ferme et sûr, en moi, et en moi seul.
La porte s’ouvrit brusquement. Amine parut, précédant sa mère.
— Monsieur le marquis, dit-elle, j’ai entendu vos dernières paroles ; je suis prête à vous suivre. Je me confie à vous.
Courcieux jeta un vif regard sur Guirand dont la mine piteuse le fit tristement sourire.
— Madame, dit Courcieux, en s’inclinant d’un air de profond respect devant sa femme, je vous remercie. J’étais sûr de vous. Mme Guirand voudra bien vous accompagner à l’instant chez vous.
Les deux femmes sortirent. Le soleil n’était pas levé encore.
— Vous devez sans doute tenir beaucoup, dit Courcieux à Guirand, tout en tirant de son étui une de ses fines cigarettes d’Orient, vous devez tenir à savoir quels seront nos rapports à l’avenir ? Rien n’est changé, parce que rien ne doit l’être. Suivez vos intérêts, monsieur, en tâchant de servir les nôtres. Ce sera votre excuse, peut-être votre pardon. Le monde doit ignorer notre drame intime. La nécessité où je suis de protéger l’honneur de mon nom contre le ridicule vous sauve de tout. Servez-nous, si vous pouvez, et je vous y aiderai, mais souvenez-vous que toute patience a des limites.
— Vous me rendez la vie ! s’écria Guirand.
Et il s’avança vers Courcieux, les deux mains tendues.
Courcieux regarda froidement ces deux mains ouvertes qui étaient grosses, larges, courtes, velues ; il parut les juger en chiromancien gouailleur, et prononça, presque gaîment :
— Ah ! ça, non, par exemple !
Il s’éloignait. Guirand regardait ce dos — très expressif, très significatif d’on ne sait quel dédain qui défiait toute épithète.