← Retour

Benjamine : $b roman

16px
100%

DEUXIÈME PARTIE

I
M. LE MARQUIS DE COURCIEUX EST UN FAUX SCEPTIQUE

Plus Benjamine y pensait, moins elle parvenait à se rendre compte de l’impression singulière qu’avait produite sur elle l’apparition de M. de Courcieux. Elle n’était pas sûre qu’il lui déplût et cependant il ne lui plaisait point. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi ; c’est qu’il portait, écrites dans les traits de son visage, les contradictions de son caractère. S’il admirait quelquefois, il dédaignait le plus souvent, et l’expression habituelle de sa physionomie était ironique. Il eût fallu descendre dans le secret le plus profond de sa conscience pour y trouver la foi dans les hommes… et dans les femmes. A première vue, on ne pouvait guère deviner que son mépris pour la vie en général, parce que son sourire, à l’ordinaire, n’exprimait pas autre chose.

Comment s’était formée cette âme, foi cachée et dégoût visible ?

Le marquis de Courcieux, le père, avait été une manière de Don Juan, désolant chaque jour sa femme par des incartades nouvelles, passant d’Elvire à Jeannette avec une désinvolture piquante. Plusieurs fois héros de quelque dramatique aventure où il laissait un peu de son sang et beaucoup de sa réputation, joueur passionné, prodigue invétéré, aboutissant à deux reprises différentes au conseil de famille, puis à l’interdiction, et finalement se brûlant la cervelle un soir, au champagne, dans un cabaret select, après avoir parié qu’un pistolet chargé, appuyé sur le front d’un homme, ne part pas — si l’heure de cet homme n’est pas venue. Ayant posé cette affirmation discutable, il tira froidement de sa poche un mignon revolver. On crut qu’il plaisantait et que l’arme n’était pas chargée. Ces dames riaient comme des folles. Il pressa la détente ; le coup rata. On applaudit.

— Maintenant, la contre-épreuve, dit froidement le marquis, et, d’un second coup, il se tua net.

Le marquis de Courcieux avait alors soixante-cinq ans et son fils, qui en avait seize, était à la veille d’entrer à l’École polytechnique. Il y entra, en effet, précédé et suivi par le scandale de cette histoire qui avait défrayé les chroniques durant quinze jours. Ce demi-fou de marquis, qui avait été chéri par des princesses, s’était tué pour les grands yeux bêtes d’une acrobate, vertueuse et mariée, dont le principal exercice était le plus séduisant du monde. La dame en maillot se suspendait, la tête en bas, par les jarrets, à la barre d’un trapèze et saisissait alors l’extrémité d’une corde dont l’autre bout s’accrochait à l’anneau d’une ceinture de pompier. Dans cette ceinture solide il y avait un homme, son propre mari. D’un poignet robuste, elle enlevait l’homme et se mettait la corde entre les dents. Ainsi suspendu, le mari, qui n’avait pas d’autre profession, « faisait la planche » et, sous la poussée que lui imprimait sa femme, il tournait au-dessous d’elle comme une aiguille de boussole qui a perdu le nord.

Ce spectacle avait affolé d’amour le marquis de Courcieux, sexagénaire. Il en était mort. Son fils n’avait rien ignoré des folies et des sottises paternelles. Résultat : le dégoût des hommes et la haine des femmes en général ; ce qui n’excluait nullement (bien au contraire) sa vénération pour celles, — fort rares, pensait-il, — qui avaient l’âme triste, douce, profonde et sûre, de sa pauvre chère mère.

Avec de telles dispositions morales, le jeune marquis de Courcieux avait été un singulier amant, et la plupart de ses maîtresses n’avaient jamais rien compris à l’énigme de ses sourires, de ses silences, de ses paroles — et surtout de ses ruptures.

C’est que jamais il n’avait pu aimer sans arrière-pensée ; non qu’il eût un mépris formel pour ses maîtresses ; mais il avait contre elles une méfiance à priori — grâce à quoi il ne se livrait jamais complètement. Il ne connaissait pas l’abandon — ce qui les rendait toutes folles d’amour pour lui.

On n’a pas assez approfondi le roman du jeune homme, dans une société à la fois corrompue et pharisaïque.

Corrompue, elle le sollicite par toutes ses séductions ; pharisaïque, elle ne lui permet aucune des joies naturelles.

Tous les jeunes hommes sortent moralement diminués de leur premier contact avec la société trop indulgente à la fois et trop sévère. Comme Montchanin, comme tous les autres, Courcieux avait eu à se débattre entre les sollicitations de l’amour naturel et les hypocrisies sociales. De cette crise, il était sorti armé de mépris, cachant au plus profond de son cœur son culte pour l’idéale vertu… Pauvres jeunes hommes ! ayez des maîtresses, puisqu’il le faut, mais ne vous y faites pas prendre. Tout le monde a des aventures, mais il est convenu que tout le monde a tort, bien que, de par la loi de la vie, il ne puisse pas en être autrement. C’est ce qui fait qu’on voit des mères indulgentes et des pères camarades. Le monde sourit, si les petites combinaisons demeurent discrètes, s’il ne les aperçoit que sous un voile ; mais qu’un événement inattendu, une péripétie dramatique, les démasquent, — il n’y a pas assez de haro de la part du public pour flétrir une de ces situations — qui, de l’aveu du même public, sont l’histoire de tous les jeunes gens.

Le jeune Courcieux avait vu souffrir sa mère. Le genre d’existence de son père lui inspirait une horreur parfaite, presque de la haine. Cette répulsion s’étendit naturellement aux êtres de maligne influence qui avaient perdu le vieux marquis, — c’est-à-dire aux femmes faciles de toutes les catégories ; elle atteignait également le monde, si indulgent, si encourageant avant, et si sévère après.

Tels étaient les éléments de formation morale qu’une première analyse eût trouvés tout de suite dans l’âme du jeune Courcieux, lorsqu’à dix-neuf ans, le polytechnicien, devenu aspirant de marine, rêva la vie avant de la vivre.

Dès qu’il voulut aimer, il fut en lutte avec lui-même.

Le mariage tout de suite, c’était trop chanceux. Il n’y songea même pas. Sa mère n’y pensa pas non plus, lasse qu’elle était de sa vie conjugale, et désireuse d’avoir son fils un peu à elle. Hélas ! le jeune marin s’éloignait souvent.

Pendant les premières années, la marquise allait passer des mois entiers près de lui. Le port d’attache du jeune officier était Toulon. C’est ce qui amena la marquise au golfe Juan, où venait souvent mouiller l’escadre ; et c’est ce qui lui fit acheter sa villa de Cannes, les Agaves.

Elle ne tarda guère à se fixer aux Agaves.

Elle comprenait qu’une mère, si attentive qu’elle soit à veiller sur son fils devenu marin, n’empêche rien, et elle craignit de paraître un peu ennuyeuse à son cher enfant. Elle attendait donc ses visites. Lorsqu’il était à terre et libre par congé, le tempérament de galanterie, le goût des aventures, qu’il avait hérité de son père, l’emportait souvent au loin, ici ou là, en Italie, en Espagne, à Paris surtout, capitale des passions cosmopolites.

En résumé, Courcieux était une nature fougueuse et changeante, surveillée mais non réfrénée par une volonté d’acier. Un cavalier emporté par un cheval qu’il ne peut pas arrêter mais qu’il parvient à conduire, c’était sa parfaite image.

Par où, dans quels chemins, le cavalier menait-il sa bête ? Par les chemins battus ou nouvellement frayés ?

Courcieux, à vrai dire, n’avait jamais fait la cour à une femme.

A bord, on lui reprochait un peu une taciturnité qui le faisait paraître hautain. Il n’était que triste et souverainement dédaigneux des papotages perdus. Ceux de ses camarades qui, bien rarement, l’avaient entendu parler des femmes, lui connaissaient cette opinion que ce n’est jamais l’homme « qui fait les avances », à moins qu’il n’aime pour le bon motif.

— Comment expliquez-vous cela, Courcieux ?

— Oh ! c’est très simple, disait-il. Un honnête homme qui cherche aventure galante, — toutes les fois qu’il ne s’adresse pas à l’une de ces reines du néant qui veulent qu’on leur apporte un tribut monnayé, — sait fort bien s’interdire un regard, un sourire qui pourrait troubler une honnête femme. Lovelace est un bandit et un pied plat ; Valmont est ignoble. Mon honnête homme regarde donc autour de lui et ne tarde pas, s’il est doué, s’il est un homme d’amour, à acquérir, ou plutôt à affiner en lui, une faculté que nous avons tous, celle de deviner, — à je ne sais quel signe, à peine saisissable, quels sont les êtres qui appellent. Alors, il donne à entendre qu’il a compris et c’est le moment où l’on peut croire qu’il est d’attaque. En réalité, il est de riposte. La femme incapable d’une faute n’est jamais l’objet d’une fausse démarche, — sinon de la part d’un goujat ou d’un imbécile. Ou s’il arrive que l’homme bien élevé et pénétrant s’y trompe, c’est qu’elle a été imprudente et coquette, — ce qui est déjà « la faute ».

— Vous êtes sévère, Courcieux ! vous ! un amoureux si changeant !

— Alors, Courcieux, vous les méprisez toutes ?

— Non, je les adore, — à condition qu’elles demeurent loyalement à la place où elles se sont mises.

Il avait ainsi exploré tous les pays d’amour dont les romanciers sont les Joanne. Et brusquement, au plus beau d’une histoire, le jour où l’héroïne cherchait à empiéter sur la conscience ou simplement sur la liberté de cet homme qui ne voulait rien compromettre, Courcieux saluait… et prenait congé : il avait revu le spectre de son père, un revolver appuyé sur la tempe, ou l’image douloureuse de sa mère, toute seule dans leur vaste hôtel sombre de la rue de Grenelle.

Et il courait la rejoindre, vainqueur de soi-même et fâché de l’être, maudissant à la fois et le souvenir affreux qui lui gâtait ses plaisirs de jeunesse, et le monde qui, à l’occasion, se montre si parfaitement impitoyable à des fautes si parfaitement fatales. C’est alors qu’il avait de grands élans de tendresse et de vénération pour la marquise. C’est alors qu’on le voyait, à terre ou à bord, intéressé tout à coup par une question philosophique ou scientifique, discuter, avec une compétence reconnue, la loi idéaliste de Jésus ou la loi naturaliste de Darwin, et les probabilités de réussite d’un sous-marin ou d’un aérostat dirigeable.

Un jour, dans une grande réunion mondaine, une maîtresse de Courcieux, grande dame authentique, s’indignait, en sa présence, d’un air très candide, au récit d’un scandale d’amour qui défrayait toutes les conversations. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était aussi condamnable au moins que la malheureuse victime de je ne sais plus quel guet-apens conjugal.

Courcieux s’approcha d’elle et lui dit, derrière l’éventail : « Votre sévérité pour cette pauvre femme est une abominable indignité ; ce qui lui arrive peut vous arriver demain et vous perdre ; votre excès de prudence m’ouvre les yeux… nous nous reverrons, madame… dans un monde meilleur… » Et il ne la revit plus en effet.

Au fond, il se méprisait lui-même dans ses rapports avec les femmes complices, et, de toute la force de ce mépris, il respectait d’autant plus la femme inattaquable, la Vierge, l’Épouse, la Mère.

— Quand elles me plaisent, celles-ci, je m’en éloigne.

— Je n’ai été trompé qu’une seule fois dans mon intuition des vertus de la femme, dit-il un jour.

— Ah ! vraiment ? contez-nous cela.

— C’est bien simple. Imaginez un couple d’époux jeunes et sympathiques. Rien qu’à les voir, on croyait au bonheur pur. Un soir, dans un dîner, la femme, qui était ma voisine de table, me dit : « Tendez votre main. » Elle y déposa un petit billet plié en huit. Je ne me suis jamais consolé de la parfaite hypocrisie de cette femme.

En résumé, cet Œdipe d’amour badinait avec la Sphinge et, quand elle se déterminait à le dévorer, — il saluait, lui tournait le dos et devenait invisible. Celles qu’il décevait ainsi ne lui pardonnaient jamais. Celles avec qui la rupture se faisait à l’amiable, continuaient à dire qu’il n’y avait pas de meilleur ami et de plus honnête garçon. C’était vrai. Il n’en avait jamais trompé aucune, n’ayant jamais promis à chacune que ce qu’il pouvait tenir.

— Vous savez, ma chère, je suis un inconstant.

— Combien de temps dure-t-on avec vous ?

— Quelquefois trois jours, quelquefois trois mois.

— Quelle fut votre plus longue… course ?

— Un an et un jour.

— Vous êtes délicieux.

— Non, je suis insupportable.

— C’est ce que je voulais dire.

Une d’elles lui décocha un jour :

— Vous n’êtes qu’une femme.

— Une femme honnête homme, répondit-il.

Il poussait si loin la sincérité, qu’il n’avait jamais prononcé ces quatre syllabes : « Je vous aime. » Il se fût trouvé ou banal ou sacrilège. Il est difficile d’être plus scrupuleux. Il rompit avec Mme B… parce qu’elle lui avait dit :

— C’est étrange, vous ne m’avez jamais écrit : « Je vous aime. »

— C’est peut-être, dit-il simplement, parce que je ne vous ai jamais aimée.

— Alors, que faisons-nous ensemble ?

— Nous nous le demandons, fit-il, c’est déjà quelque chose.

Tout cela ne faisait pas de Courcieux un être simple qu’une jeune fille trouve sympathique à première vue. Courcieux n’avait donc pas plu à Benjamine.

Elle le dit à son père le soir même, et elle plaida délibérément pour Montchanin.

— Je le connais ; il est bon ; il est simple. Nous nous aimons, il travaille, il deviendra illustre. Je sens qu’avec lui je serai heureuse. M. de Courcieux a l’air moqueur et froid, il est vieux pour moi. Mariez-moi avec Jean. Nous vous aimerons tant !

Elle développa longuement ce dernier argument ; mais l’homme public, le tribun, le lutteur, l’ambitieux Guirand, n’avait pas besoin de tendresse, il ignorait le sens de ce mot. Il répliqua par une semonce de chef absolu dont on méconnaît le pouvoir.

Durant le mois qui suivit, il ne se passa pas un seul jour sans que Guirand agît sur l’esprit de sa fille tantôt par l’éloquence et la persuasion, tantôt par la violence. Il ne la convainquit pas, il l’épouvanta. Céleste ayant fait mine de trouver qu’après tout Benjamine avait le droit de leur exprimer sinon une volonté du moins un désir, il fit à sa femme une scène terrible, une scène d’autrefois, et brisa quelque faïence, comme il convient à un père qui sait où est le bonheur de sa fille. Il menaça Amine de la « fourrer » dans un couvent jusqu’à sa majorité.

— Enfermée, tu auras le temps de réfléchir.

Il se plut à lui conter les fredaines de Jean qui, de retour à Paris, avait pris en effet le parti de s’amuser, en homme qui appelle à lui les moyens d’oubli convenant à son âge. Guirand le dépeignit léger ; il assura qu’il était perverti depuis longtemps.

Guirand, en affirmant cela, ne mentait qu’à demi. S’il n’était pas perverti encore, Montchanin ne devait pas tarder à l’être tout à fait. Et cela se faisait par la faute de Guirand, qui le savait bien.

Montchanin, étant une âme hésitante, était arrivé à cette heure de la vie où les actes dont on est le bénéficiaire ou la victime, déterminent chez un jeune homme une définitive conception de la vie ou pessimiste ou optimiste, ironique et sceptique ou confiante et généreuse.

Si Guirand lui avait dit « Vous êtes un brave cœur, j’ai confiance en vous, épousez ma fille », ce Jean Montchanin, ému, reconnaissant, conquis, serait resté digne de Benjamine. Mais Guirand avait au contraire déclaré : « Je ne connais que mon intérêt : l’intérêt est la loi des intelligents et des forts, ne pensez plus à ma fille : je vous récompenserai de votre trahison d’amour par un avancement rapide et injuste dans la carrière ! » Et Montchanin était en train de conclure : « Ah ! c’est comme ça !… ah ! c’est ça la vie ?… Eh bien, allons-y ! on va voir, si je suis un imbécile ! on va rire !… » Énervé et triste pour commencer, il riait en effet, déjà, d’un mauvais rire. Le sentiment de révolte qui, en d’autres âmes, dans celle d’une Benjamine par exemple, fût devenu une indignation fière, douloureuse, génératrice d’héroïsme, — chez lui devenait une rage folle, inutile, perverse, que l’impuissance exaspérait, que l’humiliation faisait diabolique, et qui ne devait pas tarder à déterminer en lui le scepticisme décisif qui mène gaiement un malheureux à toutes les déchéances ! — « Ah ! c’est comme ça ! Eh bien, ils verront !… Oui, je les méprise et je leur ferai bien voir ! Ah ! c’est ainsi qu’ils me traitent, les fourbes ! les rapaces ! eh bien, je les combattrai par leurs propres moyens, les carnassiers !… et j’aurai ma part ! » Déjà, une des idées que la petite baronne lui avait suggérées, parlait en lui, malgré lui, de temps en temps : « Elle ne tardera pas à ennuyer son infidèle mari, votre Benjamine… avait dit la baronne… il aura des maîtresses… Et alors, c’est vous, vous la consolerez… C’est ça, la vie, mon cher ! » Et pourquoi non ?… Ainsi il pourrait se venger quelque jour peut-être de la destinée, — et de Guirand, — et de Benjamine même, qui, après tout, si elle épousait Courcieux, l’aurait trompé, lui, Jean, Jean Montchanin !

Il repoussait encore les suggestions de la petite Lina… et du diable. Elles lui semblaient être encore des idées étrangères à lui-même, venues du dehors, comme soufflées à son oreille, inspirées à ses sens par une puissance maligne qu’il combattait, — mais, tout de même, elles le troublaient… Quoi ! Benjamine, mariée à un autre, pourrait être à lui un jour ?… Et pourquoi non ! à son tour, s’il était quelque jour l’amant de Benjamine, il humilierait, au moins dans le secret de son propre cœur, et le féroce arriviste qu’était Guirand, ministrable ou ministre, — et le gentilhomme impérieux : le futur amiral Courcieux !

Montchanin, déçu dans ses espérances les plus nobles, se mettait à mépriser tous les hommes et s’apprêtait à se mépriser lui-même, avec je ne sais quel sentiment de supériorité où il goûtait une joie d’orgueil satirique.

Il se disait que demeurer honnête, c’était risquer au moins d’être dupe, et c’est là une révélation à laquelle l’honnêteté d’un cœur jeune ne résiste pas souvent.

Guirand, sans trop mentir, puisqu’il devinait l’état d’âme de Montchanin pour l’avoir déterminé lui-même sciemment, pouvait affirmer à Benjamine que son Jean, son cher Jean, était un cœur perverti, indigne d’elle. Et il ne s’en fit pas faute…

Enfin, Amine fut troublée dans son jugement sur Jean. Guirand s’en aperçut et redoubla d’habileté, il inventa les pires histoires sur le compte du jeune homme. Elle fut accablée, affolée, désemparée, par l’insistance quotidienne et savante de son père. Quand son hésitation apparut évidente, on feignit de la considérer comme revenue à la raison. On lui annonça que Courcieux était averti de ses bonnes dispositions, et la bonne petite fille se crut engagée un peu par elle-même ; elle trouva que les difficultés de vaincre étaient devenues plus grandes. Elle avoua un jour que le silence de Jean l’étonnait. Il la laissait bien seule dans cette lutte ! C’était donc vrai qu’il renonçait à elle ?

Alors Céleste vint une dernière fois à la rescousse, sur l’ordre de son mari. Et enfin un beau matin, Guirand annonça le départ de Montchanin en qualité d’attaché à l’une des grandes ambassades de France.

— Tiens, voici une lettre de lui ; pas un mot pour toi ; tu vois, il est enchanté. C’est un petit ambitieux. Il a raison… Je le pousserai à l’occasion. Il aime mieux ça que tes pauvres beaux yeux qui vont pleurer… ne pleure pas… Tu aimais Montchanin ; tu épouses Courcieux ; je te l’avais bien dit ! Courcieux arrive dans huit jours. Le surlendemain tu seras marquise.

— C’est Jean que j’aime, répéta une dernière fois Benjamine. Épouser un autre homme dans ces conditions, c’est mentir, c’est déjà tromper !

— J’ai annoncé à tout le monde ton mariage. Une rupture à présent serait un désastre ; elle est impossible. L’alliance des Courcieux et des Guirand, c’est l’espoir de tout un parti de patriotes. Tu ne peux pas ruiner d’un mot les espérances de tout un parti et l’avenir de ton père !… Allons, viens causer un instant dans ma chambre ; il y a des choses qu’il faut dire seul à seul et porte close. Viens, je vais te livrer mon dernier argument, celui que je gardais pour la bonne bouche.

Il la conduisit chez lui, ferma avec soin sa porte à clef et parla tout bas. La petite écoutait, pâle, les yeux fixes, ce dur lutteur, ce colosse, qui la suggestionna.

Au sortir de cette conversation secrète, elle eut une crise de nerfs. L’éther et l’eau fraîche jouèrent leur rôle et tout rentra dans l’ordre. Que lui avait-il dit ?

Le mariage eut lieu dans la petite église du golfe Juan. Encore en deuil, Courcieux avait demandé à faire les choses très simplement. Guirand donna à l’événement toute la publicité désirable.

Le mariage de Courcieux n’était, à ses propres yeux, qu’un acte de tendresse suprême, de suprême confiance envers sa mère morte, et un honorable service rendu, croyait-il, à ses amis politiques.

Courcieux n’aimait pas sa femme, c’est vrai ; il la connaissait à peine, mais elle lui plaisait et, par elle-même, lui inspirait toute confiance. Résolu depuis quelque temps à abandonner son grade pour vivre auprès de sa mère, il s’était habitué à cette idée, et aujourd’hui il quittait la marine pour goûter enfin une indépendance que le mariage devait lui rendre heureuse. Un marin, généralement appelé, de deux ans en deux ans, à vivre loin de la France, est un mari intermittent. Courcieux n’eût pas volontiers condamné sa femme à de si fréquentes et longues séparations. Mais saurait-il aimer, après une vie si facilement donnée aux aventures légères ? Il le croyait ; il était sûr de porter en lui, au plus profond de son âme, la fleur des tendresses pures dont il avait donné le parfum à sa mère. Il avait jugé Benjamine digne de cueillir cette fleur mystérieuse. M. Guirand, quand il se surveillait, semblait un beau-père très acceptable. Sa puissance sociale et politique rehaussait tout d’ailleurs. Céleste n’était pas plus ridicule qu’une vieille dame titrée qui serait trop grosse et pas fine du tout. Et le marquis retrouva dans une lettre de sa mère ces quelques lignes soulignées : « Tous les titres de noblesse, mon fils, n’ont pas été créés en une fois. Les origines des blasons s’échelonnent dans le temps. Le roi n’est plus là pour anoblir les bourgeois qui le méritent en servant notre cause ; mais nos fils peuvent anoblir leurs filles. C’est une belle prérogative, mon cher enfant, celle que tu as de pouvoir faire une marquise d’une des plus délicieuses jeunes filles que j’aie connues. »

… Les mariés ne souriaient pas. Courcieux était hautain, grave, triste ; Benjamine préoccupée et pâle.

Mlle Lireux, ignorant le fond des choses, rayonnait de joie en répétant : « Comme la marquise serait heureuse ! » et Céleste confirmait. Guirand, un peu soucieux, se répétait : « Enfin, ça y est ! »

Le soir, vers onze heures, après une fête intime chez Guirand, aux Myrtes, les nouveaux époux se retirèrent chez eux, à la villa des Agaves, où tout, meubles et serviteurs, était demeuré comme au temps de la marquise douairière.

A la villa des Myrtes, les Guirand ne purent se coucher tout de suite. Ils bavardèrent plus d’une heure. L’ambition surexcitée de Céleste, lui montrait glorieux l’avenir politique de son mari.

Ils ne parlèrent que de cela, mais, dès qu’il fut seul dans sa chambre, Guirand murmura :

— Peut-être ai-je eu tort ! Je suis allé trop loin, Benjamine est une loyale. Elle répétera tout à Courcieux… cette nuit peut-être ! Et alors ?… Alors, qu’arrivera-t-il ?

Il essayait de dormir et n’y parvenait pas.

Mais Benjamine, à partir du moment où elle avait accepté l’idée d’un mariage qu’elle n’eût pas consenti si elle eût été livrée à elle-même, s’était résolue à en souffrir toutes les conséquences. Elle n’était pas femme à signer un engagement pour ne pas le tenir. Son sacrifice était accompli, sans aucune arrière-pensée.

Chargement de la publicité...