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Benjamine : $b roman

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III
LES IDÉES DE BENJAMINE

Une heure après, Montchanin était parti, et Courcieux disait au duc :

— En parlant d’elle à Montchanin, en le voyant si méprisable, en la voyant si seule, j’ai mieux compris que jamais le malheur de la pauvre femme et combien elle est à plaindre. Il est temps, mon cher duc, que ce martyre finisse. Vous avez raison.

— Enfin, tu l’aimes ?

Courcieux parut se recueillir, puis :

— Passionnément, je le vois bien, dit-il.

— A la bonne heure.

— Et je vous demande de vouloir bien le lui dire.

— En vérité ! fit le duc en riant. Ne peux-tu pas le lui dire toi-même ?

— Pas la première fois.

— Pourquoi cela ?

— Parce que le sentiment nouveau que j’éprouve pour elle ne me permet plus de tolérer ce que j’ai souffert jusqu’à présent…

— Et quoi donc ?

— La présence de cette enfant qui me rappellerait à toute heure un homme que je hais.

La bonne figure du duc de Méribault s’attrista.

— Ce qui signifie, dit-il en secouant la tête, que ton sentiment nouveau tend tout de suite, là, sans transition, à lui imposer la plus cruelle des douleurs, l’éloignement de sa fille. Il lui manquait cela, et, à ce trait, je reconnais bien l’amour !… Eh bien, mon cher, ne compte pas sur moi pour cet office de bourreau.

— Vous ne me comprenez pas ? dit Courcieux irrité.

— Moi ! je te comprends… dans les fonds… Écoute plutôt. Je comprends ce que tu as pensé hier et ce que tu penses aujourd’hui. Tu t’es dit quelque temps : « Cette pauvre créature est admirable ; sa faute est pour elle un supplice ; elle le porte dignement. C’est une bonne mère, une vraie, digne de pitié ; et comme je suis certain de la noblesse de ses sentiments, je la respecte malgré tout et je suis bon pour elle. Il est vrai que je ne l’aime pas, je l’admire seulement, c’est ce qui me rend très bon. Je juge sa moralité par delà les faits. » Langage élevé ! — Le lendemain, qui est aujourd’hui, tu tiens un tout autre langage. Tu t’es dit et tu viens me dire : « Tout est changé : je l’ai tant admirée que maintenant je l’aime. Je la veux donc toute à moi et pour cela je vais détruire ce qui lui reste de bonheur et de paix. Je vais d’abord lui arracher son enfant ; c’est ce qu’il y a de mieux pour moi, mais comme je n’ose pas lui annoncer moi-même cette bonne nouvelle, c’est mon oncle à tout faire qui s’en chargera. C’est un homme d’excellent conseil. Il n’est pas bête ; il arrangera pour le mieux mes petites affaires d’égoïste… » Tu vois que je te comprends. Eh bien, ne compte pas sur moi, mon garçon. Tu n’aimes pas ta femme, apprends cela de moi ; tu l’aimais hier sans t’en douter ; tu ne l’aimais pas assez pour t’en rendre compte mais tu l’aimais ; tu la désires aujourd’hui — ce qui est bien différent. Tu pourrais la désirer tout en continuant à l’aimer — et alors, qui sait ? Dieu finirait peut-être par avoir pitié d’elle et de toi. Mais tu la désires comme un pauvre homme, et c’est tant pis, tant pis pour vous deux… Voyons, es-tu bien décidé à la séparer de son enfant ?

Courcieux, tout frémissant de passion, répondit :

— Les forces humaines ont des limites. J’ai trop supporté tout cela. Je ne peux plus. Personne, pas même Dieu, ne peut exiger raisonnablement d’un homme un sacrifice pareil.

— Allons donc ! dit le duc. Ceci éclaire ton passé, mon ami. Rappelle-toi donc que tu es en partie responsable de la faute de ta femme. Si dès les premiers jours de ton mariage tu t’étais montré résolu, si tu avais marché à l’assaut des difficultés, si tu avais imposé tes volontés, si tu l’avais emmenée loin de Paris, si tu avais accepté la solitude avec elle, si tu n’avais pas trouvé, dans ta situation même, un prétexte à vivre libéré de ta femme, à courir le guilledou, à passer tes nuits au cercle ou ailleurs, — si tu avais en un mot pensé sérieusement à la conquérir, comme tu y parais décidé aujourd’hui, — peut-être aurais-tu plus de droits à te montrer impérieux et tyrannique aujourd’hui. Je ne dis pas, — bien que je le croie, — que tu aurais réussi sûrement à te faire aimer, mais le grand malheur de votre vie ne se serait pas accompli ; et tant qu’il n’y avait pas cela, c’est-à-dire cette enfant, il vous était possible de rentrer dans la paix, d’un jour à l’autre, sans cris et sans grincements de dents. A mon sens, pour tout dire d’un mot, tu as mal défendu ta femme. Et par suite tu n’agiras pas bien en lui imposant aujourd’hui l’éloignement de sa fille. J’ai dit.

— Vous avez raison, sans doute, dit à son tour Courcieux avec emportement, mais aucun raisonnement ne triomphera de ceci : « Je ne peux plus supporter cet état de choses. Je ne peux plus… » Vous ne voulez pas parler à Amine ?

— Pourquoi ne peux-tu lui parler toi-même ? fit le duc en secouant la tête d’un air triste ; — pourquoi, sinon parce que tu sens bien que tu vas déchoir à ses yeux, juste à l’heure où il te plairait, au contraire, de t’élever dans son cœur ?

— C’est vrai, dit le marquis, mais… il ne peut en être autrement. C’est mon dernier mot.

— Tu vas lui annoncer ce malheur nouveau, sans autre forme de procès ?

— Il le faut bien.

Le duc réfléchit un moment, puis :

— S’il te faut absolument un ambassadeur, prends Trézelle. J’ai causé à fond avec lui. Je suis sûr de lui. Mais dépêche-toi, il part, cette nuit, pour Toulon, avec son bateau.

— Je vais lui parler, dit Courcieux. Ou plutôt… toute réflexion faite, si vous lui parliez vous-même…

— Ça, je veux bien.

Et le soir même, Courcieux et le duc, assis sur la terrasse, laissèrent Trézelle libre de causer une heure avec Benjamine, dans ce même salon, où, la veille, ils s’étaient sentis si émus ensemble d’une émotion pareille.

— Ma chère amie, dit gravement Trézelle, les choses ont bien changé depuis hier.

— En quoi, mon ami ? interrogea-t-elle.

Il expliqua : « Montchanin avait été châtié ; il partait définitivement. Elle était affranchie de lui à jamais par son mari. Courcieux, à présent que rien ne s’interposait plus entre sa femme et lui, voulait tout oublier, tout. Elle pouvait rentrer dans la vie normale et dans le bonheur. »

— En un mot, Benjamine, dit Trézelle, vos sentiments pour votre mari, tels que vous me les avez confiés, vous permettront, malgré vos objections que je connais aussi, d’accepter la destinée nouvelle qu’il vous offre : votre mari vous aime ; vous êtes sauvée.

— Je suis perdue ! répliqua-t-elle avec effarement.

— Que voulez-vous dire ? fit Trézelle.

Elle expliqua vivement :

— S’il m’aime, il va vouloir éloigner l’enfant !

— C’est vrai, dit-il. Mais ce n’est là qu’une nécessité de transition. Vous ne pouvez pas exiger qu’il subisse quotidiennement le souvenir d’un homme que vous ne pouvez vous rappeler vous-même sans en souffrir…

— Eh ! oui, je souffre, par celui-là ! murmura-t-elle ! Je ne peux échapper depuis hier à cette horreur que je vous ai avouée, à cette horreur de retrouver un regard odieux dans les yeux de l’enfant chérie !… C’est vrai, oui, c’est vrai, mais cette souffrance me lie bien davantage à la destinée de ma fille ! Songez donc, s’il y a dans cette âme naissante quelque chose qu’il faille arracher, abolir, alors, elle a bien davantage besoin de moi… Non, non, je ne l’abandonnerai pas à l’esprit du mal, jamais ! jamais !

— Il ne s’agit que d’une concession à faire aux circonstances, Amine, et pour un temps qui sera bref, j’en suis sûr. Soyez plus juste envers M. de Courcieux… Le salut est là.

— Je vous ai dit combien M. de Courcieux m’inspire de vénération et de dévouement. Je peux lui sacrifier ma vie et celle de mon enfant ; je ne peux pas me séparer d’elle ou plutôt la séparer de moi pour lui… Cela est ainsi. Je ne le peux pas, je ne le veux pas.

Il n’y avait plus d’hésitation, plus rien de sa jeunesse en elle. C’était la femme debout dans son droit éternel, qui est d’être mère.

— Vous ne l’aimez donc pas un peu ? lui dit Trézelle.

— On vous a donné une mission, monsieur Trézelle, et vous l’accomplissez comme vous devez. Je vous en remercie. Mais à l’ami que vous êtes, je peux rappeler ce que je vous disais hier à cette même place : « Un seul ou mourir. »

Elle le regarda fixement, sans tendresse ni dureté, avec un beau regard d’honnête homme dans ses yeux bleu-pâle, si expressifs d’elle-même.

Elle articula très nettement, très lentement :

— Je ne me suis pas refusée à vous, — à vous que j’aime, — pour me donner à M. de Courcieux, que je n’aime pas !

Elle avait insisté sur le mot : que j’aime et elle ajouta :

— Oui, je vous aime ; nous le savons bien depuis hier soir.

Trézelle, très ému, détourna d’elle son regard.

— Et n’oubliez pas, dit-elle, comme si elle n’eût rien formulé d’étrange ou de troublant, n’oubliez pas que M. de Courcieux se trompe en croyant possible l’arrangement qu’il demande. Dites-lui bien que le bonheur m’est désormais interdit, c’est-à-dire qu’il lui serait impossible avec moi, par moi. Il veut bien dire parfois qu’il loue, qu’il admire même ma fermeté d’âme. Où la prend-il, sinon dans ma vaillance à supporter ma solitude chez lui ? Je vous ai dit cela ; je vous le répète puisque vous m’y obligez. Expliquez-le-lui. Le lendemain du jour où ce qu’il demande serait accompli, il aurait détruit lui-même en lui toute raison de m’admirer, pour répéter son mot ; de m’estimer si vous aimez mieux… Et ne niez pas ; j’en appelle à vous ! Regardez-moi bien, Trézelle. J’ai toujours été franche et je suis devenue hardie, car la douleur m’a faite une âme libre. Eh bien, je vous aime, vous le savez maintenant, je vous aime pour toutes les raisons qui m’éloignent des autres hommes. Vous étiez le maître hier soir, mais que penseriez-vous de moi aujourd’hui, dites-le franchement, si je ne m’étais pas protégée contre vous derrière la mort, qui est mon amie, elle aussi ? Et cependant, pour vous, quoi qu’il advînt, je ne pourrais être jamais qu’une femme qui était libre de ses actions avant de vous connaître, tandis que, pour lui, je deviendrais, du soir au lendemain, une épouse qui fut coupable ! Du soir au lendemain il serait jaloux de mon passé, il me le reprocherait comme s’il venait de l’apprendre ; il serait un homme nouveau qui ne connaîtrait plus, dans l’intimité, ni les réserves, ni les élégances du marquis de Courcieux. Croyez-moi, Trézelle, si je devais me livrer, mon mari serait le seul homme à qui, pour mon repos et le sien, je devrais me refuser !

Elle se leva et, du seuil, apercevant le duc qui arrivait avec Courcieux :

— Mon cher oncle, dit-elle, avec une grande assurance, M. Trézelle vous dira bien des choses que vous serez chargé de répéter à M. de Courcieux. J’ai besoin de repos ce soir, je me retire. Adieu, monsieur Trézelle, puisque vous partez cette nuit… Qui sait si l’on se reverra ?…

Trézelle prit sa main et, s’inclinant, il fit mine de la lui baiser.

— Embrassez-moi donc en face ! dit-elle en riant.

Elle s’en alla. Trézelle prit congé. Le duc et le marquis restèrent seuls.

— Tu persistes ? tu as tort.

— Je l’aime passionnément, fit Courcieux d’un air sombre.

— Passionnément ? alors, dit le duc, rends-moi ma tabatière : tu vas te conduire comme une brute… Allons nous coucher.

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