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Benjamine : $b roman

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II
POUR AVOIR L’AIR DISTINGUÉ, IL FAUT D’ABORD SE FAIRE MAIGRIR

Elle regardait ce paysage de franchise et de pureté. Elle rêvait. La voix de son père la fit tressaillir.

— Montchanin ! s’exclama tout à coup Guirand, pour lequel le Midi n’était qu’un endroit chic, où les riches viennent passer l’hiver.

— Montchanin ! Ton camarade d’enfance ! presque un cousin ! c’est ridicule. Tu recommences le roman banal de toutes les petites filles ! A ton âge ! à dix-sept ans ! C’est honteux ! c’est bête !… Ces amours-là, on les connaît. Ça n’a pas de racines. Ça s’enlève avec la main. C’est de l’herbe qui pousse dans l’avenue de ton bonheur. Sarcle-moi ça.

— Mais, papa !

— Je te parle de belle humeur, comme à une grande fille intelligente, spirituelle même — et capable de comprendre les graves intérêts de la famille et les hauts intérêts de la politique. Ne me force pas à te les expliquer et à changer de ton. Tu sais que, dans les circonstances importantes, je ne badine pas.

— Cependant, papa…

— Il n’y a pas de « cependant ! » Montchanin est orphelin, sans fortune, presque sans protecteur. En fait de protecteurs, il n’a que moi. Et ça n’est pas assez… pour moi ! Son père était mon camarade de collège ; il avait une situation importante au ministère des Affaires étrangères, — c’est vrai, — mais ce n’est pas une raison pour que son fils épouse ma fille, Mlle Guirand !… Ah ! il ferait un beau rêve, cet animal-là !

Benjamine commençait à se dire qu’elle allait avoir son premier chagrin.

Guirand continua :

— Voyez-vous mon petit intrigant ! Soyez donc bon pour les orphelins ! ils voudront devenir les pères de vos petits-fils ! Ah ! mais non ! — Voilà ce qu’il en coûte, de recevoir, par pure bonté, un petit bureaucrate, lorsqu’on occupe une situation prépondérante et lorsqu’on a de la fortune. Qui est-ce qui a fait entrer Montchanin aux Affaires étrangères ? moi, n’est-ce pas ? aidé, il est vrai, du souvenir de son père, un fort honnête serviteur du pays, mais enfin ! Que Montchanin aille au diable !… Je me charge de l’y envoyer, d’ailleurs. Je suis un des armateurs les plus puissants de France. Et mon escadre de commerce n’échouera pas au port, pour le plaisir d’une pensionnaire et d’un blanc-bec ! Voyez-vous cela ! Non, c’est incroyable ! J’aurai mis vingt ans à devenir un des maires les plus importants de France, un des présidents de conseil général les plus écoutés, un député que ménagent tous les partis ; en qui les républicains modérés mettent leur meilleure espérance, et que flattent et caressent les adversaires même de la République ; je serai ministre demain ! et tout cela pour préparer la fortune du petit Montchanin ! J’aurai travaillé, lutté, combiné toutes choses, vingt années durant, trimé enfin comme un paysan, pour aboutir à ceci : marier ma fille au petit Montchanin ! Ne me parle pas de ça. Ça n’a pas de nom.

— Mon père…

— Il n’y a ni papa, ni père qui tienne ! J’envoie mes bateaux où je veux — et je fais de ma fille ce que bon me semble. Tu épouseras Courcieux.

La pauvre petite comprit tout à coup qu’elle se trouvait devant le premier événement grave de sa vie.

Elle s’était crue libre, tout simplement parce que ses parents ne s’occupaient pas d’elle. Elle s’apercevait qu’elle ne l’était pas. Elle avait pris son isolement pour de l’indépendance, leur abandon moral pour une volonté raisonnée de la laisser conquérir et développer à sa guise sa personnalité. Elle s’était trompée étrangement.

Mme Guirand avait à s’occuper d’autre chose que de sa fille. Elle aimait le monde et courait les soirées. L’ambitieux Guirand méprisait les femmes en vrai paysan et ne connaissait que celles qui frappaient à sa caisse.

Lorsqu’il avait été question de trouver une « éducatrice » pour Amine — il y avait de cela une dizaine d’années — M. le curé de N… à Cannes, leur avait présenté Mlle Berthe Lireux. Sans que Guirand s’en doutât, Mlle Berthe, comme on l’appelait chez les Guirand, était une orpheline de noble maison. Forcée de gagner vaillamment sa vie, elle cachait son nom. Son pseudonyme devait être son seul mensonge, mensonge de modestie à la fois et de fierté. Mlle Berthe était une âme fine, savoureuse. Elle avait toutes les délicatesses de la pensée et du cœur et savait les faire entendre à son élève. On lui avait confié Benjamine assez tôt pour qu’elle pût en faire véritablement l’enfant de son cœur et de sa pensée. Il y a, de par le monde, bien des vieilles filles acariâtres et insupportables ; il y en a beaucoup aussi de sublimes, de celles qu’en Provence on appelle des tatas. Ames virginales, plus fécondes que certaines âmes maternelles, elles font naître autour d’elles, inépuisablement, la vie, l’espérance, la bonté, l’amour. Mlle Berthe était de cette race.

D’une telle créature, Amine avait reçu une éducation morale irréprochable. Un mot, qui était pour elle comme une devise, en résumait l’esprit : « Ne trichez jamais. » C’était la parole que Mlle Lireux répétait le plus souvent à Benjamine. Elle ajoutait : « Toute faute, quelle qu’elle soit, a besoin du mensonge. Supprimez le mensonge, vous gênez les fautes, toutes ! » Il se trouva qu’Amine avait une bonne nature, un esprit juste. Les enseignements de Mlle Berthe avaient fait d’elle une noble jeune fille.

La manière de solitude où les parents laissaient Mlle Lireux et son élève avait permis à l’institutrice de conquérir l’âme de l’enfant. Mlle Berthe y avait mis pourtant une grande réserve. « Ce n’est pas moi qu’il faut aimer, disait-elle, c’est ce que j’enseigne, et qui est le vrai, le beau, le doux, le bien ; — et de tout cela je n’ai rien inventé. La sagesse est un héritage que nous lègue la douleur de tous ceux qui nous ont précédés sur la terre ! »

Mlle Berthe Lireux et Amine prenaient quelquefois leurs repas avec M. et Mme Guirand, mais le plus souvent à part et à heure fixe. Pour Guirand, il n’y avait pas d’heure fixe. La bibliothèque, la lingerie, la chambre d’Amine étaient éloignées, dans l’hôtel de Paris et dans la villa de Cannes, des appartements des Guirand. Ainsi Amine avait pu grandir chez ses parents, tout en étant séparée d’eux. Elle ne les avait guère vus que « dans leur beau » : Mme Guirand toujours en toilette, avec un tantinet de prétention, M. Guirand dans sa correction (affirmée depuis bientôt dix années) de futur ministre expérimental, de bourgeois dirigeant et d’apprenti gentilhomme. Il dînait toujours en habit, même à la campagne, même seul.

En cherchant dans ses souvenirs d’enfance, ceux d’« avant Mlle Berthe », Amine pouvait retrouver un Guirand terrible, qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, assez pour ne pas l’oublier. Mais cela était si loin qu’elle n’eût pas juré de ne l’avoir point rêvé. Ce Guirand-là était une façon de croquemitaine, mais la mémoire des enfants exagère tout !

Toute petite (et rien n’était plus réel), elle croyait avoir vu quelquefois Guirand terminer une discussion avec sa mère par un coup de poing frappé sur une assiette, vide ou non, qui volait en éclats. Il lui semblait bien l’avoir vu jadis, au beau milieu d’un repas, chavirer en bloc la table servie. C’était au temps lointain des premières luttes avec le suffrage universel, quand « cela n’allait pas encore ». A cette époque, il était d’une laideur magnifique. Les rougeurs de sa face se mêlaient de taches jaunâtres. C’était l’époque des ambitions rentrées. Puis les satisfactions étaient venues, les triomphes civiques, à la mairie, au Conseil général, à la Chambre. Alors, les taches jaunes disparurent, mais l’afflux du sang demeurait trop visible et inquiétant, et il avait fallu suivre un traitement pour devenir maigre. Les maigres sont plus distingués. Le calme en toute occasion, le commandement de soi-même, c’est la distinction suprême. La force d’un sang épais pousse aux colères grossières.

Il se fit donc maigrir pour être et pour paraître correct.

Or, tout récemment, il y avait six mois à peine, il avait été vaguement question de Guirand pour un portefeuille de ministre. Hélas ! depuis ce jour, il s’attardait à table. Trop satisfait, il se laissait aller ; il mangeait et buvait trop. Depuis six mois il avait gagné douze livres ; il le savait, car il se pesait tous les matins. De nouveau il avait de temps à autre quelques mouvements de violence immaîtrisables, dans l’intimité étroite seulement. De nouveau l’ambition suprême d’être ministre marbrait de jaune sa face encore assez décemment amaigrie. L’heure n’était pas bonne aux gens de son intérieur. Il fallait se méfier. Les bottes de sept lieues piétinaient sur place, impatientes. Les bonnes gens disent d’un ambitieux : « Il marcherait sur son père. » Paul Guirand allait marcher sur sa fille.

— Tu épouseras Courcieux, répétait-il pour la dixième fois… Et tu l’épouseras de bon cœur, je vais t’expliquer pourquoi.

A ce moment, son cou puissant devint rouge, parut enflé.

Guirand se contenait, mais, au fond, il était furieux.

Amine le comprit et songea au Croquemitaine de ses souvenirs d’enfance — ou de ses cauchemars.

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