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Benjamine : $b roman

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III
LE SIÈCLE DES TRAMWAYS

On se mit à table ; Trézelle avait sa place marquée près de Benjamine.

— Votre histoire du Drac m’a profondément impressionnée, lui dit-elle.

— Allons donc ! fit-il, un conte d’enfants !

— Le drac, ça existe, dit-elle ; je vous le prouverai.

Il la regarda avec inquiétude et, la voyant très calme, il crut à une plaisanterie.

— Expliquez-moi vos paroles.

— Pas ici, dit-elle, ce soir si vous voulez ; tout à l’heure, au jardin, quand nous serons un peu seuls.

Benjamine s’étonnait de sa tranquillité d’âme. Elle n’avait éprouvé aucune émotion profonde à revoir inopinément Montchanin. Elle ne s’était pas écriée en elle-même : « Jean ! » — Elle s’était dit : « Tiens, voici M. Montchanin. » C’est que, depuis trois ans, elle s’était repliée tout entière sur deux sentiments : le premier, son amour pour sa petite fille ; le second, son affectueuse vénération pour son mari. Le second n’était que le corollaire du premier et celui-ci l’absorbait. C’était une mère reconnaissante envers l’homme qui lui avait permis de rester une mère honorée.

Certes ! elle avait mis longtemps à effacer Montchanin de son souvenir. C’est malgré elle, d’abord, qu’elle lui avait reproché son abandon, puis elle avait fini par bien le comprendre. « S’il m’aimait vraiment, ah ! comme, malgré tout, il eût essayé de me revoir, de me ressaisir, de m’emporter. Quoi ! il est homme et il savait à quelles douleurs il m’abandonnait, et rien, rien — que le silence ! Il est reparti, à l’heure annoncée, sans un regard en arrière ! Que faisait-il, lui, durant cette nuit affreuse, où je m’apprêtais à le rejoindre, à m’expatrier avec lui ? que faisait-il, quand, pour être à lui, j’avouai à mon mari mon amour et même ma faute ? quel signe m’a-t-il donné de sa pitié, de son affection ou seulement de l’intérêt qu’il prenait à ma misère ? Il n’y a pas songé !… Il ne m’aimait pas. Je n’ai été qu’un jouet pour lui, une distraction. Et tout ce qu’on m’a dit de lui est vrai : il est devenu un homme sans cœur, sans foi, sans conscience. Il est mort pour moi ! »

Elle se disait encore : « Non, il ne m’a pas aimée. Je connais cette histoire ; c’est toujours la même. Une jeune fille séduite et aussitôt abandonnée. Rien n’est plus banal. Mais lui, il s’est senti à l’abri de tout péril, parce que je portais le nom d’un autre homme ! C’est plus lâche encore et plus misérable. »

En d’autres moments, elle avait essayé de le défendre. Elle avait voulu se persuader qu’il était bien le petit ami aimant, crédule et bon, qu’elle avait connu si enfant. Mais quelque chose lui répondait : « Non ; il n’a plus le même regard, ce n’est pas l’homme qu’il avait promis d’être. » Et des jugements prononcés sur lui, après sa première absence, par la baronne et par d’autres femmes, lui revenaient à l’esprit. — On avait dit : « Il va bien, le petit Montchanin ! il se forme là-bas, en Orient. Il nous écrit les lettres les plus drôles. Comprenez-vous que, du soir au lendemain, il se soit ainsi déniaisé ? Il en remontrerait aux plus sceptiques ; il a des mots de cynique. Il a tourné, brusquement, à l’arriviste très averti. »

— « Je ne lui confierais pas ma fille ! disait un jour, en riant aux éclats, la petite baronne… Voilà les hommes comme je les comprends ! »

Puis peu à peu, dans l’éloignement et le silence, la figure de Montchanin s’était effacée du cœur de Benjamine et, à la place où, dans ce cœur blessé, avait été autrefois l’image de Jean, — il n’y avait plus qu’une cicatrice à peine douloureuse, — et qui pouvait rester fermée, à condition qu’on ne vînt pas la tourmenter à nouveau.

Et sur tout cela, de jour en jour, Benjamine avait posé, comme un baume bienfaisant, l’idée de son devoir.

Lorsque le duc était venu lui annoncer le départ de son mari, il avait dit, après les recommandations essentielles :

— « Quant à Montchanin, ma pauvre chère enfant, ne le regrettez pas, croyez-moi. Il n’en vaut plus la peine. J’ai causé avec lui, un instant, il y a trois mois, chez votre père. Je m’y connais, en hommes : C’est un garçon qui a mal tourné, cela dit tout. C’est un louveteau de cette année, mais plus malin que toute la bande des vieux loups-cerviers de l’an passé. Ça n’a que dents pour manger, — et un peu pour mordre. Ne croyez pas que je le calomnie. Ce moyen-là serait indigne de vous et de moi. S’il méritait votre amour défendu, aussi bien vous le dirais-je. Je ferais appel alors à votre plus grand courage et je vous dirais : « Il est digne de vous et il faut l’oublier. » Cela sonnerait bien et me plairait à dire, — mais, tout au contraire, je vous affirme qu’il n’est plus aujourd’hui qu’un vilain petit personnage. Il ira très loin, car sa théorie est celle de l’escabeau. Vous ne la connaissez pas la théorie de l’escabeau ? Je vais vous la dire. Pour les gens de son espèce, tout est escabeau : le père, la mère, l’amante, l’épouse, l’ami, tout. Un pied sur l’un, un pied sur l’autre, et hop ! on se hisse sur une première plate-forme. Et les escabeaux ? Le coup de pied donné par l’élan les renverse ; — oubliés, les escabeaux ! Deuxième plate-forme, autres escabeaux ; autant de coups de pied, autant d’ingratitudes, et ainsi de suite. Votre amour lui a servi à obtenir une place. La prochaine fois, il se fera payer pour vous oublier ! Il est de la génération du chantage. Méditez cela. Méfiez-vous de celui-là et de ses pareils. Votre mari est, avec moi, le seul à vous connaître et à vous estimer, n’en doutez pas. Cela vaut bien quelque chose. Et quoi donc ? On ne vous demande qu’une vertu, et il y a quelque grandeur, de la part de Courcieux, à ne demander que celle-là : « Soyez mère », tout est dit. »

C’est encore sur un mot pareil que le duc, voilà deux ans, avait pris congé d’Amine, le jour même où Courcieux allait rentrer chez lui.

Le duc, toujours paternel avec elle, n’avait cessé de parler gravement, sérieusement à la pauvre femme. — Le jour de sa première visite, il ne lui avait pas soufflé mot de son volume d’Alfred de Vigny. Cette littérature, toute profonde qu’elle fût sous le badinage, n’avait servi au vieillard, aussi bon que spirituel, qu’à se faire entendre de son neveu ! Amine avait besoin d’un autre langage. Le tact de M. le duc l’avait bien compris.

Elle avait obéi sans peine à ses profonds et si affectueux conseils. Depuis qu’elle les avait entendus pour la première fois, elle ne s’était pas démentie un seul instant, et Courcieux le voyait ; il le savait ; il disait au duc : « Vous avez raison, elle est admirable. »

— Je parie, répliquait le duc, que c’est la seule honnête femme que tu fréquentes, coquin !

Courcieux en convenait tristement. Elle s’était fait une dignité inattaquable avec ses vertus de mère et son muet respect pour son mari.

Et, quand elle le regardait, elle avait dans les yeux ce je ne sais quoi de tombé et de suppliant qui rêve dans le regard impuissant des bêtes — parfois aussi des créatures humaines, celles qui n’ont pas leur part légitime de bonheur, les déçues, les vaincues de la vie.

— Dans ces moments-là, elle m’attendrit, disait Courcieux au duc. J’ai envie alors de la prendre comme une enfant et de la bercer.

— Pourquoi pas ?

— Parce que je sens bien qu’il y a en elle, à la fois, quelque chose qui appelle et quelque chose qui refuse, à jamais.

Avec cela, dès qu’ils n’étaient plus tous les deux seuls, elle causait, bavardait même, s’efforçait au rire, en tâchant de cacher l’effort, à quoi elle réussissait maintenant ; elle avait pris peu à peu l’habitude de jouer son rôle, de badiner, de provoquer l’anecdote alerte.

— Fumez donc une cigarette, Amine ; cela va bien à vos jolis doigts…

Il lui tendait la tabatière du duc, dont elle ignorait le symbolisme, — et elle fumait d’un air insouciant. Qui donc à la voir ainsi, gaie de visage ou sereine, parfois l’air mutin, un peu coquette, qui donc eût soupçonné son drame intérieur ? C’est alors que les fleurts se groupaient autour de Benjamine. Elle tenait tête à tous, puis, quand tout le monde était parti, elle relevait sur le marquis son regard tout changé, où il voyait sa tristesse inconsolable et comme lointaine.

— Bonsoir, madame.

— Bonsoir, monsieur.

Et, plus d’une fois, il lui était arrivé, à la pauvre femme, d’effleurer d’un baiser recueilli, presque pieux, la main du marquis… Il la retirait vivement.

— Pourquoi non ? murmurait-elle. Il faut pourtant que vous sachiez que mon âme, à jamais seule, n’est qu’à vous.

Voilà la Benjamine que retrouvait Montchanin. Il était à mille lieues de se douter de la pureté de celle qui, un jour, une heure, avait été sa maîtresse. Sa maîtresse !… C’est le mot qui venait à sa pensée lorsqu’il avait l’esprit occupé de Benjamine, et ce n’était pas très souvent.

En route cependant, à bord du bateau surtout, en revenant en France, il avait pensé violemment à elle : « C’est pourtant agréable de retrouver comme cela, au débotté, une si jolie femme, qui n’a rien à vous refuser ! Ce diable de Courcieux, qui les a toutes, dit-on, est joliment heureux d’avoir celle-là ! On dit qu’elle a plus d’un amant… C’est dans l’ordre, c’était fatal. »

A table, Amine ne se tourna pas une seule fois du côté de Montchanin, et cela sans laisser voir d’affectation.

Cependant, tout en écoutant Trézelle, qui parlait de bien autre chose que de son bateau, elle prêtait l’oreille aux paroles de Montchanin qui, un peu nerveux, s’efforçait d’attirer son attention. Il parlait avec facilité ; il n’avait plus rien, bien entendu, de ses timidités d’autrefois, mais, au contraire, on ne sait quoi d’impertinent dans la façon dont il décochait ses mots. L’ironie lui était si habituelle qu’il paraissait sourire narquoisement, même quand il ne souriait pas. On ne pouvait s’empêcher de penser que, mort, il garderait ce rictus agaçant. « Figure à gifles, avait dit le duc à Courcieux. Mais garde-toi de lui en donner jamais : s’il les appelle, c’est que ça lui servirait. »

On ne doit pas parler de corde dans la maison d’un pendu et cependant Montchanin vint à parler, ce soir-là, chez Guirand, d’ambition et d’ambitieux.

— C’est le pendu lui-même qui parle de la corde ! murmura le duc ; instruisons-nous.

Le nom d’un des plus loyaux serviteurs politiques de la France ayant été prononcé avec éloge, Montchanin fit une moue, en accentuant d’un ton d’absolu mépris ces paroles banales :

— Bah ! c’est un ambitieux.

Trézelle, qui ignorait si Montchanin était ou non persona grata dans la maison, ne put s’empêcher de répliquer sèchement :

— Beaucoup de gens ont déshonoré l’ambition qui est la vertu des forts.

Que Trézelle lui répliquât et cessât de causer un peu avec sa voisine, c’est tout ce que voulait Montchanin.

— Et comment donc, cher monsieur, définissez-vous l’ambition ? dit-il.

— Eh ! monsieur, dit naïvement Trézelle, c’est le fier désir de mettre en valeur les talents qu’on a, afin de servir les hommes ou seulement de les charmer, — ce qui est encore les servir, — avec le noble et légitime espoir qu’ils vous paieront en estime, — voire en amour.

— Voilà, monsieur, dit Montchanin, une définition préhistorique ! Nous avons changé tout cela.

— Et comment, à votre tour, définissez-vous l’ambition ?

— L’obstiné et légitime souci d’arriver aux premières places dans l’État ou dans la cité, en faisant croire à la foule, c’est-à-dire aux imbéciles, qu’on leur sera utile et bon, tandis que, bien au contraire, on désire seulement les écraser de son faste et de son orgueil.

Montchanin avait une façon très drôle d’affirmer son cynisme. Cela consistait à dire ce qu’il pensait réellement, d’un ton qui paraissait railler ce qu’il approuvait. En sorte qu’on entendait à la fois le sophisme et le mépris du sophisme. Montchanin excellait dans ce genre déconcertant. On ne savait où le prendre. A l’abri de cette « manière », il pouvait tout dire, quelque temps au moins.

Trézelle répliqua :

— C’est affaire aux hypocrites, aux pharisiens, de vouloir paraître ce qu’on n’est pas, de tirer profit des apparences qu’on a créées.

— Diable ! nous brûlons ! chuchota le duc en regardant Guirand.

Mais Guirand approuvait.

— Dans la lutte pour la vie, ce qui est respectable, dit Montchanin, c’est le triomphe, et tout ce qui peut y conduire. Pour nous, la ruse est une force. Et qu’est-ce que la politique et la diplomatie, je vous prie, sinon l’art des feintes, — qui souvent viennent à bout de la force proprement dite ?

— En effet ! dit Trézelle, en haussant les épaules.

— Mais oui, dit Montchanin.

— Et vous connaissez beaucoup d’ambitieux selon votre formule ?

— Hum ! Je n’en connais pas beaucoup d’autres.

— Et ils arriveront ?

— Je le crains.

— Vous semblez les blâmer — et les louer à la fois. Expliquez-nous cela.

— Je les loue parce que je les approuve et je les blâme parce que je les envie, dit Montchanin d’un air convaincu.

— Diable ! vous êtes sincère et nous sommes nombreux.

— Je ne cours aucun péril à émettre devant qui que ce soit des vérités aussi banales, dit Montchanin. Ah ! ça, d’où arrivez-vous donc, cher monsieur ?

— De Timbouctou ! dit Trézelle.

— Je le savais, monsieur l’explorateur, dit Montchanin en s’inclinant, vous êtes une de nos gloires.

— Question pour question, dit Trézelle, comment vous livrez-vous ainsi, vous, un diplomate ?…

— Me suis-je livré ? dit Montchanin riant très fort ; en quoi ? Je prends ici tout le monde à témoin. Voyons, en toute franchise, quelqu’un ici peut-il affirmer que tout ce que je vous ai dit depuis un instant n’est pas simple badinage ? boutade paradoxale ? blague parisienne ? non, n’est-ce pas ? Mon bouclier d’Achille, c’est l’incertitude où je vous mets. Vous voyez bien que je n’ai rien livré… simples propos de table.

— C’est vrai, dit Trézelle. Vous êtes très fort.

Courcieux, pendant ce temps-là, causait à voix basse avec son oncle.

— Regarde donc ta femme qui regarde Montchanin. Elle le méprise. Cela est limpide.

— Il y a du vrai dans tout ce que dit Montchanin, fit Guirand pensif ; mais, pour être juste, il devrait ajouter qu’une ambition honorable rêve le légitime salaire des grands services rendus. Il faut être le Christ pour se donner…

— … Sans quelques petits profits, acheva le duc. Vous avez raison, Guirand. Soyons humains, que diable ! qui veut faire l’ange fait la bête. M. Montchanin est dans le vrai, dans le vrai moderne, s’entend. Il est de son siècle : électricité, vapeur, ballons, automobiles et tramways ! Il faut aller très vite, tous ; nous ne savons pas où — mais ça ne fait rien, on marche quand même. Je trouve ça superbe, moi !

On était au dessert.

— Puisque la question vient d’elle-même sur le tapis, dit Guirand, je vous annonce que nous allons bientôt inaugurer la ligne des tramways : Cannes, Golfe-Juan, Antibes. Ils passeront devant ma porte. Et le grand entrepreneur, M. Leneuf ici présent (M. Leneuf qui causait avec Céleste salua), se concertera demain, à ce sujet, avec le maire de Cannes, chez moi.

— Pourquoi chez vous ? fit le duc curieux.

— Parce que, dès que Leneuf sera concessionnaire, il faudra un décret. Suivez-moi… Or, il peut se passer deux mois ou deux ans avant qu’un décret se signe…

— Eh bien ?

— Eh bien, Leneuf n’achète des concessions que pour les revendre. Possesseur d’une concession, il attend un acquéreur. Si l’acquéreur ne vient pas, Leneuf ne demande qu’à faire retarder la signature du décret, après laquelle il serait forcé de commencer ses travaux. Alors il emploie ses amis à empêcher cette signature. Et nous qui voulons des tramways, nous nous trouvons les adversaires naturels de notre concessionnaire. La ville de Cannes s’adresse donc à moi pour que j’obtienne, dans le plus bref délai possible, la signature du décret… N’est-ce pas, Leneuf ?

— C’est vrai, dit Leneuf qui salua.

— Ils sont homériques, fit le duc, tout bas. Et, mon cher Guirand, pourquoi diable voulez-vous des tramways, ayant vos voitures ?

— Ça anime le paysage.

— Ça l’embellit surtout ! dit Courcieux.

— Ah ! ça anime ? fit le duc. Eh bien, mais… vous avez une bande de cent mètres à peine entre le portail de votre villa et la mer. Sur cette étroite bande de terre vous avez déjà le P.-L.-M. qui l’anime, le paysage, et il vous faut encore des tramways ? Gourmand !… Voyons, Guirand, avouez tout…

— Et quoi ? dit Guirand.

— Je parie que vous venez de plaisanter à la façon de M. Montchanin ; vous avez retourné les rôles : c’est vous qui êtes le concessionnaire et qui allez revendre à M. Leneuf, hein ?…

— On ne peut rien vous cacher ! répliqua Guirand d’un air joyeux. Tout ça, c’est en effet du badinage, comme les paradoxes de Montchanin. Je peux cependant vous affirmer que je ne perdrai rien à la création d’une ligne de tramways devant ma villa.

— Je m’en doute. Vous revendrez immédiatement votre villa vingt fois plus cher que vous ne l’avez achetée ?

— Pourquoi pas ?

— Fi ! une maison de famille ! dit le duc, gouailleur.

— Vous y perdrez, dit Benjamine, de voir une route bien blanche au soleil avec mille jolies traces de pattes d’oiseaux pareilles à des étoiles… écrites dans la poussière.

— Les tramways ne gênent pas les oiseaux, dit M. Leneuf.

— Oh ! par exemple ! s’écria le duc. Si on peut dire !… Ce que vous gagnerez de plus clair à la création de vos tramways, mon pauvre Guirand, ce sera de ne pouvoir plus sortir de chez vous avec insouciance, parce que vous aurez, dès votre seuil, la préoccupation, l’épouvante, le cauchemar du tramway qui accourt, inévitable, sur la ligne rigide, et qui vous broie les passants, sans daigner s’arrêter. N’est-ce rien, ça, à la campagne, l’inquiétude, l’insécurité ?

Ici, M. Leneuf crut devoir prendre la parole, et grave, important, raide, presque solennel, le richissime entrepreneur de tramways prononça avec un léger accent belge, le menton haut sur col :

— Il est certain que nous ne pouvons pas obtenir nos grandes vitesses sans sacrifier, de temps en temps, au moins quelques victimes humaines.

Ce fut irrésistible, tous les convives se regardèrent et éclatèrent de rire.

— Et puis, dit Benjamine, on aura le joli bruit de la trompe d’avertissement.

— Hernani ! dit Trézelle, qui récita :

Ah ; le tigre est en bas qui hurle, et veut sa proie !

— Ça ne m’a jamais rappelé, déclara le duc, que le turlu-tu-tu de Polichinelle !

Guirand se leva et tout le monde avec lui.

On passa au salon. Mme Guirand et M. Leneuf faisaient un couple assorti. On les suivit. Le duc prit Courcieux par le bras et lui dit :

— Allons fumer… Venez-vous, Trézelle ?

— Mais… dit Courcieux hésitant.

— C’est elle qui doit lui dire son fait, lui chuchota le duc à l’oreille… Je te jure qu’elle a commencé. Tiens, regarde-la, aie confiance en moi, donc. Ça ne t’a pas mal réussi, jusqu’à présent.

Amine, là-bas, parlait à Montchanin d’un air d’infini mépris.

Le duc entraîna Courcieux et Trézelle.

Les deux ou trois femmes invitées ce soir-là s’étaient groupées autour de Céleste, debout et très animées à leur bavardage. Guirand avait accaparé Leneuf.

Les autres hommes étaient allés fumer sur la terrasse. Alors, Montchanin avait marché droit vers Amine.

Elle avait compris qu’elle ne pouvait plus éviter une explication suprême.

— Soit, se dit-elle, finissons-en tout de suite.

— Où et quand pourrai-je vous revoir ? interrogea Montchanin, en fixant sur elle un regard de possession si assuré qu’il la blessa jusqu’au fond de l’âme.

— Jamais plus ! dit-elle, en le regardant en face d’un regard morne et droit, qui disait la mort du passé.

— Oh ! oh ! — fit-il, impertinent, — il y a du nouveau, ici !

— Que voulez-vous dire ?

Il hésita.

— Écoutez, monsieur, dit-elle, d’une voix basse et rapide, je vous jure que nous ne devons plus nous revoir, ni même nous adresser la parole. Je vous jure aussi — il me semble que cette confidence peut me protéger encore contre vous — je vous jure que je n’ai jamais été l’épouse que d’un seul homme, c’est-à-dire la vôtre. Concluez. Vous avez brisé ma vie, je ne vous connais plus ; vous êtes mort pour moi. Mon mari, qui sait tout, a étendu son généreux pardon, sa bonté, que j’appelle divine, jusque sur ma fille. Je lui dois plus que de l’amour. Je paierai. Allez-vous-en.

— Je dois vous mal comprendre, dit Montchanin, avec son sourire mauvais, — car ce que je crois comprendre, il m’est impossible de le croire… Voyons, ma petite Amine, vous n’allez pas me conter de ces histoires-là ; c’est trop bête !

Elle reprit, toujours très bas, et très vite :

— Je crains que vous ne puissiez plus comprendre le langage de la probité. Je vous ai entendu causer tout à l’heure… On m’avait parlé d’ailleurs de vos nouvelles façons d’être et de vous conduire dans la vie. Elles me contristent et m’épouvantent. S’il vous reste cependant un peu de pudeur, un peu de bonté, quittez-moi à l’instant. Partez pour Paris, et non pas demain mais ce soir. Mon père obtiendra, je vous en réponds, tout ce que vous désirez, mais disparaissez pour toujours. M. de Courcieux vous regarde, j’en suis sûre, à travers les vitres de cette fenêtre, et il souffre. Adieu, et pour jamais.

Montchanin n’était pas homme à admettre ce roman de l’idéal. Ces choses-là sont par trop invraisemblables. Il ne fallait pas « la lui faire ». Tout ce qu’il comprit, c’est qu’on le repoussait, lui, l’amoureux de la première heure, lui qui se croyait le seul maître. C’était clair ; il gênait une intrigue nouvelle !… avec qui ?… avec Trézelle, parbleu ! Et il prononça, rageur :

— J’arrive mal, n’est-ce pas ? La place est prise ?… Trézelle, je pense ?

Elle lui jeta un regard noir, flambant et glacé, terrible. Il en éprouva une sorte de terreur… qui l’excita à la lutte.

— Adieu, dit-elle.

— Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, annonça-t-il énergiquement. Vous n’avez pas le droit de m’accueillir ainsi.

Elle ajouta encore, en le regardant fixement avec la plus grande tranquillité :

— Ainsi, vous ne croyez pas ce que je vous dis ?

— Oh ! non ! fit-il, narquois.

Elle sortit. Le duc et Courcieux la regardèrent s’éloigner par les larges allées, blanches de gravier et de lune. Elle franchit l’étroite porte par où communiquaient les deux villas. Elle allait s’assurer du sommeil de sa petite fille ; puis elle reviendrait causer, sourire, jouer son rôle de femme sans souci, aimable, un peu coquette, ignorante surtout de toute préoccupation douloureuse.

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