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Ève victorieuse

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VIII

Dans la première semaine d’août, mademoiselle Carroll et sa mère partirent pour Carlsbad ; Hélène, tante Sophie, Charley Beauchamp et Willie Grey allèrent rejoindre les Verga à Lucerne, à l’Hôtel National.

La petite ville suisse parut d’abord assez triste à madame Ronald. Elle ne tarda pas cependant à prendre goût aux excursions alpestres, aux longues promenades en voiture, en bateau, à pied, que le marquis savait rendre amusantes. Au bout de quelques jours, madame Verga et elle devinrent le centre d’une petite coterie qui excitait l’envie de tout le monde par son entrain et sa gaieté. Après le dîner, pour lequel l’une et l’autre se mettaient en frais de toilette, les deux Américaines allaient s’asseoir dans le hall de l’hôtel, lieu de rendez-vous général, et là, entourées d’amis et d’admirateurs, elles se balançaient dans leurs rocking-chairs en écoutant des chansons napolitaines ou autres. Les musiciens italiens, qui chaque été viennent à Lucerne, lui prêtent un attrait que tous les Jodler du Tyrol seraient impuissants à lui communiquer. Après une journée passée sur le lac gris, sur les hauteurs vertes ou neigeuses, dans le froid décor des Alpes, on goûte un plaisir exquis à recevoir soudainement cette sensation de soleil, de chaleur et d’amour que donnent la musique et les chants d’Italie. Hélène en était pénétrée plus que toutes les femmes présentes. Elle ne comprenait pas le sens des paroles, mais son oreille en était singulièrement charmée. Elle y trouvait l’expression de sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés, quelque chose de passionné, de lumineux et de fugitif. Elle était fascinée par la mimique des chanteurs napolitains, par ces yeux noirs qui flambaient tour à tour d’amour et de colère ou s’embuaient subitement de tristesse, par la mobilité excessive de ces visages latins, si différents des visages impassibles et fermés de ses compatriotes. Elle avait été plusieurs fois à Rome, à Naples, à Florence. Le son musical, coloré pour ainsi dire, de la langue italienne n’était pas nouveau pour elle, mais jamais il ne l’avait si curieusement affectée. Son âme avait-elle été sensibilisée à dessein, ou était-elle remuée par un obscur pressentiment ?

Un soir, Hélène et madame Verga occupaient leurs places habituelles dans le hall et causaient joyeusement avec quelques personnes. Le marquis était allé à l’hôtel Schweizerhof voir si un ami qu’il attendait depuis huit jours, et que le baccara retenait à Aix-les-Bains, était finalement arrivé.

Madame Ronald, très jolie dans une robe de batiste écrue garnie de rubans vert pâle, se balançait doucement. Tout à coup, la surprise immobilisa son visage et son fauteuil : M. Verga entrait avec le jeune homme qui l’avait si obstinément suivie à Paris et à qui elle avait cru échapper pour tout de bon ! C’était donc lui, ce comte Sant’Anna dont, ces jours-ci, on l’avait si souvent entretenue ! Elle demeura littéralement suffoquée par la surprise, un peu confuse, un peu effrayée. L’Italien ne l’aperçut pas d’abord ; lorsque son ami l’amena devant elle pour le présenter, il eut un sursaut intérieur, un éclat de triomphe dans les yeux, un sourire moqueur sous la moustache, tout cela dissimulé par une inclination profonde.

La marquise accapara le nouveau venu pendant quelques minutes, l’accablant de questions sur toutes les personnes de leur connaissance qui se trouvaient à Aix-les-Bains. Aussitôt qu’il fut libre, il s’approcha d’Hélène et le marquis lui céda le fauteuil qu’il occupait à ses côtés.

— Il ne m’est pas arrivé souvent d’être aussi heureux, — dit-il en appuyant ses magnifiques yeux noirs sur la jeune femme. — La fortune me devait bien ce dédommagement, car elle m’a passablement maltraité au baccara ! ajouta-t-il avec une audace qui frisait l’impertinence. — Si j’avais pu deviner que cette amie dont Verga me parlait dans ses lettres était vous, madame, il y a longtemps que je serais ici.

— Mais je ne vois pas pourquoi ? dit Hélène froidement.

— Parce que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer plusieurs fois à Paris et que, pour vous revoir, je serais allé au bout du monde.

Il était impossible à Hélène de laisser passer une invite au fleuretage sans y répondre.

— Si loin que cela ! fit-elle d’un ton railleur.

— Si loin que cela, — répéta sérieusement le jeune homme. — Nous autres Italiens, nous sommes sujets à éprouver des antipathies ou des sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine émotion, elle nous oblige irrésistiblement à la suivre : c’est un hommage qu’elle nous force de rendre à sa beauté et dont elle ne saurait prendre offense.

Madame Ronald fut tellement interloquée par la subtilité de l’explication qu’elle ne trouva pas un mot à répondre.

— Et c’est ce qui m’est arrivé… Il m’a semblé qu’avant vous je n’avais jamais vu de femme blonde.

— Je ne savais pas que ma blondeur eût rien d’extraordinaire.

— Ce devait être celle d’Ève.

— Vous croyez ?… Mais ce n’est pas rassurant pour moi !

— Encore moins pour les autres ! répondit l’Italien avec son fin sourire. — J’avais deviné que vous étiez Américaine.

— A quoi donc ?

— A votre élégance d’abord, puis à votre allure vive et décidée. Je la connais bien, car nous avons beaucoup de vos compatriotes à Rome. Le matin, quand elles sortent, elles éclairent le Corso.

— Je suis charmée d’apprendre cela !

— Vous n’êtes pas venue directement ici en quittant Paris ?

— Non, j’ai passé par la Belgique et la Hollande.

— Aimez-vous Lucerne ?

— Beaucoup.

— Vous comptez y rester jusqu’à la fin de la saison ?

— Aussi longtemps que je m’y amuserai.

A ce moment, mademoiselle Beauchamp qui venait de lire son New York Herald au salon, s’approcha de sa nièce.

— Montez-vous maintenant ? lui demanda-t-elle.

— Oui, ma tante, je vous attendais, répondit la jeune femme.

Elle s’était levée avec un empressement qui n’était qu’une manœuvre de sa coquetterie instinctive.

Puis, en manière d’excuse au comte Sant’Anna :

— Nous avons fait aujourd’hui une longue excursion ; demain nous devons déjeuner au Righi : si je veux être alerte, il faut que je me retire de bonne heure.

Hélène, ayant pris congé de tout le monde, alla dire un mot à son frère, qui causait dans un coin avec Willie Grey.

L’Italien la suivit du regard.

— Cristi ! quelle jolie femme ! dit-il à son ami Verga. — Le mari ? demanda-t-il.

Et, de la tête, il désignait M. Beauchamp qui, en vrai Américain, accompagnait sa sœur et sa tante à l’ascenseur.

— Non, le frère.

— Elle est veuve ?

— Veuve par grâce, par permission, comme on dit si drôlement en anglais : a grass widow[1]… M. Ronald est resté en Amérique.

[1] Grass widow du français « grâce », traduit d’une manière erronée par « grass » « herbe ».

— Diablement imprudent de sa part !

— Oh ! il ne risque rien. Sa femme est très comme il faut, d’une des meilleures familles de New-York… toutes les garanties morales et celle, plus rassurante, d’un tempérament honnête.

— Oui, oui, connu ! vienne une bonne tentation… et patatras, les principes ! fondue, la glace !

— Tu ne connais pas encore bien les Américaines : ce ne sont que des cerveaux. Je crois que si la Providence est vraiment en train de créer un troisième sexe, comme le ferait supposer le féminisme, ce sont les États-Unis qui en fourniront les premiers spécimens : des prêtresses, des doctoresses…

— Oh ! horreur !… C’est égal, si avec des cheveux comme les siens, son teint de rousse, et veuve par grâce depuis plusieurs mois, madame Ronald était invincible, ce serait surhumain… inhumain, même !… Je suis bien tenté de la mettre à l’épreuve.

— Je te parie vingt louis que tu en seras pour tes frais.

— Tenu !

A ce moment, madame Verga s’approcha des deux hommes pour leur souhaiter le bonsoir.

— Qu’est-ce que vous complotez là ? demanda-t-elle.

— La perdition d’une femme, répliqua Sant’Anna.

— Naturellement ! fit la marquise avec un joli rire.

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