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Ève victorieuse

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XXVII

Pendant tout le mois qui avait précédé le mariage de mademoiselle Carroll, madame Ronald avait poursuivi courageusement son instruction religieuse. Presque chaque jour, entre deux essayages souvent, elle était allée chez M. de Rovel. Elle ne se doutait pas combien elle paraissait étrange dans cet austère cabinet de travail : un cabinet de travail vert foncé, rempli de livres, sur lequel planait pour ainsi dire un grand christ d’ivoire. La vue de cette jolie Américaine, d’une élégance recherchée, le corps moulé par une robe d’une coupe savante, assise là dans un fauteuil à haut dossier, en face d’un vieux prêtre lui enseignant le catéchisme, eût ravi un psychologue aussi bien qu’un artiste.

M. de Rovel était un théologien de premier ordre. Il eût volontiers mis la cognée dans toutes les petites superstitions, dans les croyances ridicules qui, comme des végétations parasites, étouffent le grand arbre du catholicisme et en détruisent les belles lignes. Il les écarta délibérément pour madame Ronald et s’attacha à faire ressortir la logique et l’unité du dogme, cette logique et cette unité si bien faites pour frapper et attirer l’esprit saxon. L’abbé, qui avait instruit madame de Kéradieu, qui la voyait fréquemment et dans l’intimité familiale, connaissait déjà quelque chose de l’Américaine. Hélène, plus moderne, plus développée intellectuellement, fut pour lui un intéressant sujet d’étude, et bien actuel. Il demeura à la fois ravi et effrayé par la simplicité, l’indépendance, la hardiesse de cet esprit qu’elle personnifiait, l’esprit du Nouveau Monde, et il entrevit là pour l’Église un aide puissant ou un ennemi redoutable, un enfant terrible, difficile à discipliner. Quand madame Ronald lui annonça qu’elle était décidée à devenir catholique, elle le fit en des termes qui lui causèrent une violente secousse.

— J’avais craint, dit-elle, que le catholicisme ne fût trop arriéré. Je vois, au contraire, qu’il est plutôt trop avancé pour nous ! Il contient des éléments scientifiques et une puissance d’idéalité, qui peuvent satisfaire l’esprit moderne. Je crois même que personne ne l’a encore compris : c’est à cela que sont dues les horreurs de l’Inquisition et tout ce qu’on reproche à votre Église. Le burin, au moyen duquel un artiste gravera des chefs-d’œuvre, peut devenir une arme meurtrière aux mains d’un sauvage !

En entendant ces paroles prononcées du ton le plus naturel, M. de Rovel demeura muet de surprise pour quelques secondes. Il avait souvent cherché, avec une angoisse filiale, à justifier les cruautés commises par l’Église, par cette Église dont le premier principe avait été : « Tu ne tueras point ! » Il avait eu secrètement honte de ses bûchers, de ses crimes ; il les avait expiés, à sa manière, par un sacrifice quotidien de soi, par un redoublement de charité. Et la justification qu’il avait tant cherchée, cette Américaine, cette mondaine, dans sa claire vision de la réalité, venait de la découvrir. Elle était dans l’ignorance des temps. Il regarda madame Ronald avec une expression de reconnaissance, puis, voulant la pousser jusqu’au bout :

— Les premiers chrétiens n’avaient-ils pas compris ? demanda-t-il.

— Pas tout à fait ! Ils sont morts, les Barbares ont tué : il faut vivre, travailler, s’entr’aider… Vous verrez, monsieur l’abbé, que le catholicisme aura son évolution définitive en Amérique.

Le prêtre ne put s’empêcher de sourire.

— L’Amérique respectera ses dogmes, j’espère ?

— Parfaitement ! Mais elle en découvrira l’esprit, l’esprit qui vivifie.

Le séjour d’Hélène au couvent, ses visites à Rome, surtout la dernière, l’avaient déjà familiarisée avec une foule de choses qui, sans cela, l’eussent effarouchée. Les cérémonies de la religion, le culte, la liturgie lui plaisaient entièrement. Lorsque le prêtre lui eut expliqué les sacrements, son visage s’éclaira.

— Je comprends, dit-elle, ce sont de magnifiques symboles.

— Des symboles ! se récria M. de Rovel ; mais, mon enfant, vous n’avez pas compris du tout ! Ce sont des vérités absolues.

Hélène eut un petit sourire, puis, de ce ton décidé avec lequel l’Américaine exprime ses idées, fait table rase de tout ce qui représente les sentimentalités du vieux monde :

— Des vérités absolues pour les simples, pour les enfants ; pour vous, pour moi, des symboles.

Le théologien allait protester, contredire ; quelque chose dans la physionomie de la jeune femme l’en empêcha.

Ce mot de « symbole » fut pour le prêtre un éclair, à la lueur duquel il put lire dans l’esprit de sa catéchumène. Le dogme du péché originel, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, étaient pour elle des symboles seulement ! C’est ainsi qu’elle les comprenait ! M. de Rovel fut saisi d’horreur, troublé jusqu’au fond de l’âme. Il passa toute une nuit à délibérer avec sa conscience s’il devait admettre madame Ronald dans l’Église. Sentant l’impossibilité de lui faire accepter les dogmes autrement, il se dit que, par la pratique de la religion, la foi plus complète lui viendrait. La foi seule pouvait la rendre orthodoxe ; elle avait fait bien d’autres miracles ! L’abbé avait deviné, d’ailleurs, que la jeune femme souffrait de quelque peine secrète, que ce n’étaient pas des émotions nouvelles qu’elle venait demander au catholicisme, mais une aide morale. Il ne se crut pas le droit de la lui refuser. Et puis… et puis son exemple pouvait amener tant d’autres conversions !

Madame Ronald pensait sans cesse à la confession qu’elle aurait à faire. Par moments, elle croyait ne pouvoir s’y résoudre ; d’autres fois, c’était un besoin irrésistible. Lorsqu’elle entrait dans une église, la vue du confessionnal lui donnait un petit frisson : il l’attirait, l’effrayait, la fascinait. Elle connut, du reste, les angoisses, les regrets, les révoltes que tout converti a éprouvés.

Chaque fois qu’elle était revenue à Paris, elle n’avait pas manqué d’aller au couvent de l’Assomption. L’année qu’elle avait passée là, dans l’étude et la retraite, lui avait laissé un souvenir très doux, comme parfumé d’encens. La supérieure, qui n’avait pas été changée, l’accueillait toujours avec une affection maternelle. Mère Émilie avait subi le charme de sa saine et libre jeunesse. De toutes les étrangères qu’elle avait eues sous sa direction, c’était celle qui lui avait inspiré le plus de sympathie et d’estime. Lorsque Hélène lui apprit qu’elle était décidée à se faire catholique, son visage rayonna ; elle lui prit les mains et, les serrant dans les siennes :

— Ah ! mon enfant, quel bonheur ! s’écria-t-elle ; puis, avec sa foi naïve : — C’est la Sainte Vierge, à qui vous avez offert tant de fleurs, qui vous a obtenu cette grâce.

Madame Ronald mit le comble à sa joie en lui exprimant le désir de faire son abjuration dans la chapelle du couvent. Elle voulait être reçue devant cet autel qu’elle avait en effet souvent décoré de fleurs et qui lui était comme familier.

En disant à sa femme que cela lui était égal qu’elle se fît catholique, M. Ronald avait un peu trop présumé de sa propre largeur d’esprit. Après réflexion, il se rendit compte du scandale que l’événement causerait dans la société de New-York, dans sa famille, et il regretta l’adhésion qu’il avait donnée. Hélène l’avait d’abord fidèlement tenu au courant des progrès de son instruction religieuse, puis, ayant remarqué que ce sujet amenait sur son visage un air de déplaisir et de froideur, elle avait cessé de lui en parler. M. et madame de Kéradieu, le comte de Limeray et la supérieure de l’Assomption furent seuls dans sa confidence ; elle en exclut soigneusement son frère, sa tante et Dora. Comme elle devait partir pour l’Écosse le 1er août et retourner de là en Amérique, elle demanda à être reçue le 20 juillet. M. de Rovel y consentit sans difficulté.

La veille, elle subit la terrible épreuve de la confession. Cet acte, pour ceux qui ne l’ont pas pratiqué dès l’enfance, ne demande rien moins que de l’héroïsme. Pendant quelques minutes, Hélène demeura muette, les tempes et le cœur battants, incapable d’articuler un seul mot. Alors le prêtre vint à son aide. Il l’encouragea à l’aveu avec une pénétrante bonté. Le magnétisme spirituel ne tarda pas à agir sur son âme, et, hypnotisée par ce chuchotement mystérieux, cette voix sortant de l’ombre, elle ne vit plus M. de Rovel. Les yeux rivés sur le surplis blanc plaqué contre la grille, elle fit sa confession. A son insu, elle y apporta l’esprit nouveau. Sans aucune conscience de péché, de faute personnelle, comme elle eût raconté au médecin ses maux et ses infirmités physiques pour qu’il l’en guérît, elle mit sous les yeux du prêtre ses imperfections, sa frivolité, sa vanité, son envie mesquine, son amour douloureux, afin qu’il l’aidât à s’en débarrasser, à s’élever moralement. Rarement, M. de Rovel avait dû rencontrer un désir de bien aussi sincère, une pénitente amoureuse aussi résolue à chasser de son âme le larron d’honneur. Lorsqu’il eut entendu la jeune femme, il l’assura qu’elle trouverait dans le catholicisme la force dont elle avait besoin. Puis il prononça sur elle les paroles de l’absolution et ajouta doucement :

— Allez en paix.

Hélène sortit du confessionnal comme dans une transe, les jambes fléchissantes, la vue incertaine. Lorsqu’elle revint à elle, elle éprouva un allégement délicieux, un contentement intime qu’elle n’avait jamais connu.

Le lendemain, elle annonça à son mari qu’elle allait à Auteuil pour une cérémonie religieuse, se réservant de lui dire laquelle à son retour. Son émotion ne l’empêcha pas de se parer avec coquetterie. Elle avait, d’ailleurs, combiné très heureusement sa toilette d’abjuration. C’était une robe en mousseline de soie noire avec application de chantilly, un collet assorti, une toque pareillement noire, avec des touffes de violettes de Parme.

La chapelle du couvent était décorée comme pour un jour de grande fête ; les pensionnaires avaient été invitées à la cérémonie. A neuf heures précises, madame Ronald fit son entrée, accompagnée du baron et de la baronne de Kéradieu, son parrain et sa marraine. Par permission de l’archevêque, elle avait été dispensée de la cérémonie un peu barbare qui arrête le néophyte à la porte de l’église. Elle s’avança donc librement jusqu’au prie-Dieu qui lui avait été préparé, tandis qu’une voix très belle et très pure chantait le Veni Creator. Alors M. de Rovel, revêtu de riches ornements, monta à l’autel. La jeune femme reçut d’abord le baptême sous condition, puis, la main sur l’Évangile, elle prononça les paroles d’abjuration et le credo de sa nouvelle foi. L’abbé dit la messe et lui donna la communion ; quand elle eut reçu la blanche hostie, elle n’éprouva pas cette ivresse religieuse dont jouissent les dévots, mais elle eut la sensation, bien caractéristique de sa « mentalité », qu’elle communiait avec le divin, avec tout ce qu’il y a de beau et d’élevé dans la nature. Pendant quelques moments, elle plana très au-dessus de Dora, de Lelo, de l’amour mesquin, des vanités puériles. Puis, touchant terre de nouveau, elle songea tout à coup avec un étonnement mêlé d’effroi à l’étrangeté de ce vouloir providentiel, qui avait décidé que ce voyage d’Europe se terminât, pour Dora Carroll et pour elle, au pied d’un autel catholique, par un mariage et par une conversion.

La messe fut suivie d’un Te Deum ; Hélène redescendit la chapelle accompagnée par ce cantique d’actions de grâces.

Mère Emilie offrit à M. de Rovel, à madame Ronald et aux de Kéradieu un déjeuner exquis. La règle lui défendait d’y prendre part, mais elle y assista et, tout le temps, s’empressa auprès de son ex-pensionnaire avec une tendresse maternelle, la couvant du regard et se flattant à part soi d’avoir préparé sa conversion.

En rentrant à l’hôtel, Hélène alla droit à son mari, et, lui mettant les bras autour du cou :

— Henri, — fit-elle les yeux brillants de joie, — je viens d’être reçue dans l’Église catholique.

M. Ronald ne put réprimer un sursaut et une expression de mécontentement.

— Je finirai, dit-il, par me ranger du parti de ceux qui prétendent que l’Europe ne vaut rien aux Américaines. Les unes s’y ruinent, y font des mariages stupides, les autres divorcent ou changent de religion… On croirait, ma parole d’honneur, que toutes y viennent pour faire quelque sottise ! ajouta-t-il, en dénouant les bras de sa femme.

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