Ève victorieuse
XXXIV
Le dîner blanc des Sant’Anna défraya pendant huit jours toutes les conversations, soit dans le monde blanc, soit dans le monde noir. A Rome, ces petites manifestations politiques produisent généralement dans les deux camps une recrudescence d’antagonisme et d’animosité ; tout s’apaise à la surface, mais il reste au fond des cœurs un peu plus de haine et de rancune. Comme Lelo l’avait prévu, ce dîner lui attira un essaim d’ennuis. Il eut à subir les commentaires des chroniqueurs, les félicitations des uns, le blâme des autres, et, par-dessus le marché, les reproches de sa mère et de son oncle le cardinal. Il n’en faut pas tant pour exaspérer ce sensitif qu’est l’Italien. En vrai mari, il ne manqua pas de faire supporter à sa femme la mauvaise humeur que tout cela lui causait. Il rentra souvent à la maison les yeux noirs de colère, les nerfs tendus, et se mit plus d’une fois « en boule ». Dora, consciente de ses torts, se montra d’une patience admirable, usa de sa fameuse huile de sagesse, et sut retenir ces mots vifs qui lui venaient si facilement aux lèvres.
Un soir, avant le dîner, elle alla trouver Lelo dans son cabinet de toilette pour le consulter sur quelque arrangement. Comme il ne répondait pas à sa question, elle lui reprocha doucement son manque d’amabilité.
— Amabilité !… Demandez donc à cette pelote d’être aimable ! dit-il, en fichant rageusement son épingle de cravate dans le coussinet de satin placé près de la glace. — Depuis huit jours, grâce à vous, je suis comme elle : on m’enfonce des pointes de tous les côtés.
La comparaison fit rire la jeune femme :
— Eh bien, dit-elle gaiement, ce n’est pas généreux de me rendre les piqûres que vous recevez. J’ai agi avec légèreté. Je ne m’étais pas rendu compte des conséquences de mon initiative. Je vous en ai exprimé mes regrets, que puis-je faire de plus ?
— Me laisser tranquille, répondit brutalement Sant’Anna.
— C’est bien.
Sur ces mots lancés d’un ton de colère, la comtesse quittait la chambre en faisant claquer la porte derrière elle.
Cet éclat d’humeur fut l’orage qui éclaircit le ciel.
Lelo sentit qu’à son tour il s’était mis dans son tort. Il redevint aimable comme par enchantement et réussit sans trop de peine à se faire pardonner. L’Italien est particulièrement habile et irrésistible dans le repentir. Il a une façon de s’accuser, de se charger, qui vous désarme et semble rendre tout reproche inutile. Aussi se tire-t-il toujours d’affaire à bon compte.
Dora se félicitait de ce que les conséquences de son coup d’État n’eussent pas été pires. Elle comptait sans ce caractère romain façonné par des siècles de tyrannie théocratique, caractère qui, dans le parti noir, est resté singulièrement vindicatif et implacable.
Un matin, comme elle achevait son petit déjeuner, on lui remit une lettre d’apparence élégante, d’un papier pelure fortement bleuté, portant le timbre de la ville. L’écriture de l’adresse lui était inconnue et lui parut singulière. Elle ouvrit l’enveloppe avec une certaine curiosité, parcourut rapidement les quelques lignes… Le sang afflua aussitôt à son visage, puis se retira au cœur, laissant ses lèvres blanches et sèches. Elle relut : « Si vous tenez à savoir où votre mari va chaque jour avant le dîner, faites une petite visite, entre six heures et demie et sept heures et demie, dans certaine villa de la Place de l’Indépendance, vous serez édifiée. On revient toujours à ses premières amours. » Pas de signature ! Une écriture habilement contrefaite, des lettres d’un centimètre de haut, pressées les unes contre les autres et tracées comme par le va-et-vient d’un insecte.
Le billet anonyme était en italien. Depuis son mariage, la jeune femme n’avait cessé d’étudier cette langue ; elle comprenait parfaitement ; chacun des mots cruels pénétrait jusqu’à son cœur et y faisait éclater une douleur intolérable.
« La princesse Marina !… » Son nom lui sauta tout de suite à l’esprit ! Elle habitait une villa dans le quartier du Macao, sorte d’Aventin où bon nombre de grandes dames en rupture de mariage se sont retirées, pour attendre la loi du divorce. Lelo avait été autrefois un de ses admirateurs ; la marquise Verga et Hélène l’avaient dit à Dora. Le mot « admirateur » a, en général, pour l’Américaine, un sens élastique ; il ne précise rien : Dora n’avait jamais imaginé, pas même depuis qu’elle était mariée, que Donna Vittoria eût pu être, à un moment lointain, la maîtresse de son mari. Elle la croyait trop bien élevée pour cela… Si elle avait eu le soupçon de la vérité, elle n’aurait jamais souffert que la princesse passât le seuil de sa porte. Les deux femmes se rencontraient chaque jour, car elles tournaient dans le même cercle. Elles se faisaient des visites, s’invitaient réciproquement à de grands dîners, à des soirées de gala, mais leurs relations avaient gardé un ton cérémonieux et froid. Elles se critiquaient volontiers avec une égale malice.
« On revient toujours à ses premières amours. » Ces paroles impliquaient évidemment que Lelo avait aimé la princesse et qu’il l’aimait encore : à cette idée, il y eut derrière le front de la jeune Américaine un tourbillon de pensées violentes, une succession d’images qui jetèrent des éclairs dans ses yeux et donnèrent une incroyable dureté à sa physionomie. Trompée, elle ! Ah ! si elle en avait la preuve, comme elle divorcerait vite !… Elle s’avisa que le divorce n’existait pas en Italie. Eh bien ! elle demanderait sa séparation, emmènerait son fils, irait vivre aux Indes, en Chine, n’importe où, et jamais elle ne reverrait Lelo. Elle eut un petit éclat de rire faux et nerveux. Ah ! elle n’était pas de celles qui pardonnent, non. Dieu merci !
Plus la femme est simple, et plus elle ressent l’infidélité de l’homme. C’est ce qui rend l’Américaine si intransigeante, si implacable en cette matière. L’Européenne pardonne souvent, parce qu’elle connaît mieux la vie, la nature humaine, et surtout parce qu’il reste chez elle moins de matérialité primitive. Elle pardonne sans oublier, d’ailleurs. L’infidélité, la trahison est pour la femme ce que la gelée blanche est pour la plante ; ses effets sont les mêmes et aussi irrémédiables.
Si Dora n’était pas de celles qui pardonnent, elle était en revanche de celles qui peuvent raisonner avec quelque lucidité. Lorsqu’elle eut recouvré un peu de calme, elle se mit à chercher des indices dans la manière d’être de son mari. Elle n’en vit d’abord aucun qui pût l’alarmer, au contraire. Il était certainement très empressé auprès de la princesse Marina, pas plus pourtant que le marquis Verga ou tel ou tel autre. C’était sûrement la grande dame influente que l’on courtisait, et non la femme… La femme ! mais elle avait au moins quarante-cinq ans ! cinquante peut-être ! Elle se teignait les cheveux, se retouchait les sourcils et les lèvres ! Et Lelo aimerait ce vieux tableau ! Allons, c’était impossible !
Un vieux tableau !… Le fin profil de Donna Vittoria, sa taille souple, sa démarche onduleuse, la manière inimitable dont elle se servait de son face-à-main d’écaille blonde se retracèrent instantanément dans le cerveau de Dora, et les coins de sa bouche se contractèrent. Bizarrement, une impression qu’elle avait eue, quelques jours auparavant, se raviva aussi. Donna Vittoria était arrivée très en retard à un grand dîner. Une autre eût été confuse, eût bredouillé des excuses bêtes ou maladroites, elle avait dit simplement : « Scusate mi tanto, tanto ! — Excusez-moi tant, tant ! » — Et avec quelle grâce, quelle désinvolture ! Dora l’avait enviée. Oui, impossible de le nier, cette femme possédait un charme extraordinaire. Et puis elle l’avait, cette âme latine que Lelo croyait si supérieure ! Pour le mariage, l’âme saxonne suffit ; pour l’amour, il faut peut-être l’âme latine ! Cette pensée broya le cœur de la jeune femme. Ne serait-ce point à cause de la princesse que son mari faisait la sourde oreille quand elle lui parlait d’accompagner madame Carroll en Amérique ? Il n’avait pas dit non positivement, mais il était évident que cela ne lui plaisait pas et il avait plusieurs fois exprimé le désir d’aller à Ceresole, en Piémont, où Donna Vittoria passait l’été.
Dora reprit le billet anonyme et se mit à l’examiner. Dans l’écriture contrefaite, le format, la qualité du papier, il y avait la marque d’un homme ou d’une femme du monde. Qui donc pouvait avoir intérêt à détruire son bonheur ?… Une vengeance, sûrement ! Celui ou celle qui était capable d’une action si vile devait être capable aussi d’une calomnie… Le nom de sa belle-sœur lui vint à l’esprit, puis elle se dit que Donna Pia ne trahirait pas son frère. Elle savait que son mari faisait des visites à la princesse Marina, mais qu’il y allât tous les jours, elle l’ignorait. Elle s’était figuré qu’il montait au club après la promenade. Il le lui avait donné à entendre : le mensonge est si facile aux Latins !… Lelo infidèle !… Et il était là, tout près, dormant paisiblement. Elle avait une envie folle d’aller le secouer, le réveiller, lui montrer cette lettre. Il lui prouverait, clair comme le jour, qu’il était innocent, et elle ne le croirait pas. Non, il fallait qu’elle fût convaincue par ses propres sens. Elle se rendrait chez la princesse entre six heures et demie et sept heures et demie, comme on le lui conseillait. Elle avait un excellent prétexte : la veille, un domestique s’était présenté avec un certificat de la princesse. Elle irait lui demander des renseignements supplémentaires. Elle verrait bien l’effet que son apparition produirait. On ne la recevrait peut-être pas ? Eh bien, elle attendrait dans sa voiture, à quelque distance : si elle voyait sortir son mari, elle saurait… elle saurait que cet infâme billet n’avait pas menti. Et alors !… Ah ! c’était trop douloureux !
Elle se leva brusquement, sonna sa femme de chambre et passa dans son cabinet de toilette. Tout en s’habillant, en se parant, elle souffrait d’une manière atroce. Il lui semblait qu’un nid de vipères s’était ouvert dans son cerveau. Elle songeait tout à coup à Jack Ascott. Y aurait-il quelque chose comme une rétribution de nos actes en ce monde, et allait-elle être punie de son infidélité envers lui ? Un remords lui vint, à l’idée qu’elle avait pu lui infliger une peine semblable à celle qu’elle éprouvait.
« Je ne savais pas que ce fût si cruel ! » Puis, haussant les épaules, avec cette ignorance enfantine que la plupart des femmes ont du cœur masculin : « Les hommes ne sentent pas autant que nous ! »
Au fond d’elle-même, Dora avait cependant l’impression que son mari l’aimait, et cette impression ne laissait pas que de la rassurer. Dans des circonstances pareilles, nous avons tous, plus ou moins, l’instinct infaillible de ce qui est ou de ce qui n’est pas, et c’est lui seul qu’il faudrait écouter. La comtesse se hâta fiévreusement à sa toilette ; elle avait besoin de sortir, de quitter la maison. Il fallait qu’elle retrouvât un peu de calme avant de revoir Lelo : sans cela, elle serait incapable de se contenir.
Elle se rendit d’abord à l’Hôtel du Quirinal, fit une assez longue visite à sa mère et puis redescendit au Corso. A cette heure matinale, il est fréquenté par de très jeunes gens en quête de bonnes fortunes, par quelques vieux beaux, toujours les mêmes. Des femmes du monde, parmi lesquelles beaucoup d’Américaines en costume tailleur, y font leur prétendue promenade de santé. Elles y rencontrent leurs fidèles, leurs admirateurs, échangent des poignées de main, des saluts, lancent les premiers potins, se font accompagner par l’un ou par l’autre, et rentrent chez elles, l’appétit bien aiguisé, la coquetterie aussi. La comtesse fut abordée par le marquis Peretti, un des amuseurs de la haute société. Il l’accompagna, comme il le faisait souvent. D’habitude, elle lui donnait brillamment la réplique. Ce matin-là, le frizzo romano, les saillies romaines furent perdues pour elle, et son air distrait, préoccupé, lui valut d’impitoyables taquineries.
La promenade lui fit du bien, pourtant : elle rentra plus calme, le nez pincé, les lèvres amincies par la tension de la volonté, résolue à ne pas se trahir, à ne pas souffrir même, avant de savoir. Elle se rendit tout droit dans son petit salon pour écrire un billet. Quelques minutes plus tard, Lelo vint l’y rejoindre. Elle le dévisagea d’un regard rapide : il lui parut presque insolent de beauté, d’insouciance et de bonne humeur.
— Come va, mia cara ? (Comment va, ma chérie ?) demanda-t-il avec une intonation caressante.
— Très bien, merci ! répondit la jeune femme, tout occupée en apparence à cacheter sa lettre.
A ce moment, on annonça le déjeuner, et les époux se dirigèrent vers la salle à manger.
— Per Bacco ! s’écria le comte en se mettant à table, — j’ai oublié d’inviter quelqu’un hier au soir.
— Pour une fois, vous pourrez bien supporter un repas en tête à tête ! vous n’en mourrez pas, — fit Dora d’un ton qui affecta désagréablement l’oreille de Lelo.
— Mais je ne crains pas le tête-à-tête ! répondit-il en souriant. — Seulement je n’aime pas à voir tant de places vides à table.
— Si j’avais su, j’aurais ramené Peretti. Je l’ai rencontré ce matin.
— Que vous a-t-il dit d’intéressant ?
— Rien du tout.
— Il serait joliment étonné, s’il vous entendait. Il y avait beaucoup de monde au Corso ?
— Une demi-douzaine de jeunes idiots.
— Ah mais !… vous êtes gentille aujourd’hui !… Est-ce que le baromètre est à l’orage ?
— Pour moi, peut-être bien ! répondit la comtesse avec un petit rire mauvais.
Sant’Anna regarda sa femme avec un peu de surprise. C’était la première fois qu’elle donnait de semblables signes d’humeur et de nervosité. Dora, à qui il était presque impossible de feindre, s’était laissée emporter ; s’apercevant qu’elle avait éveillé la curiosité de son mari, et craignant de s’attirer des questions, elle fit un grand effort pour se ressaisir.
— Avez-vous vu les chevaux ? demanda-t-elle de l’air le plus naturel du monde.
— Oui, ils sont en splendide condition… Caselli a déniché, paraît-il, une paire d’alezans merveilleux. Je dois les voir demain.
Une fois lancé sur ce sujet, Lelo oublia l’humeur de sa femme et causa gaiement. Elle, se contenta de jeter quelques monosyllabes dans la conversation, et pas toujours à propos. Cette angoisse particulière à la jalousie lui serrait la gorge et l’empêchait de manger. A chaque instant, elle rapprochait ses longs cils pour regarder son mari avec plus d’intensité. En le voyant si jeune et si beau, elle se dit qu’il ne pouvait pas aimer une femme de quarante-cinq ans. Elle se rappela tout à coup, avec un plaisir infini, ce proverbe romain qui avait excité son indignation : « A quarante ans, il faut jeter la femme à la rivière toute habillée. — A quarant’anni, bisogna buttar la donna al fiume con tutti panni… »
« Ah ! ils ont bien raison, pensa-t-elle drôlement ; — qu’on la jette, qu’on la jette ! »
Après le déjeuner, les époux retournèrent dans le petit salon, où l’on servit le café.
— Lelo, maman voudrait bien savoir si nous sommes décidés, oui ou non, à l’accompagner en Amérique, — dit Dora en observant la physionomie de son mari. — Dans le cas où cela vous ennuierait par trop, je pourrais toujours y aller avec elle, moi…
Sant’Anna, qui portait sa tasse de café à ses lèvres, fut tellement surpris qu’il la reposa dans sa soucoupe.
— Comment, comment ! dit-il, vous pourriez de gaieté de cœur me quitter ainsi ?… Joli amour que le vôtre ! Américain, hein ?
Oh ! le baume, la joie que ces paroles versèrent dans le cœur de Dora.
— Rien ne vous empêche de m’accompagner.
— Non… mais cela pourrait ne pas me convenir de faire le voyage cette année… Nous autres Italiens, nous ne nous résignerions jamais à vivre séparés de nos femmes comme font vos compatriotes. Quoi que vous en disiez, nous les aimons mieux.
— Et quand elles ont cessé de vous plaire, vous les trompez mieux aussi.
Le ton sarcastique dont ces mots furent prononcés fit dresser l’oreille à Lelo.
— Naturellement ! répondit-il avec bonne humeur. — Avez-vous donc une si grande envie d’aller en Amérique ?
— Oui, je crois en vérité que j’ai un peu de nostalgie. Il y a une foule de gens et de choses que je voudrais revoir.
— Pas M. Ascott, j’espère ! fit Sant’Anna avec un éclair de jalousie dans les yeux.
— Non, non… j’ai joué un trop triste rôle dans sa vie pour avoir jamais le désir de le rencontrer.
— Eh ! qui sait ! les femmes sont si perverses, si infernalement cruelles !
— Merci. Mais revenons à l’Amérique. Il me semble que nous ne pouvons guère laisser partir maman toute seule. Du reste, elle veut que vous voyiez Orienta, sa fameuse propriété, afin de savoir si elle doit la vendre ou la louer.
— Alors, nous laisserons Guido avec ma mère.
— Ah ! cela non, par exemple ! Bébé ne me quitte pas.
— Vous ne redoutez pas pour lui un si long voyage ?
— Avec sa nourrice, il pourrait faire le tour du monde.
— Peppa ne voudra jamais aller en Amérique.
— Peppa ! elle allait émigrer avec toute sa smala quand nous l’avons prise. Je me charge de la décider.
— Eh bien, nous verrons. Au fait, je ne vois pas d’empêchement sérieux, fit Sant’Anna, comme s’il en cherchait.
— Le mal de mer, peut-être !
Ceci fut dit d’un ton moqueur, singulièrement déplaisant.
La physionomie du comte prit une expression si hautaine que Dora en fut saisie.
— Je ne sais sur quelle herbe vous avez marché ce matin ! dit-il froidement ; mais vous êtes évidemment de fort méchante humeur, et, comme je ne veux pas me fâcher, je m’en vais. Au revoir !
— Lelo !
Sant’Anna, qui allait franchir le seuil de la porte, se retourna.
— Plaît-il ?
Dans le désir d’être délivrée de son angoisse, la jeune femme allait tout dire ; mais, comme elle était très forte, elle se contint.
— Rien, rien ! répondit-elle vivement.