Ève victorieuse
XXXI
Le retour de madame Ronald à Paris causa un très vif plaisir à M. de Limeray. Pendant les vingt mois qu’avait duré son absence, une correspondance suivie avait donné à leurs relations un charmant caractère d’intimité. Le « Prince » chercha tout de suite à deviner l’état de cœur de son amie américaine. Il ne croyait pas à la durée d’un amour malheureux chez une jolie femme, pas plus qu’à la durée des regrets chez une femme aimant beaucoup la toilette. Il prétendait que les admirations et les chiffons ont vite raison d’une passion ou d’un chagrin. Cependant, à la première question qu’il fit sur le comte et la comtesse Sant’Anna, le retrait du regard d’Hélène, la dureté de son accent, lui prouvèrent qu’elle n’avait point recouvré sa belle indifférence d’autrefois. Bien que cela bouleversât ses petites théories, il fut charmé de voir qu’elle était capable d’un sentiment profond. Il eut mille occasions de constater que l’oubli n’était pas encore venu pour elle. De fait, le séjour d’Europe semblait être mauvais à madame Ronald. Était-ce la distance moindre entre elle et Lelo, étaient-ce les lettres dont Dora la persécutait ? Quoi qu’elle fit, quoi qu’elle dît, sa pensée demeurait tournée vers Rome.
Un soir, en revenant du théâtre, elle trouva sur sa toilette un grand pli jaune portant le timbre d’Italie. Elle le prit, le palpa, et, devinant ce qu’il contenait, elle l’ouvrit avec des doigts nerveux. C’était bien cela !… Deux photographies ! celles du comte et de la comtesse Sant’Anna ! Elle les rejeta vivement, et elles allèrent s’étaler sur ses brosses. Mais le mal était fait, le choc reçu : son regard avait rencontré la figure de Lelo, et elle en avait été touchée au cœur. Comme subitement gênée par la présence de sa femme de chambre, elle l’envoya se coucher. Restée seule, elle reprit le portrait de Dora, l’examina avec une fiévreuse curiosité. La jeune femme, en grand appareil de soirée, paraissait tout à fait jolie. Ses traits étaient moins aigus, son expression plus douce.
— Elle est bien capable d’avoir embelli ! dit madame Ronald à haute voix. — Elle est capable de tout ! ajouta-t-elle avec une colère presque comique, en lançant la photographie loin d’elle.
Hélène se mit ensuite à tourner dans sa chambre. Elle commença sa toilette de nuit, revint s’asseoir devant son miroir, brossa indéfiniment ses cheveux, les releva coquettement sur le sommet de la tête, résistant au désir de jeter un second coup d’œil sur l’autre portrait qui était là. A la fin, n’y tenant plus, elle le saisit brusquement, et, les lèvres serrées, la physionomie dure, elle le regarda un instant.
— Flatté ! retouché ! fit-elle avec une inflexion de dédain.
La photographie n’est pas artistique, mais elle est scientifiquement brutale et vraie. La lumière est implacable. Elle saisit les traits et l’âme de l’individu. Elle peut révéler la pensée criminelle, aussi bien que la maladie cachée. Nous ne savons pas encore lire ses révélations. Sur ce morceau de carton que tenait Hélène, la belle tête italienne de Sant’Anna se détachait avec une extrême vigueur. Il était vivant ; il la regardait comme il l’avait souvent regardée à Lucerne, à Ouchy : sous le magnétisme de sa caresse, le visage de la jeune femme se radoucit, revêtit un air de tendresse qu’il n’avait jamais eu.
Par une de ces ironies qui semblent voulues et donnent quelquefois à nos destinées un caractère de comédie, il se trouva que, le matin même, M. Ronald avait acheté une loupe, assurant qu’à Paris elles sont plus parfaites qu’ailleurs. Il était venu la montrer à sa femme et l’avait oubliée sur la toilette ; elle y était encore. Hélène, curieusement inspirée, la prit pour examiner la photographie de Lelo. Alors son cœur se mit à battre violemment. Elle les voyait tout proches, les yeux merveilleusement enchâssés, le nez finement modelé, les lèvres d’un dessin si pur. Et, dans les prunelles, il y avait cette chaude lumière qui est le reflet même de l’âme latine ; sur la bouche sensuelle flottait un sourire, quelque chose de tendre, un désir peut-être. L’illusion de la vie lui vint si foudroyante qu’elle laissa échapper la loupe. Elle se leva toute pâle, tremblant de la tête aux pieds, et, sous l’impulsion d’un remords, d’une souffrance aiguë, elle jeta le portrait dans la cheminée où pétillait une flambée de bois. Il tomba tout droit, la face vers elle. Le feu ne le saisit que lentement, comme à regret ; sous l’action combinée des acides et de la chaleur, le visage fixé sur le papier parut s’animer ; du milieu des flammes, les yeux la regardaient, la bouche lui souriait. Hélène en demeura glacée d’horreur. Elle suivit, avec des prunelles dilatées par l’angoisse, les progrès de son auto-da-fé. Quand l’image de Sant’Anna ne fut plus qu’une légère cendre grise, elle passa son mouchoir sur son front, humide d’une sueur de cauchemar.
— C’est affreux, affreux ! dit-elle tout haut.
En elle-même elle ajouta :
« Il y a peut-être bien quelques parcelles de vie humaine dans une photographie… »
Ce petit incident troubla l’âme d’Hélène plus profondément que rien n’avait pu le faire depuis vingt mois. Elle fut tout à coup reprise de cette nostalgie des choses irréalisables qui donne le dégoût des plaisirs, des affections simples, de la vie même, et qui est plus difficile à supporter qu’une douleur franche.
Et puis le comte et la comtesse Sant’Anna la pressaient de venir à Rome. De là-bas une force attirante semblait agir sur toutes les fibres de son cœur. Le désir insidieux de voir Dora dans son rôle de grande dame, et de la réconcilier avec son oncle, s’était emparé d’Hélène et menaçait d’avoir raison de sa volonté.
Le bonheur et la guérison arrivent souvent de manière aussi imprévue que le malheur et la maladie. Un matin, en lisant le New York Herald, les yeux d’Hélène tombèrent sur l’annonce d’une conférence qui serait donnée, l’après-midi même, à la Bodinière, par le brahmine Cetteradji, sur « l’influence des Maîtres disparus ». L’Hindou devait être présenté par Jules Bois, le grand-prêtre français de l’occultisme, dont le nom est bien connu aux États-Unis. La curiosité de la femme américaine peut être considérée comme une véritable force : son esprit, avide de lumière, d’espace, de savoir, cherche sans cesse du nouveau. Nulle part peut-être autant qu’en Amérique on ne s’occupe des sciences psychiques ; madame Ronald s’y intéressait avec passion. De plus, à New-York, à Philadelphie, à Boston, le bouddhisme est en grande faveur. Çakya-Mouni a des adoratrices ; Bouddha, symbole de paix et de repos, se rencontre aujourd’hui, par un contraste piquant, et comme une leçon peut-être, chez les femmes les plus actives, les plus remuantes de l’univers.
Une conférence d’un brahmine ! Cette friandise intellectuelle ne pouvait que tenter Hélène. Elle envoya immédiatement un mot à une de ses amies pour l’inviter à y venir avec elle. Celle-ci ayant accepté, les deux Américaines se rendirent à la Bodinière et furent assez heureuses pour trouver des fauteuils que l’on venait de rapporter au bureau. La petite salle se remplit d’un public très spécial, pas brillant, pas élégant, mais très intéressant. Il y avait là des hommes graves à crânes pointus, des prêtres, des pasteurs protestants, des femmes ayant dépassé la trentaine, vêtues à faire crier, avec des visages de névrosées, des yeux inquiets, des physionomies ardentes. Dans ce milieu de cérébrales, se distinguaient les visages paisibles et froids d’une demi-douzaine d’Américaines, jolies et bien habillées.
Et, sur la petite scène où se sont succédé tant de spectacles divers, parut le prêtre de Brahma, une figure jeune et majestueuse, encadrée par Jules Bois et un interprète. Cetteradji portait une robe de fine soie blanche, avec une espèce d’étole posée en travers, nouée à gauche, dont ses doigts bruns tenaient les bouts. Le gracieux turban de l’Inde, croisé au-dessus du front, était placé comme une mitre sur ses cheveux noirs un peu longs. Son teint avait la chaude coloration de l’Extrême-Orient. Son visage aux larges pommettes, aux traits lourds, eût semblé commun, s’il n’eût été transfiguré par des yeux pleins de feu mystique. Toute sa personne donnait une impression de force, de pureté, de douceur. Il promena, un moment, son regard lumineux sur l’auditoire, comme s’il eût voulu en prendre possession. Ce regard fit courir un léger frémissement chez les spectateurs, plus marqué chez les spectatrices. Puis, la communication psychique établie, Cetteradji, dans un anglais que l’accent hindou rendait singulièrement harmonieux, parla des « Maîtres disparus », de Platon, d’Aristote, de Bouddha, du Christ. Il affirma qu’ils n’avaient point quitté notre planète, qu’ils étaient autour de nous, dans l’éther où vivent les esprits, les grands invisibles, qu’ils avaient une action constante sur notre progrès, sur notre civilisation. Il assura, de plus, qu’il avait eu des preuves tangibles de leur présence et qu’il existait entre eux et nous des moyens de communication. A ces mots, tous les yeux suspendus à ses lèvres prirent une expression de religieuse attente. Le silence devint sensible. On espérait apprendre les paroles magiques qui ouvrent les portes de l’au-delà. Hélas ! le brahmine se déroba comme tous les autres, mais il le fit avec une habileté particulière. Il déclara que, pour entrer en communication avec les Maîtres, il fallait avoir atteint, par des incarnations successives, un haut degré de spiritualité. Alors s’éleva de l’assemblée ce soupir pathétique qui sort de la poitrine de l’humanité après chacune de ses espérances trompées. Afin d’adoucir la déception, Cetteradji ajouta que, par une vie très pure, une aspiration perpétuelle vers le bien, on pouvait cependant attirer vers soi les esprits supérieurs.
Bien que la traduction en français de chacune des phrases anglaises eût un peu gâté cette conférence pour madame Ronald, elle fut affectée très fortement par ce magnétisme d’apôtre que possédait le brahmine. Il ne lui avait rien appris de nouveau : mais, soit par un effet de son imagination, soit par une véritable action psychique, sa parole lui avait fait un bien extraordinaire. Son discours terminé, Cetteradji annonça qu’il recevrait chez lui, 4, rue Boccador, les personnes qui auraient des questions à lui poser.
Alors Jules Bois, se levant, ajouta quelques mots, de cette voix onctueuse qu’il s’est faite. Il dit que nous avions besoin des forces psychiques pour réagir contre le mal envahissant, contre les ténèbres du matérialisme : il espérait qu’un grand nombre de personnes iraient demander au brahmine le secours de ses prières, de sa volonté supérieure, et recevoir de lui l’impulsion nécessaire pour marcher sans défaillance vers la lumière.
Tout cela fut très joliment débité, sur le mode mineur, avec un air suffisamment mystique. Mais, après la parole ardente, convaincue, du prêtre hindou, la parole laïque de Jules Bois parut décolorée, sans relief. De plus, l’apôtre français de l’occultisme, avec ses vêtements étriqués d’Européen, faisait assez pauvre figure à côté du blanc brahmine à la robe de soie.
Madame Ronald aperçut tout de suite la cause de cette infériorité :
— Décidément, dit-elle à son amie, on ne peut pas parler de ces choses avec une barbe de mondain et une redingote. Il faudrait avoir la figure rasée, une robe, un vêtement qui drape… des ailes, même !
— Oh ! je l’ai toujours dit, répliqua madame Carrington, qui adorait la toilette, le costume est la moitié de l’individu.
— Tout, quelquefois ! déclara Hélène, avec son joli ton de philosophe.