← Retour

Ève victorieuse

16px
100%

XXIV

Sa petite aventure du casino avait dégoûté madame Ronald de Monte-Carlo ; elle avait voulu partir pour Cannes dès le lendemain. Après un séjour d’une semaine, elle était rentrée à Paris avec son mari, son frère et sa tante, et tous s’étaient logés à l’Hôtel Castiglione.

La conscience de son amour pour Sant’Anna avait causé à Hélène une sorte de stupeur, puis une horreur d’elle-même, une humiliation profonde. Sa victoire d’Ouchy n’avait été, après tout, qu’une défaite. L’avertissement prophétique dont elle avait ri, lui revenait à la mémoire. Elle avait tenté l’homme, il l’avait prise malgré elle ; il s’était emparé de son cœur à son insu ; elle était tombée dans le piège comme une petite pensionnaire. A cette pensée, une rougeur pénible lui montait au visage. Et elle s’était crue invulnérable, et elle avait choisi pour emblème la salamandre ! Quel mensonge ! Quelle dérision !… Et, s’en prenant à l’innocente bestiole, qui ne lui avait pas communiqué sa puissance réfractaire, elle rejeta au fond de son coffret le cachet où l’emblème était gravé, puis le bijou en diamants et en émeraudes qu’elle avait porté si orgueilleusement.

Le désarroi moral ne fut pas de longue durée chez Hélène. Sa dignité, son honnêteté prirent aussitôt les armes contre ce sentiment qui l’offensait, qui lui semblait une tache. Elle avait étudié un peu toutes les croyances, s’était même intéressée pendant quelque temps à ces Christian Scientists dont il se trouve un groupe en plein Paris, rue de l’Arcade, et qui pratiquent la guérison métaphysique. Elle croyait avec eux que la volonté persistante est capable de faire des miracles, et que la pensée suffit à aggraver le mal, quel qu’il soit, en le réimprimant dans l’organisme. Résolument elle écarta la sienne de son amour douloureux. Mais dans ce curieux dédoublement de l’individu soumis à une haute pression, l’amour vécut en elle et sans elle, produisant une foule de sentiments qui parfois la dominaient absolument. Elle causait, s’amusait, combinait ses toilettes, et, à travers tous les phénomènes de sa vie extérieure, elle entendait la voix chaude de l’Italien, elle sentait la caresse de ses yeux. Ses paroles d’admiration, ses déclarations se répétaient dans le cerveau de la jeune femme. Les impressions reçues à Lucerne et à Ouchy, ces impressions qui semblaient avoir effleuré son âme, y avoir glissé, y étaient demeurées, au contraire, et maintenant reparaissaient plus nettes, exerçaient sur elle une sorte de séduction rétrospective. Hélène se débattait en vain sous cette possession occulte ; un jour, dans l’angoisse de son impuissance à y échapper, il lui arriva de s’écrier tout haut :

— Oh ! sûrement, je dois cela à cet horrible sang latin que j’ai dans les veines !

Elle se mit à errer dans Paris, comme elle avait erré à Rome, au hasard et toute seule. Un curieux instinct lui faisait éviter l’avenue Gabriel ; la vue même de l’allée ombreuse où Sant’Anna l’avait suivie lui était douloureuse, elle y jetait toujours en passant un regard rapide et effrayé.

Au cours de ces promenades sans but, il lui arrivait souvent d’entrer dans quelque église. La chapelle des Passionnistes, avenue Hoche, celle des Dominicains, faubourg Saint-Honoré, l’attiraient irrésistiblement. Dans ce silence particulier aux sanctuaires catholiques, elle éprouvait un bien-être instantané. Elle aimait les cérémonies religieuses, elle les sentait maintenant. Les ondes de la musique sacrée, les notes graves des chants liturgiques, calmaient sa peine de femme, comme les berceuses de sa nourrice avaient endormi ses chagrins d’enfant. Bien que protestante, elle connaissait saint Antoine de Padoue, devenu curieusement populaire en Amérique aussi bien qu’en France, et, dans sa détresse morale, elle était allée jusqu’à l’enfantillage de lui promettre une grosse somme s’il lui obtenait l’oubli. Avec le sens pratique qui ne l’abandonnait jamais, elle se dit que, puisque sa volonté seule ne suffisait pas à la débarrasser de cet amour cruel qui empoisonnait sa vie, il fallait appeler d’autres forces à son aide. Elle se souvint qu’un jour, à Rome, devant le Bambino qu’on lui montrait et qui n’était pour elle qu’une affreuse poupée de bois, elle avait vu dans les yeux d’une vieille paysanne une lueur extraordinaire, celle de la foi, sans doute, une lueur qui l’avait transfigurée, qui avait effacé ses rides et donné à son visage une beauté surnaturelle. Ce souvenir la hanta. Elle se rappela les cérémonies où elle avait assisté au couvent de l’Assomption, puis cette douce messe de minuit au château de Blonay. Il y avait sûrement une force mystique dans cette vieille religion romaine : pourquoi n’y aurait-elle pas recours ? Du reste, on commençait à parler beaucoup du catholicisme en Amérique. Il gagnait de jour en jour, et provoquait d’ardentes controverses. Elle ne serait pas fâchée de le connaître à fond, ne fût-ce que pour le discuter. Elle pria donc madame de Kéradieu de lui indiquer un prêtre avec qui elle pût s’entretenir de ces matières. La baronne la conduisit chez l’abbé de Rovel, un cousin de son mari, un desservant libre de la paroisse de Sainte-Clotilde. Il l’accueillit avec une bonté paternelle. Se tenant sur la réserve, Hélène commença par dire qu’elle n’était point décidée à changer de religion : elle trouvait le culte catholique fascinating, — fascinant, mais elle craignait que les dogmes fussent inacceptables à son esprit moderne.

— On ne peut pas retourner en arrière, vous comprenez ! ajouta-t-elle avec un joli air sérieux.

— Assurément non, répondit le prêtre en souriant, mais je suis persuadé que le catholicisme n’arrêtera pas la marche en avant de votre esprit… au contraire ! Et je me mets à votre disposition pour vous éclairer et répondre à toutes vos questions.

Sur ce, il fut convenu qu’Hélène viendrait tous les jours, entre deux et trois heures, causer de religion avec M. de Rovel, et elle partit enchantée d’avoir trouvé une distraction nouvelle et bien permise.

Dès son arrivée à Paris, madame Ronald avait fait visite à la marquise d’Anguilhon ; elle avait appris avec un véritable soulagement que M. de Limeray était encore à Pau : elle redoutait la pénétration de son regard et la fine raillerie de son sourire. Au premier dîner du jeudi où elle fut priée avec son mari, son frère et sa tante, elle le rencontra. Elle eut beau s’observer, s’efforcer de paraître insouciante et gaie, il ne tarda pas à être frappé de son changement. Le haut du visage lui sembla différent ; la physionomie, moins brillante et plus douce ; il y avait, par moments, dans ses grands yeux bruns, des reflets d’angoisse et de peine. Tantôt elle fuyait son regard, tantôt elle le bravait avec un petit éclat de rire nerveux. En un mot, elle avait l’air d’une enfant coupable et honteuse. Et le vieux gentilhomme, qui avait acquis une jolie connaissance de la femme, se demanda aussitôt : « Qui est-ce ? »

Inévitablement, on parla du mariage de mademoiselle Carroll. La marquise d’Anguilhon, qui connaissait Sant’Anna, déclara que c’était un charmeur et bien fait pour plaire à une Américaine. M. Ronald se montra sévère pour sa nièce. Hélène ajouta que M. Ascott eût beaucoup mieux convenu à Dora et qu’elle s’en apercevrait avant longtemps. Dans sa voix, il y avait un accent de passion qui fit dresser l’oreille à M. de Limeray. Il la questionna sur le mariage de sa nièce, demanda des détails, la poussa à fond très habilement et fut fixé. Il examina ensuite M. Ronald.

C’était bien là le type de l’homme supérieur que toutes les femmes d’une certaine élévation rêvent, et qui, dans la réalité, ne les contente jamais. Elles sentent d’instinct qu’il n’est pas fait pour elles, qu’il leur échappe : de là leur déception. Le savant américain possédait une beauté virile, marquée de puissance intellectuelle ; mais son visage rasé avait cette expression de pureté, de sérénité, qui s’acquiert seulement dans les hautes régions de la pensée. Ses magnifiques yeux d’un bleu vert, ses yeux de chercheur au regard lointain, n’avaient pas la lueur magnétique de la passion humaine, et sa bouche ferme et sévère excluait toute idée de sensualité.

Comme si Hélène eût deviné les réflexions de M. de Limeray, elle eut pour son mari de jolis regards tendres, des paroles charmantes, — ce qui acheva de la trahir. — Alors le comte se rappela leur conversation de naguère, au sortir de chez Loiset. Il revit la jeune femme telle qu’elle était ce soir-là, si blonde, si blanche, si désirable, cheminant lentement à ses côtés, tournant vers lui son visage serein, rayonnant de la joie de vivre, se proclamant invulnérable, s’arrêtant pour lui montrer son emblème, une petite salamandre aux yeux d’émeraude, froide et brillante, nichée dans la dentelle de son corsage. Il se rappela l’avertissement qu’il lui avait donné, la regarda de nouveau, et, avec une intime satisfaction bien humaine, bien masculine, il se dit :

« Sûrement, l’homme a eu son heure !… »

Chargement de la publicité...