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Ève victorieuse

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XI

Madame Ronald avait dit à M. de Limeray qu’elle aimait le danger, et en vérité, depuis trois semaines, elle jouait, comme une enfant, avec le désir, avec les sens, avec la vanité d’un homme, sans se douter du péril auquel elle s’exposait. L’éducation morale et physique de l’Américain n’est pas celle de l’Européen ; elle sauvegarde la femme plus que ses principes mêmes ou son honnêteté. Hélène avait impunément tyrannisé, tantalisé ses admirateurs : aucun n’était allé plus loin qu’elle n’avait voulu. Le comte Sant’Anna, lui, était d’un autre tempérament. Ce fleuretage platonique, auquel on le soumettait, lui semblait une insulte à sa virilité et, par moments, l’exaspérait jusqu’à la plus sauvage colère. Le départ de M. Beauchamp lui avait causé une vive satisfaction : il avait deviné son hostilité, il s’était imaginé qu’elle contrariait son succès ; maintenant, il sentait la jeune femme davantage en son pouvoir.

Dans la première semaine de septembre, toute la petite coterie italo-américaine quitta Lucerne pour Ouchy et s’installa à l’Hôtel Beau-Rivage.

Bien que Romain, le marquis Verga avait une certaine activité physique. Forcé par son service d’accompagner la reine d’Italie dans sa villégiature des Alpes, il avait pris goût à la montagne et venait de préférence en Suisse où il pouvait s’entraîner à la marche. Lelo, qui n’aimait pas la nature, qui détestait les excursions, était enchanté d’être débarrassé du Righi et du Pilate et de n’avoir plus en perspective que de belles et faciles promenades sur le lac Léman. L’Hôtel Beau-Rivage était infiniment plus intime que l’Hôtel National. Il y avait un beau parc, de jolis coins où l’on pouvait s’isoler, où les mots d’amour devaient mieux porter, un décor exquis, mille choses qui pouvaient devenir complices de son désir. Et son désir flambait de plus en plus. La beauté brillante de l’Américaine, ses cheveux qu’on eût dit passés dans un bain d’or, son éclat de blancheur, de santé physique et morale, étaient une tentation au-dessus de ses forces. Il lui semblait que cette femme si blonde lui appartenait de droit, à lui si brun. Et cependant, il sentait bien qu’elle demeurait réfractaire à la séduction qu’il s’efforçait d’exercer sur elle. Ni ses paroles, ni son admiration muette, ni la caresse enveloppante de son regard, ne parvenaient à la troubler. Le soir, lorsqu’elle lui tendait sa main, il la trouvait toujours fraîche comme celle d’une petite fille. Un après-midi que, par extraordinaire, il était seul avec elle dans son salon, il s’enhardit à lui parler de tendresse, de passion ; il l’amena habilement au bord du gouffre fleuri. Elle écouta toutes ces jolies choses, elle se laissa conduire sans résistance, puis, soudainement :

— Croyez-vous que l’amour soit un fluide comme la chaleur, comme l’électricité ? demanda-t-elle avec le plus grand sang-froid.

Sant’Anna tressauta sous l’étrange question :

— L’amour un fluide !… répéta-t-il, ahuri, suffoqué.

— Oui, les savants affirment qu’ils pourront l’analyser, l’enregistrer au galvanomètre, le photographier même…

En entendant ce propos énorme qui, à son ignorance moyenâgesque, à sa jeunesse surtout, sonnait comme un blasphème, il se leva, prit son chapeau et sortit, laissant madame Ronald stupéfaite. Quelques heures plus tard, elle voulut lui expliquer gentiment qu’elle ne s’était point moquée de lui.

— Laissez, fit-il, je ne veux pas connaître le secret des dieux. Pour moi, comme dit Carmen :

L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !

Une Française, honnête comme l’était madame Ronald, n’eût point permis qu’on lui fît ainsi la cour. Non contente de ne pas pécher, elle se fût fait un scrupule d’exciter la convoitise d’un homme et de le rendre malheureux. L’Américaine, elle, ne se refuse jamais ce qu’elle appelle an admirer, — « un admirateur ». — C’est ainsi qu’Hélène considérait le comte Sant’Anna, mais lui, malheureusement, n’avait pas le platonisme qui distingue ce genre d’amoureux essentiellement transatlantique. Et, pour comble d’imprudence, elle était fort aimable avec Willie Grey, qui, à la prière de son frère, les avait accompagnées, elle et sa tante, à Ouchy. Chaque matin, elle faisait avec le marquis Verga et le jeune peintre une promenade à bicyclette. Lelo, qui avait horreur de cet exercice, n’était pas de la partie. Lorsqu’il voyait madame Ronald, très séduisante, avec son chapeau anglais, sa jaquette courte, sa jupe collante sur les hanches et la croupe, sauter lestement en selle et, le buste droit, filer comme un trait, il éprouvait une rage de jalousie qui exaltait sa passion.

Le marquis Verga s’amusait infiniment de la petite comédie qui se jouait sous ses yeux, et non pas, certes, par amour de la vertu, mais par rivalité masculine, il se réjouissait de voir l’insuccès de son ami.

— Avais-je raison ? dit-il un soir que Lelo, après avoir accompagné madame Ronald à l’ascenseur, revenait s’asseoir près de lui en tordant rageusement sa moustache. — Que penses-tu maintenant de l’honnêteté américaine ?

— Qu’elle ressemble joliment à de la perversité !… Ce n’est pas le respect de soi-même, c’est plutôt le plaisir d’embêter l’homme et de ne pas permettre qu’il triomphe.

— C’est cela même !

— Eh bien, je crois que toute femme a dans sa vie un moment de défaillance. Madame Ronald, elle, n’a pas encore eu le sien ; c’est ce qui la rend si audacieuse, mais, per Bacco ! je saurai le provoquer et en profiter ! Elle est décidée à venir à Rome cet hiver…

— Oui, c’est moi qui lui ai mis cela dans la tête… du diable si je me doutais que je te pavais la route !… C’est égal, je crois que tu perds ton temps.

— Possible !… mais madame Ronald ne me rendra pas ridicule à mes propres yeux. Si je ne peux lui donner le respect de l’homme, je lui en donnerai la crainte, aussi vrai que je suis un Sant’Anna ! fit l’Italien avec un air mauvais.

Malgré sa témérité, Hélène ne s’exposait point à des tête-à-tête dangereux. Elle se laissait faire la cour, mais sous les yeux de tout le monde, sinon à la portée des oreilles. En dépit de son habileté italienne, Lelo n’avait pas réussi à la séquestrer une seule fois. Il lui avait bien tendu des pièges ; mais, comme elle était sincèrement honnête, elle les avait aperçus : la femme est rarement surprise, bien qu’elle prétende toujours l’être. Le jeune homme était persuadé que, s’il pouvait pendant quelques moments lui parler seul à seule, il saurait l’émouvoir, et il cherchait sans cesse le moyen d’y arriver.

Un matin, en passant par le corridor, il vit que le salon et la chambre à coucher qui séparaient madame Ronald de sa tante étaient libres. Cette vue lui inspira une idée diabolique. Il entra, inspecta les lieux, et, descendant quatre à quatre au bureau, il annonça l’arrivée de son beau-frère et de sa sœur et retint pour eux l’appartement. Il parla aux Verga, à Hélène, de la visite qu’il attendait et fit mettre ostensiblement des plantes et des fleurs dans le salon. Il avait trouvé là une position unique, il s’agissait d’en profiter.

Le lendemain soir, après le dîner, tout le monde alla dans le jardin. La nuit était d’une beauté rare, douce, éclairée par la lune. Sant’Anna emmena la jeune femme au bord du lac. Elle avait jeté sur sa robe légère une mante bretonne, et, au-dessus du vêtement sombre, dans la lumière argentée, sa tête nue paraissait d’une blondeur merveilleuse. Elle seule soutenait la conversation. Son compagnon marchait à ses côtés, la tête basse, visiblement absorbé par une pensée quelconque.

— Qu’avez-vous donc, ce soir ? lui demanda-t-elle : vous êtes de mauvaise humeur ?

— Pas du tout ! je cherche la solution d’un problème.

— De mathématiques ?

— Non, de psychologie.

— Ah ! cela m’intéresse. Puis-je le connaître ?

— Parfaitement, et vous pourrez m’aider à le résoudre mieux que personne, car c’est vous-même qui êtes ce problème.

— Moi ?

— Oui. Je me demande comment avec votre jeunesse, votre beauté et votre intelligence, il vous est possible de vivre sans amour.

— Sans amour !… mais j’aime mon mari : il me suffit parfaitement, je vous assure… C’est une splendide créature, — dit Hélène, employant pour qualifier M. Ronald une expression tout à fait anglaise. — Je n’ai jamais rencontré d’homme qui le vaille, je n’en rencontrerai probablement jamais.

— Et cependant vous êtes ici loin de lui, volontairement. Je finis par croire que, vous autres Américaines, vous avez pour vos maris un sentiment spécial, un sentiment qui vous permet de voyager, de vous amuser, d’être heureuses sans eux… Quand on aime, la séparation est un déchirement.

Madame Ronald se mit à rire.

— Dieu merci, nous n’éprouvons rien de si gênant… D’ailleurs, nous ne vivons pas uniquement pour l’homme.

— Non ? Et pour qui vivez-vous ?

— Mais pour la famille, pour la société, pour nos amis. Puis, nous devons développer notre esprit, progresser, travailler à l’amélioration de nos semblables.

A l’énoncé de ce programme si moderne, Lelo, stupéfait, s’arrêta net et regarda la jeune femme.

— Vous vous moquez ?

— Pas le moins du monde !

— Et cela vous suffit ?

— Pleinement.

— Vous n’avez pas besoin d’autre chose, vous ?

— J’ai besoin encore d’une affection solide, durable, et je l’ai !… répondit madame Ronald avec dignité.

Sant’Anna reprit sa marche.

— Je l’avais bien deviné, dit-il ; il y a en vous une virginité que j’ai sentie, qui m’a étonné, m’a charmé. Vous ignorez encore ce que la vie renferme de divin. Vous le saurez un jour… et je donnerais dix ans d’existence pour être celui qui vous l’apprendra ! ajouta-t-il d’une voix basse et émue.

Pour la première fois, Hélène parut troublée, mais se ressaisissant aussitôt :

— Ne dites pas de sottises ! fit-elle d’un ton sec, et rentrons.

Lelo se mordit la lèvre.

— Comme vous voudrez, répondit-il froidement.

Madame Ronald acheva la soirée sous la véranda, avec les Verga, Willie Grey et quelques personnes de connaissance. Par extraordinaire, elle fut distraite et silencieuse. Quand elle rencontrait les yeux de Sant’Anna, assis un peu à l’écart dans un coin d’ombre, le mouvement de son rocking-chair s’accélérait et trahissait sa nervosité.

Vers dix heures, elle remonta chez elle. Désireuse d’être seule, elle se débarrassa promptement de sa femme de chambre. Il y avait en elle une sorte d’exultation. Tout en allant et venant par la pièce inondée de clarté, elle fredonnait une chanson italienne qu’elle aimait particulièrement. Après s’être déshabillée, elle passa un peignoir de surah blanc garni de merveilleuses dentelles, puis, éteignant l’électricité, elle vint s’asseoir près d’une fenêtre ouverte pour admirer un instant le paysage auquel la pleine lune prêtait une beauté idéale. Pendant que son regard se promenait, sans les voir peut-être, sur le lac lumineux, sur les montagnes divinement estompées, les paroles entendues se répétèrent dans son cerveau. Depuis l’Éden, les moyens de séduction, les causes de faiblesse n’ont pas changé : la ruse et la curiosité sont parmi les facteurs immuables de l’âme humaine ; cela réussit toujours à l’homme de persuader à la femme que l’arbre de vie a des fruits dont la saveur lui est inconnue. Le travail de la tentation se fit chez madame Ronald, cette Américaine ultra-moderne, comme il se fit, d’après le poète sacré, chez Ève.

Sant’Anna déclarait qu’il y avait dans la vie quelque chose de « divin » qu’elle n’avait pas éprouvé. Elle se rappela les jours de ses fiançailles, les premiers temps de son mariage. Oui… elle avait été heureuse, d’un bonheur joyeux, profond, mais sans ivresse et bien humain… Cette certitude réveilla le désir de savoir, et les regrets qu’elle avait eus quelquefois en lisant des pages passionnées. Bizarrement, elle se ressouvint des confidences qu’échangeaient ses compagnes, jadis, au couvent de l’Assomption. Toutes avaient un idéal, des rêves merveilleux, toutes semblaient dans l’attente de quelque mystère. Avec leurs âmes d’ingénues, elles avaient donc pressenti ce qu’elle, Hélène, ignorait… C’était trop fort !

Comme elle formulait en elle-même cette expression de dépit, elle entendit remuer, puis marcher dans la pièce contiguë à sa chambre, et qu’elle savait inoccupée. Elle prêta l’oreille, et, aussitôt, elle eut l’intuition que le comte de Sant’Anna était là. L’artère de sa gorge battit violemment. Elle eut peur. Elle se dit que le verrou la défendait, qu’elle n’avait rien à craindre ; pourtant, son front s’emporta d’une sueur froide. Elle arrêta sa respiration pour mieux écouter. Tout à coup, une main toucha le bouton de la porte, le tourna hardiment, et Lelo, très beau de passion et d’audace, parut sur le seuil de la chambre.

L’épouvante mit Hélène debout.

— How dare you ?… Comment osez-vous ? — cria-t-elle d’une voix étranglée, instinctivement assourdie pour ne pas attirer l’attention des voisins de droite. Sortez à l’instant !

Au lieu d’obéir, le comte s’avança vers la jeune femme et, pliant un genou sur le siège dont elle s’était fait un rempart :

— Il faut que vous m’entendiez, lui dit-il. Venez là, dans le salon. C’est pour vous y recevoir que j’y ai mis des fleurs.

— C’est indigne ! indigne ! répéta Hélène, serrant avec des mains crispées le dossier du fauteuil qui la séparait de l’Italien.

— Je vous demande une audience comme à une reine. Vous n’avez rien à redouter, sur mon honneur !

— Votre honneur ! Jolie garantie !… vous n’êtes pas un gentleman !

— Si je n’étais pas un gentleman, — répondit Lelo en baissant la voix, — je serais venu deux heures plus tard et je vous aurais trouvée sans défense.

Un flot de sang monta au visage de madame Ronald.

— Comme les brigands de votre pays, alors ! dit-elle, avec un cinglant mépris.

Sant’Anna pâlit de colère.

— Et qui m’a poussé à cet acte d’audace, si ce n’est votre coquetterie ? fit-il avec une violence concentrée. — Dès le premier moment, je vous ai laissé voir l’admiration que vous m’inspiriez. Vous avez accepté mes hommages, vous m’avez tenté impitoyablement… et je vous aime !

Hélène mit ses mains à ses oreilles. Le jeune homme les enleva, et, les retenant de force :

— Je vous aime ! reprit-il.

La flamme chaude de son regard sembla toucher le front de la jeune femme : les paupières d’Hélène battirent, une sorte d’ivresse envahit son cerveau. Mais sa volonté la secourut, elle put réagir :

— Je ne vous aime pas, moi ! dit-elle, en dégageant brusquement ses mains. — J’ai eu tort, je le reconnais. Vous m’avez donné une leçon dont je profiterai… Maintenant partez !

— Pour toujours, alors ?

— Je l’espère bien !

Cette réponse si peu féminine dégrisa subitement le comte et, comme par miracle, éteignit son désir.

Il se redressa de toute sa hauteur :

— Je m’étais trompé sur vous, dit-il. Adieu.

Et il sortit lentement, sans retourner la tête.

Hélène attendit quelques secondes encore, puis courant à la porte, elle en poussa le verrou qui avait été perfidement tiré.

— Quelle aventure ! quelle aventure ! murmura-t-elle, toute secouée d’un tremblement nerveux.

Sant’Anna chez elle, à onze heures et demie du soir ! Il avait osé cela ! Il avait loué cet appartement pour l’y entraîner !…

Madame Ronald rougit… Et elle avait été tentée de le suivre dans ce salon rempli de fleurs ! oui, tentée !… mais elle avait résisté !… A cette pensée, son orgueil s’exalta, elle eut un petit rire de satisfaction. Ah ! on n’a pas aussi facilement raison d’une Américaine ! A sa place, une Française eût été perdue irrévocablement. Quelle horrible fascination !… Elle revit le jeune homme comme il était, le genou plié devant elle, le visage transfiguré par la passion. Les paroles de M. Ronald lui revinrent à la mémoire. « La science a raison, se dit-elle : l’amour est un fluide, un magnétisme, une force qui attire les êtres les uns vers les autres. » A une certaine minute, elle l’avait senti ; l’atmosphère de la chambre était devenue particulière et elle avait eu comme un éclair de joie exquise, non encore éprouvée, la sensation de quelque chose d’éblouissant… Ah ! elle avait compris ! Le « divin », c’était l’amour porté à son plus haut degré d’intensité, pour un moment. A ce degré, il ne dure pas, il ne peut pas durer : il échappe à nos facultés imparfaites. Elle vit cela clairement, avec sa lucidité d’intellectuelle, et sa lèvre eut un pli de dédain. Dieu merci, il y avait en elle une force supérieure à la tentation du bonheur défendu et fugitif. Elle avait reçu une leçon, mais elle en avait donné une aussi !

Sur cette idée consolante, madame Ronald se leva. Avec des mouvements lents et distraits, elle acheva sa toilette de nuit. Une vague inquiétude la tint éveillée ; elle demeura l’oreille aux aguets assez longtemps ; puis, tout à fait rassurée, elle s’endormit avec un agréable sentiment de triomphe et d’honneur sauf.

Le lendemain matin, Hélène descendit vers dix heures et s’installa dans un coin du jardin pour lire son New York Herald. Il lui fut impossible de fixer son esprit sur la politique ou sur les nouvelles mondaines. Elle s’attendait à voir paraître le comte, d’un instant à l’autre. Quelle attitude prendrait-il ? Aurait-il l’air fâché ou honteux ? Quant à elle, elle serait très digne, très froide… Au bout d’une heure, elle vit venir, non pas le jeune Romain, mais les Verga. Le marquis tenait une lettre ouverte à la main.

— Madame Ronald, — dit-il avec un sourire malicieux, — vous avez perdu votre admirateur. Sant’Anna a reçu hier, à minuit, une dépêche lui annonçant que sa sœur ne viendra pas et que sa mère est dangereusement malade. Il est parti, ce matin, par le premier train. Il me charge de vous exprimer ses regrets et de vous présenter ses hommages.

— Ah !… fit Hélène du ton le plus indifférent qu’elle put prendre.

Le marquis n’ajouta pas, cela va sans dire, qu’au billet de son ami était joint un chèque de vingt louis, — le galant aveu de sa défaite.

— Eh bien, moi, je ne crois pas à cette maladie de sa mère ! déclara madame Verga. C’est tout simplement Donna Vittoria qui le rappelle.

— Qui est-ce, Donna Vittoria ?

— Une amie de Lelo, ses premières amours, une femme qui a douze ou quinze ans de plus que lui et qui le tient toujours… un crampon, quoi !… una strega, comme disent ces messieurs. Les Italiens ne sont pas fidèles, mais ils sont constants.

— Brava, Lili ! s’écria le marquis en riant, — votre définition est absolument juste et nous fait grand honneur. La constance est une vertu, tandis que la fidélité n’est que le manque de fantaisie ou d’imagination.

— Entendez-vous cela, Hélène ? fit madame Verga, — comme c’est rassurant !

La jeune femme eut un vague sourire : elle n’avait pas entendu.

Parti ! Sant’Anna était parti ! Elle ne pouvait le croire. Elle se dit que c’était un faux départ. Malgré elle, elle l’attendit pendant les deux jours qui suivirent. Elle essaya ensuite de se persuader qu’elle était bien aise d’être débarrassée de lui, mais Ouchy lui sembla infiniment moins agréable. Il avait bien besoin de gâter les dernières heures d’une saison qui avait été parfaite, qui leur eût laissé un si joli souvenir ! Elle lui en voulait naïvement de l’avoir privée de son admiration, de ses hommages, d’avoir si brutalement coupé court à un fleuretage qui l’amusait.

Le surlendemain, madame et mademoiselle Carroll arrivèrent de Carlsbad. Dans toutes ses lettres à Dora, madame Ronald avait parlé du Romain. Le désir de le connaître s’était emparé de la jeune fille ; elle avait hâté sans scrupule la cure de sa mère.

— Je vais enfin faire la connaissance de ce fameux comte Sant’Anna ! dit-elle.

— Le comte Sant’Anna ? fit Hélène avec un petit rire nerveux ; — il est parti avant-hier.

— Ah ! c’est trop fort ! s’écria la jeune fille avec un visage déconfit. — Parti ! Quel guignon !

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