Ève victorieuse
XX
La société romaine n’accepta pas sans protester le mariage du comte Sant’Anna avec mademoiselle Carroll. Dans le monde noir, il fut hautement et sévèrement blâmé ; dans le monde blanc, il excita beaucoup d’envie et de violentes jalousies. En revanche, le clan italo-américain tout entier exulta ouvertement de pouvoir ajouter un grand nom sur son livre d’or.
Quant à la comtesse Sant’Anna, la nouvelle des fiançailles de Lelo lui causa un choc qui ébranla profondément son corps et son âme. Son fils épouser une étrangère, une protestante, son fils, à elle, une Salvoni, la sœur du cardinal que la voix publique désignait comme le successeur probable de Léon XIII !…
Donna Teresa avait été très belle, ardemment courtisée. La religion, l’orgueil d’une race dure et hautaine, l’avait préservée de ces entraînements auxquels l’Italienne cède si facilement, mais qui ne marquent pas dans sa vie. Elle vieillissait comme avaient coutume de vieillir autrefois les grandes dames romaines ; elle retardait beaucoup sur son époque. Après le mariage de sa fille, elle avait réduit son train de maison et s’était cantonnée au second étage de son palais. Elle n’allait plus dans le monde, mais le monde venait encore à elle. Elle recevait tous les jours, après cinq heures, et son salon n’était jamais vide. Sans en avoir l’air, elle exerçait une influence considérable. Les années en s’écoulant avaient peu à peu diminué le cortège d’admirateurs qui avait été le triomphe de sa jeunesse, mais elle avait encore autour de son fauteuil de sexagénaire un cercle d’amis dévoués. Parmi les compagnons de la dernière étape, se trouvait le marquis Boni, un homme d’autrefois lui aussi. Il avait eu pour elle un de ces amours platoniques qui sont devenus des raretés psychologiques, et dont on ne rencontre plus guère d’exemples qu’en Italie. Il l’avait aimée enfant, jeune fille et femme, avait vécu dans le rayonnement de sa beauté, l’avait protégée d’une manière occulte, servie avec un dévouement infatigable et, par son respect, avait imposé à la calomnie et à la médisance. Depuis tantôt quinze ans, il dînait avec elle chaque soir et faisait sa partie de cartes. En la quittant, il lui baisait la main, et elle lui disait invariablement :
— Buona sera, marchese, domani, alle sette (Bonsoir, marquis, demain, à sept heures).
C’était son invitation. Et le lendemain, il était là, en tenue irréprochable, et il serait là, probablement, jusqu’à ce que la mort vînt le relever de son servage chevaleresque.
Dans son intimité, la comtesse Sant’Anna avait encore don Salvatore, — un jésuite austère, son directeur spirituel ; monsignor Capella, — un petit prélat mondain, à figure poupine ; le docteur Masso, dont la science se bornait au traitement de la fièvre romaine et qui était plus fort en archéologie qu’en médecine ; et enfin l’indispensable avvocato (avocat), que l’on rencontre dans toutes les familles de l’aristocratie, où il est reçu, sinon sur un pied d’égalité, du moins comme un confident et un familier. L’avocat se dévoue à telle ou telle maison, il prend en main ses affaires, travaille à sa prospérité et devient un auxiliaire précieux pour des gens que leur ignorance hautaine de la vie moderne laisse désarmés. Il fait cela moins par spéculation souvent que par sympathie instinctive pour ses clients. L’Italie est peut-être le seul pays du monde où un homme d’affaires puisse être mû et gouverné par cette puissance mystérieuse.
Ces fidèles (fedeloni) composaient une sorte de cour à la comtesse Sant’Anna. Bien qu’ils appartinssent au parti clérical, ils avaient des intelligences dans la société blanche et savaient ce qui se disait et se faisait partout. Ils étaient pour Donna Teresa des gazettes vivantes : c’était à qui aurait le plus gros sac de nouvelles et de potins à lui apporter. Tous, à l’envi, entretenaient ses espérances et ses illusions. Malgré la réalité présente, elle croyait encore qu’un jour ou l’autre, le pape rentrerait en possession de Rome. Par quel cataclysme, elle ne l’imaginait pas, mais aucun miracle ne lui semblait impossible. Elle se flattait surtout de ramener son fils dans ce qu’elle appelait la bonne voie, par un mariage de son choix : aussi avait-elle jeté les yeux sur une petite princesse de seize ans, encore au couvent. A sa prière, le cardinal avait sondé la famille et s’était assuré que, de ce côté-là, il n’y aurait aucun obstacle. Sur ces entrefaites, mademoiselle Carroll arriva à Rome. Donna Teresa connut bientôt l’assiduité de son fils auprès de la jeune fille, mais ne s’en alarma pas, tant elle était loin de croire à la possibilité de ce qui devait être. Les Américaines lui avaient toujours inspiré une antipathie instinctive ; maintes fois elle avait déclaré que Lelo n’en épouserait jamais une avec son consentement. Après cela il est facile d’imaginer sa douleur, son humiliation, lorsque le jeune homme vint lui apprendre qu’il avait demandé et obtenu la main de mademoiselle Carroll. Pour la première fois, elle eut un cri de révolte contre la Providence, qui permettait que ses espérances fussent encore si cruellement trompées. Elle traita son fils avec une sévérité inusitée, refusa pendant plusieurs jours de l’écouter, se raidit contre lui, l’accabla de reproches. Elle aurait peut-être fini par l’emporter, si le jeune homme n’avait pu se retrancher derrière le fait accompli.
Le chiffre de la dot de Dora ne laissa pas que d’impressionner les amis de la comtesse et d’atténuer leur indignation. L’avocat Orlandi parla des exigences croissantes de la vie moderne, de l’impossibilité pour Lelo d’être heureux sans une grande fortune. Le marquis Boni commença à dire timidement que les Américaines avaient du bon, qu’elles étaient honnêtes et faisaient d’excellentes épouses. Don Salvatore et monseigneur Capella reconnurent qu’avec les millions de mademoiselle Carroll, un Sant’Anna pourrait faire beaucoup de bien. Le cardinal Salvoni se rabattit sur l’espoir que la jeune fille se convertirait peut-être au catholicisme et, plus tard, dans le zèle de sa foi nouvelle, finirait par ramener son mari au Vatican. Donna Teresa fut stupéfaite, scandalisée, de la facilité avec laquelle ses fidèles, son frère même, se réconciliaient avec ce mariage. Il lui sembla que tout croulait autour d’elle : principes, convictions, religions. Rien n’eût pu vaincre sa résistance, hormis la crainte de perdre son fils. Il était son orgueil, sa joie vivante : elle ne voulait pas le laisser entièrement à une femme étrangère. Pour cela seul, elle céda et pardonna. Depuis deux mois, une attaque de rhumatisme la retenait prisonnière. Elle se félicita secrètement de ne pouvoir faire à madame Carroll la visite officielle prescrite par les convenances, mais elle consentit à la recevoir, elle et sa fille, et le jour de l’entrevue fut fixé.
Le sentiment filial est très puissant chez l’Italien ; lorsqu’il peut estimer sa mère entièrement, qu’il la sait irréprochable, son amour devient une sorte de culte. Lelo était très fier de la sienne. Il admirait sa beauté de vieille femme, sa dignité, son intransigeance même. Il demeurait avec elle. Bien qu’il dînât généralement en ville et passât ses soirées dans le monde, il trouvait toujours un instant pour venir lui demander sa bénédiction. Après lui avoir souhaité une bonne nuit, il inclinait devant elle son front d’homme ; elle y traçait, du pouce, le signe de la croix en disant, avec une ferveur de croyante : « Dio ti benedica, figlio mio… — Dieu te bénisse, mon fils… » Puis elle posait sa belle main patricienne contre les lèvres de Lelo, pour qu’il la baisât. C’était un échange du meilleur de leurs âmes. Et cette bénédiction maternelle tombait comme une rosée sur le cœur souvent troublé du jeune homme, calmait sa nervosité, mettait en lui un espoir de bonheur.
Maintenant que Sant’Anna avait obtenu le consentement de sa mère à son mariage avec une Américaine, il s’étonnait d’avoir eu le courage de lui forcer la main comme il l’avait fait. Il se rendait bien compte qu’entre elle et sa future belle-fille il ne pouvait y avoir ni sympathie ni entente. Cette certitude ne laissait pas que de diminuer sa satisfaction. Il avait souvent parlé des siens à sa fiancée, essayé de lui faire comprendre leurs caractères, leurs idées, mais il s’était vite aperçu que le sens de certaines choses lui échappait complètement. Elle riait à la pensée qu’elle, Dora, allait devenir la nièce d’un cardinal, d’un pape, peut-être ! Cela lui semblait irrésistiblement drôle. En présence de cette âme saxonne, claire, active, et brillante, d’une essence si différente, Lelo, qui n’était pas un penseur pourtant, aperçut tout à coup ce qu’était l’âme latine. Il eut la révélation de sa profondeur, de sa subtilité, et fut un peu effrayé de se sentir tellement autre que la future compagne de sa vie.
Madame Verga avait prévenu mademoiselle Carroll que les Sant’Anna n’aimaient pas les Américaines et qu’elle devait s’attendre à être accueillie plutôt froidement. La jeune fille avait haussé les épaules. La conscience de posséder une très grande fortune ajoutait considérablement à son aplomb naturel. Incapable de concevoir l’hostilité créée par la différence de race et de religion, elle s’imaginait que sa qualité de riche héritière suffirait à lui assurer une réception cordiale, et ne se doutait guère de ce qu’il avait fallu mettre en jeu de forces morales pour amener Donna Teresa à l’accepter. Sa toilette pour la visite de présentation la préoccupa seule. Après de nombreuses délibérations devant son miroir, elle donna la préférence à un costume de petit drap gris clair garni de zibeline, avec toque assortie. Lorsque au jour dit, Lelo vint la chercher pour la conduire chez sa mère, elle lui parut très fine et très élégante, ainsi vêtue, mais terriblement moderne. Madame Carroll, dans sa robe noire de la bonne faiseuse, avait l’air tout à fait comme il faut et ne pouvait que produire une impression favorable.
Le palais Sant’Anna, célèbre par la beauté et la pureté de son architecture, occupe tout un côté d’une de ces petites places oubliées de Rome où l’on retrouve encore la sensation du passé. Dora le connaissait bien ; elle s’était efforcée de l’admirer, mais elle le jugeait affreusement triste et d’aspect rébarbatif.
En franchissant le seuil de cette vieille demeure, la jeune Américaine sentit un manque subit de lumière et de chaleur : elle frissonna légèrement, son babil cessa, et, à mesure qu’elle montait le large escalier, les battements de son cœur s’accéléraient. De son côté, Lelo était visiblement nerveux. Il savait que beaucoup allait dépendre de cette première entrevue. Il n’avait pas voulu paralyser sa fiancée par des recommandations, il préféra qu’elle se montrât telle qu’elle était : son naturel, son originalité, avaient chance de plaire. Il ne redoutait que son irrépressible franchise et ses réparties souvent trop vives.
La porte fut ouverte par un serviteur très correct qui remplissait les fonctions de maître d’hôtel et de valet de pied ; le comte lui donna le nom de madame et de mademoiselle Carroll. Sur ses pas, les deux Américaines traversèrent une vaste antichambre avec de hauts bancs sculptés, des panneaux de tapisserie ancienne et les armes des Sant’Anna sous un riche baldaquin, puis elles passèrent par trois salons en enfilade, où sofas, fauteuils, chaises étaient plaqués contre des murs tendus de brocart, ornés de tableaux, de consoles dorées qui supportaient des glaces magnifiques. Toutes ces choses anciennes, cet intérieur nu et riche, froid et rigide, augmentèrent le malaise de Dora. Arrivée sur le seuil du grand salon vert, style Empire, elle s’entendit annoncer et se trouva en présence de la comtesse Sant’Anna, de la duchesse Avellina, sa fille, et du cardinal Salvoni. Alors, entre ces êtres d’origines diverses, inconnus les uns aux autres, et dont les destinées allaient se mêler par un jeu de la Providence, il y eut une sorte d’émoi, un passage de fluides, un échange rapide de ces premiers regards qui prennent souvent d’ineffaçables instantanés.
La comtesse Sant’Anna, vêtu d’une robe de laine un peu longue, un collet de dentelle jeté sur les épaules, était une figure altière et noble, au profil de médaille romaine encadré de cheveux gris, encore abondants, légèrement crêpelés ; le trait impérieux de ses sourcils ajoutait à l’expression de ses yeux noirs très vifs, et sa bouche sévère donnait au visage une sorte d’immobilité. C’était une tête que les chagrins n’avaient pas courbée, une physionomie que l’âge n’avait pas adoucie et, dans toute sa personne, il y avait une irréductible intransigeance. Son frère, le cardinal Salvoni, avait le grand air d’un prélat aristocratique. Son front, d’un modelé puissant, indiquait des capacités peu ordinaires. Ses yeux, souvent baissés, qui se relevaient avec des regards rapides, pénétrants, ses lèvres fermes à garder tous les secrets de l’Église, son menton carré, donnaient une impression de ruse et de force concentrée.
La duchesse Avellina, — Donna Pia, — elle, était la beauté du parti noir. On l’avait comparée à toutes les madones. Elle en avait les traits réguliers et purs, mais la ressemblance s’arrêtait là. Le jeu de sa physionomie révélait une coquetterie savante et sensuelle mitigée par un tempérament religieux.
Il ne fallut pas de nombreux coups d’œil à Dora pour saisir les traits caractéristiques de ces trois Sant’Anna. Elle eut la curieuse impression qu’elle se trouvait sous le feu d’une foule d’yeux noirs et elle en éprouva un indéfinissable malaise.
Donna Teresa indiqua des sièges aux deux Américaines, puis, s’adressant en français à madame Carroll, elle s’excusa de n’avoir pu lui faire visite.
— Je vous remercie, madame, — ajouta-t-elle cérémonieusement, — d’avoir agréé la demande de mon fils. J’espère que nos enfants seront heureux.
— Je l’espère aussi ; ils ont tout ce qu’il faut pour cela.
— Ce doit être un grand sacrifice pour vous de donner votre fille à un étranger ?
Cela impliquait naturellement la réciprocité du sacrifice.
— Un sacrifice ? Oh ! n’en croyez rien, madame ! fit vivement mademoiselle Carroll pour venir au secours de sa mère, qui avait à parler le français une timidité nerveuse. — Maman a reconnu, presque aussi vite que moi, les qualités de Lelo, ajouta-t-elle en adressant un regard malicieux à son fiancé. — Elle est sûre qu’il fera un mari modèle. Cela lui suffit.
En entendant le petit nom de son fils jeté ainsi familièrement, la comtesse éprouva une crispation intérieure ; la colère, l’orgueil gonflèrent ses narines.
— Et vous, mademoiselle, croyez-vous pouvoir vous faire à notre vie, à nos usages ? demanda la duchesse Avellina.
— Parfaitement ! Aussi bien que la princesse Branca, la marquise Terrant… Autrefois, je ne dis pas, Rome m’eût effrayée, mais aujourd’hui, elle est gaie, vivante, tout à fait cosmopolite.
Aucun mot ne pouvait être plus malheureux ; Lelo baissa les yeux avec embarras.
— C’est vrai, elle est cosmopolite, — fit Donna Teresa, — tellement que les étrangers seuls s’y sentent chez eux. Elle devient de plus en plus banale.
— Banale ! se récria Dora. Oh ! elle ne sera jamais cela ! Voyez, elle n’est pas grande et elle paraît immense.
Un éclair de plaisir illumina le visage du cardinal. Il regarda la jeune Américaine avec une expression bienveillante.
— Vous avez raison, mademoiselle, et c’est Saint-Pierre, c’est le Vatican, qui la font immense.
— C’est aussi le Colisée, le Forum, le palais des Césars, — répondit mademoiselle Carroll avec ce franc-parler que rien ne gênait. — Je me suis rendu compte, l’autre jour seulement, que les dimensions ne font pas toujours la grandeur. A côté du temple de Vesta si parfait de proportions, de lignes, nos maisons de vingt-cinq étages me paraissent singulièrement petites.
Donna Pia regarda avec surprise cette jeune fille qui avait des idées sur les gens et sur les choses, et qui les énonçait d’une manière si claire.
— Avez-vous visité Rome entièrement ? demanda le cardinal.
— A peu près, et par la même occasion, je l’ai montrée à Lelo qui ne la connaissait pas du tout. Je l’ai obligé à me lire des pages et des pages de Baedeker. Quand j’ai vu qu’il ne regimbait pas, j’ai commencé à croire à la sincérité de ses sentiments.
— Vous n’aviez pas tort, — répondit le comte en souriant ; — je n’ai jamais fait cela pour personne.
— Un Sant’Anna étudiant Baedeker en compagnie d’une Américaine, c’est un signe des temps ! fit la duchesse Avellina avec une nuance de dédain et d’amertume.
— C’est vrai, répondit tranquillement Dora. Toute chose doit être arrangée par la Providence.
— Il est impossible d’en douter, dit le cardinal.
— Je le croyais vaguement, mais maintenant, j’en suis sûre. Jugez donc ! J’étais venue en Europe pour m’amuser : je rencontre M. Sant’Anna, et me voilà fixée pour toujours de ce côté-ci de l’Océan. A chaque instant, je me frotte les yeux pour savoir si je ne rêve pas.
— J’ai entendu dire que l’Amérique est le paradis des femmes, fit la duchesse Avellina ; je m’étonne que vous la quittiez toutes avec tant de facilité.
— Pour essayer du purgatoire, sans doute !… Et puis, nous nous croyons un peu citoyennes du monde. Lorsqu’on a passé sa vie de jeune fille en Amérique et qu’on se marie en Europe, c’est presque naître une seconde fois. Je vais faire un tas d’expériences nouvelles, apprendre une autre langue, « it will be great fun, ce sera très amusant… » Ainsi, j’aurais été fâchée de ne pas connaître le plaisir et les émotions de cette belle chasse au renard à travers la Campagna. Quand, sur cent cinquante, on arrive bonne seconde ou première, eh bien, c’est quelque chose ! Un triomphe !
Un sourire un peu moqueur passa sur les lèvres de Donna Pia. La découverte de ce nouveau type de jeune fille tenait la comtesse Sant’Anna muette d’étonnement.
— Vous avez déjà de belles églises catholiques à New-York, dit le cardinal.
— Oui, la cathédrale de Saint-Patrick, l’église Saint-Léon… La haute société va à Saint-Patrick, le jour de Pâques, pour entendre la musique, qui y est superbe. Tous les grands artistes de passage ont chanté là.
— Aimez-vous le culte catholique ?
— Je le trouve très joli, très poétique. Le culte de l’Église épiscopale, à laquelle j’appartiens, lui ressemble beaucoup. Nous avons les cierges, l’encens, des offices compliqués. J’imagine qu’à la confession près, c’est la même chose.
Chacune de ces paroles montrait toute la distance spirituelle qui existait entre la jeune Américaine et la famille de son fiancé. Lelo, comme honteux, baissa les yeux de nouveau.
Un prodigieux dédain arqua les lèvres de Donna Teresa.
— La même chose, le culte de l’Église épiscopale ! fit-elle. Oh ! non, mademoiselle. Entre le catholicisme et les autres religions, il y a l’abîme qui sépare la vérité de l’erreur.
— Ah ! voilà ! mais ce qui est erreur pour celui-ci ne l’est pas pour celui-là. Je suppose que la diversité des cultes est nécessaire comme la diversité des gens et des choses.
En l’entendant décider ainsi et trancher des questions pareilles, le cardinal ouvrit tout grands ses magnifiques yeux noirs et les fixa sur la jeune fille comme sur un prodige. Elle lui parut si inconsciente de l’énorme hérésie qu’elle venait de lancer qu’il jugea inutile de lui démontrer la nécessité d’une foi unique.
Madame Carroll, sentant que cette première visite avait duré suffisamment, se leva.
— Aussitôt que l’on me permettra de sortir, je me ferai le plaisir d’aller vous voir, — dit la comtesse poliment. — Un de ces jours nous aurons un dîner de famille qui nous permettra de faire plus ample connaissance. Si la société d’une vieille femme ne vous fait pas peur, ajouta-t-elle en s’adressant à Dora, vous me trouverez tous les jours après cinq heures.
— J’espère, ma fille… figlia mia, dit le cardinal, que Dieu bénira votre mariage. Je ne cesserai de le lui demander.
Et, comme s’il eût voulu prendre possession de l’esprit de sa future nièce, le prélat traça sur son front le signe de la croix.
Le comte, respirant enfin, accompagna les deux Américaines à leur voiture. Aussitôt que la portière eut été refermée sur elle et sa mère, Dora s’écria :
— Que d’yeux noirs ! Lelo prétend que sa sœur a des prunelles violettes ; elles m’ont semblé comme des charbons !… Je voudrais qu’elles fussent bleues, vertes, rouges même, afin qu’il y eût moins d’yeux noirs in casa Sant’Anna !…
Madame Carroll ne put s’empêcher de rire.
— Vous n’avez pas l’air enchantée de votre nouvelle famille.
— Elle est plutôt formidable, mais ce n’est pas elle que j’épouse.
— Non… cependant je crains qu’elle ne soit un obstacle sérieux à votre bonheur. Elle ne vous comprendra jamais. Elle est d’une autre époque que nous… J’ai idée que ce mariage est une sottise. Réfléchissez, il est encore temps.
— Non, mammy, il n’est plus temps, car j’aime Lelo, — fit Dora avec une soudaine douceur. — Je ne pourrais plus être heureuse sans lui. La comtesse et Donna Pia me détestent, c’est certain ; mais je crois que j’ai fait la conquête du cardinal. J’entretiendrai sa sympathie avec soin. Il me plaît, mon futur oncle. Il a une belle contenance. Cette calotte rouge qui met comme de la lumière sur sa tête est très imposante, symbolique, je suppose. Son signe de croix m’a drôlement remuée, même à travers ma voilette. S’il devient pape, je me ferai catholique.
— Dieu nous en préserve ! s’écria madame Carroll avec ferveur. — Il ne manquerait plus que cela !
Après avoir mis sa fiancée en voiture, Lelo remonta chez sa mère afin de connaître son impression et d’en finir avec les choses désagréables.
— Eh bien, comment la trouvez-vous, madre mia ? demanda-t-il en rentrant dans le salon.
— Vous appelez cette personne une jeune fille ? fit Donna Teresa.
— Mais ce n’est pas une veuve, que je sache ! dit Sant’Anna en riant nerveusement.
— Elle pourrait l’être, avec son aplomb… Je me demande ce qui vous a charmé en elle. Elle est laide.
— Laide ! avec des yeux et des cheveux comme les siens ! Allons, c’est du parti pris.
— Eh bien, elle ne me déplaît pas, à moi, cette Américaine, fit le cardinal. Il y a en elle une franchise un peu crue, mais qui laisse voir le fond de son esprit. Elle est intéressante.
— Si jamais cette femme-là se fait catholique !… dit la duchesse Avellina.
— N’importe ! répondit brusquement Lelo ; mademoiselle Carroll possède toutes les qualités qui rendent la vie agréable : elle est gaie, originale, elle a un excellent caractère ; de plus, elle est honnête comme le jour. Je ne l’ai jamais surprise à dévier de la vérité, même dans les petites choses. Connaissez-vous beaucoup de jeunes filles de qui vous en puissiez dire autant ?
— Espérons pour notre pays que les Américaines n’ont pas le privilège de la sincérité ! répliqua sèchement Donna Pia.
Sant’Anna s’assit en face de sa mère, et, lui prenant les mains :
— Voyons, madre mia, dit-il, quittez cet air navré.
— J’avais fait un rêve si différent pour toi !
— Oui, je sais, vous aviez comploté un mariage qui devait me ramener, pieds et poings liés, dans votre parti. Ne le regrettez pas : à cause de cela même, je n’y eusse jamais consenti. Tous, tant que vous êtes, vous me faites l’effet de gens qui marcheraient avec la tête tournée en arrière pour ne pas voir devant eux. Les yeux ont été faits, cependant, pour regarder en avant.
— Et en haut ! fit le cardinal.
— Et en haut, si vous voulez. Vous devriez être convaincus que l’Église a été jetée définitivement dans une autre voie, et qu’elle doit la suivre bon gré mal gré. Tenez, étant enfant, j’ai été témoin d’une scène dont l’impression ne s’est jamais effacée. Le jour de l’entrée des Italiens, je me trouvais dans la lingerie avec les femmes de service. Elles étaient toutes rassemblées là comme des fourmis effrayées, dans l’attente et la terreur de ce qui allait se passer. Mary, ma bonne irlandaise, — une petite théière brune à la main, cette théière apportée de son pays à laquelle elle tenait comme à la prunelle de ses yeux, — pérorait au milieu de la pièce, dans son italien baroque ; elle affirmait que les ennemis du pape n’entreraient jamais dans Rome. « Jamais ! jamais ! répétait-elle en étendant le bras droit avec un geste tragique, — Dieu ne le permettra pas ! » Et Dieu le permit ! A cette minute même, on entendit le canon de la victoire : les Italiens étaient entrés. Du coup, la précieuse théière brune, s’échappant de la main de Mary se brisa sur le carreau. Et la brave femme, foudroyée jusqu’à l’âme, se laissa tomber sur une chaise ; de grosses larmes coulèrent de ses yeux ; elle ne put que balbutier : « Jésus ! est-ce bien possible !… La fin du monde, alors ! » C’était la fin d’un système seulement… A ce moment-là, je n’avais pas compris grand’chose à cette scène, — je n’avais que cinq ans, — mais plus tard, elle prit un sens, une signification dans mon esprit. Et maintes fois, en me la rappelant, j’ai associé le sort du pouvoir temporel avec celui de la petite théière brune : comme elle, il m’a paru irrémédiablement brisé.
Ce récit semblait avoir affecté l’âme du cardinal ; son visage eut une contraction de douleur.
— Le Pape et l’Église n’en sont pas moins grands, ajouta le jeune homme, au contraire !… Il m’est arrivé, ces derniers temps, de me promener souvent avec mademoiselle Carroll autour du Vatican ; dans son silence et sa solitude, il m’a semblé plus formidable que le Quirinal.
— Ci fai troppo onore, figlio mio… (Tu nous fais trop d’honneur, mon fils…), dit le prélat d’un ton amer et sarcastique.
Sous l’impression d’un sentiment passionné, l’Italien trouve toujours des mots et des idées, qui semblent jaillir d’une réserve inconnue à lui-même ; le comte avait parlé avec conviction et fermeté, comme il le faisait rarement, mais sans réussir à ébranler ses auditeurs. S’apercevant que la physionomie de sa mère demeurait comme figée par le chagrin et le désappointement, il se mit à lui baiser les mains.
— Madre mia, — fit-il en la magnétisant avec des yeux brillants d’amour filial, — pardonnez-moi. Soyez tout à fait généreuse.
— Au lieu de pouvoir me réjouir de ton mariage, comme je l’avais espéré, il faut que je m’y résigne. C’est dur.
— Jamais vous ne vous seriez réjouie de mon mariage, dit Lelo en souriant ; vous m’aimez trop jalousement pour cela. Vous devriez être heureuse de me voir épouser une Américaine. Une étrangère prendra moins de moi que n’aurait fait une Italienne.
L’esprit subtil du jeune homme avait trouvé le seul argument qui pût consoler Donna Teresa. Tous les muscles de son visage se détendirent, ses yeux devinrent humides, elle regarda son fils avec un rayonnement de tendresse, puis elle dit doucement :
— Oh ! les enfants, les enfants !… quel tourment et quelle joie !
— Je suppose, dit Donna Pia de sa voix aiguë, que je dois aller faire visite à ces Américaines ?
— Oui, si tu ne veux pas te brouiller avec moi, répondit Lelo.
— C’est bien, on ira.