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Ève victorieuse

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IX

Bien qu’il ne fût ni prince ni duc, Emmanuel Sant’Anna appartenait à la grande noblesse. Sa famille, originaire d’Espagne, venue à Rome au XIIIe siècle, y avait joué un rôle politique considérable et, par son passé, se trouvait étroitement liée à la papauté.

Donna Teresa, sa mère, était une Salvoni, la sœur d’un cardinal papabile, — « papable », — une vraie éminence dans le sacré collège. Son père avait été un de ces beaux nobles romains dont la vie se passait entre la place du Gesù et la place du Peuple et que l’on voyait autrefois, à l’heure de la promenade, au Corso ou au Pincio, la canne aux lèvres, guetter les jolies femmes pour échanger avec elles des saluts, des œillades, des signes mystérieux.

Après 1870, l’espoir enfantin de refaire avec des Italiens seuls la Rome de jadis, formée de « vingt peuples divers », fut jeté comme un leurre à ces hommes ignorants des affaires. Le comte Sant’Anna y fut pris l’un des premiers. Il acheta de vastes terrains, entra dans des spéculations insensées, s’y ruina, et mourut de chagrin. Un an plus tard. Donna Teresa, sa femme, hérita de la fortune paternelle. Lorsqu’elle eut marié et doté sa fille, il lui resta une terre en Ombrie, une villa à Frascati et, à Rome, le palais Sant’Anna, sauvé du naufrage. Elle vivait avec une stricte économie afin que son fils pût dépenser largement. Elle avait pour lui un de ces amours maternels excessifs qui contiennent tous les sentiments bons et mauvais du cœur humain. Avant Lelo, — comme on le nommait par abréviation d’Emmanuel, — il n’y avait rien, et après lui, rien encore. Quand, du fond de son modeste coupé attelé d’un seul cheval, elle l’apercevait, à la villa Borghèse ou au Pincio, conduisant avec maëstria une paire de pur sang, elle était heureuse, et, pendant le reste de sa promenade, elle ne voyait plus que sa belle carrure et sa silhouette élégante. Sa beauté faisait l’orgueil et la joie de sa mère. Il avait un de ces visages italiens aux traits d’une régularité et d’une fermeté classiques, éclairés par ces yeux lumineux, caressants, mélancoliques, qui peuvent être d’une dureté sauvage ou d’une douceur féminine, un de ces visages sans grande puissance intellectuelle, sans indication d’idéalité, mais revêtu d’un charme particulier, charme fait d’impressionnabilité extrême et de sensualité fine.

Comme tous ses contemporains, Sant’Anna était le Romain de la transition, un être affiné, déraciné, ignorant, sans conviction, qui n’ose ni renier le passé ni accepter l’idéal nouveau.

Pour les jeunes gens de l’aristocratie française, l’évolution est infiniment moins difficile et moins douloureuse. Ils ont une religion et une patrie : rien ne les empêche de pratiquer l’une et de servir l’autre. La religion des nobles romains était la papauté ; leur patrie, la Ville Éternelle : toutes les deux ont été mutilées et transformées. Ils étaient habitués à considérer l’Italie comme l’ennemie, et on les a enrôlés de force sous son drapeau. Ils doivent oublier et renaître pour ainsi dire. Toutes les facultés, atrophiées par une longue oisiveté, les servent mal, et, conscients de leur infériorité, ils se tiennent à l’écart. On ne saurait les blâmer.

Lelo fut élevé dans un collège de jésuites. Là, on ne lui enseigna pas l’histoire vraie de l’Italie, celle qui raconte ses luttes douloureuses, ses longs efforts vers l’unité, efforts toujours déjoués par la trahison, mais qui devaient forcément aboutir au fait accompli de 1870 ; il apprit, comme tous ses condisciples, une histoire tronquée, édifiée sur cette fable ingénieuse du patrimoine de Saint-Pierre et où le rôle glorieux appartient à la papauté. Il fut leurré de l’espoir que le pape, grâce à l’une ou l’autre des grandes puissances, ne tarderait pas à reconquérir sa souveraineté temporelle, et que les Italiens seraient forcés de se chercher une autre capitale. Cependant Rome n’était plus la cité fermée où aucune idée philosophique, aucune découverte scientifique, aucune nouvelle même ne pouvait pénétrer sans être contrôlée, examinée par une théocratie absolue. Les journaux de toutes les opinions se criaient dans les rues ; les livres, les revues entraient librement ; la vie moderne s’épanouissait audacieusement sous les fenêtres des vieux palais, autour des basiliques, des églises. Par la brèche de la Porta Pia, le XIXe siècle avait fait irruption et projeté sa lumière jusque dans les coins les plus obscurs du Transtevère. Et l’atmosphère même de la Ville Éternelle fut changée. Elle perdit à jamais sa beauté de sanctuaire, et entra, elle aussi, dans l’âge ingrat et douloureux de la transition. En dépit des précautions, le nouvel air ambiant, chargé d’idées de liberté, de patriotisme, agit sur le comte Sant’Anna. Et, irrésistiblement poussé dans le courant nouveau par toutes ces choses infimes et grandes, il commença de fréquenter la société étrangère, puis il se glissa, timidement d’abord, dans quelques salons « blancs ». Il y rencontra la princesse Marina, une des sirènes qui ornaient le parti de la cour.

C’était une Italienne svelte et fine, au bel ovale latin, aux lourds cheveux noirs, avec des yeux bleus très foncés d’un ardent magnétisme. Mariée à un homme dévot, tyrannique et brutal, elle l’avait quitté avec les honneurs de la séparation, et la garantie d’une rente suffisante. Par haine du prince, qui appartenait au « monde noir », elle s’était ralliée aux blancs, et était devenue l’une des amies les plus dévouées du Quirinal.

Lelo s’éprit de Donna Vittoria avec l’ardeur d’une jeunesse qui avait été bien gardée et forcément chaste. Il avait vingt-deux ans ; elle, trente-quatre. Cet amour acheva de l’émanciper. Il se fit présenter au roi et à la reine d’Italie, mais il ne se montra que de loin en loin à la cour. Cet acte de foi peut sembler assez platonique ; étant données son éducation, les attaches de tous les siens avec le Vatican, il dut lui coûter un très grand effort moral ; il n’en eût pas été capable sans l’influence et les conseils de Donna Vittoria. Cette défection lui attira de cruelles scènes de famille et lui fit perdre même l’héritage d’un oncle intransigeant.

Après cela, le comte Sant’Anna crut avoir acquis le droit de rester tranquille. Il se laissa vivre, avec cette indifférence de philosophe qui distingue la plupart de ses compatriotes.

Pour comprendre le caractère d’un peuple, il faut savoir sa langue et son histoire. Aucune nation n’a acheté son unité aussi cher que l’Italie. Pendant des siècles, elle a été travaillée, déchirée, déçue par des partis divers. Si elle n’a pas péri dans la lutte, c’est qu’elle portait en elle la beauté, l’art, la poésie. Et dans chacun de ses fils on voit, plus ou moins, la lassitude qui suit les longues crises, le scepticisme qu’engendrent les trahisons répétées, la prudence, la ruse, la subtilité que développe la tyrannie. Tout cela se retrouvait chez le jeune Romain. Le travail acharné de l’Anglo-Saxon, l’activité de l’Américain, la fièvre créatrice du Français lui faisaient hausser les épaules et dire avec un mépris hautain : « A quoi bon !… A che serve ! » Les émotions de l’amour et du jeu, la passion des chevaux, de la chasse, remplissaient suffisamment sa vie. Il était joueur, mais par accès seulement. Il pouvait rester des mois sans toucher une carte, puis le goût lui en revenait soudain. Ses accès avaient déjà coûté gros à sa mère, mais il en sortait avec des regrets si sincères qu’elle n’avait pas même le courage de lui faire des reproches.

Le comte Sant’Anna, comme la majorité de l’aristocratie italienne, aimait Paris, sinon la France. Il y avait des parents, des amis, et y passait chaque année une partie de la « saison ». Avant de rentrer chez lui, il s’arrêtait à Aix-les-Bains, où le baccara l’appauvrissait plus souvent qu’il ne l’enrichissait, ce qui l’obligeait à aller faire des économies à la campagne. La chasse l’aidait à attendre patiemment le moment de rentrer à Rome, où, en novembre, il reprenait le cycle de sa vie mondaine.

Les travailleurs méprisent les hommes de cette catégorie. Ils ont tort : si une telle existence manque de relief et de but, elle est loin d’être inutile. Lelo occupait bien la place qui lui avait été assignée ici-bas. Avec ses inférieurs, il avait cette bonté familière et digne qui n’humilie jamais. Ses serviteurs et ses fermiers l’adoraient et ressentaient pour lui un respect presque féodal. De son côté, il les considérait comme faisant partie de sa famille. Ceci ne se voit plus guère qu’en Italie. Lorsque, parmi ses gens et ses fermiers, il rencontrait quelque garçon intelligent, il l’aidait à se faire une position. Rien ne lui donnait autant de plaisir que de voir un de ses domestiques, marmiton ou groom, monter en grade, et il ne le perdait jamais de vue. En un mot, il était un vrai grand seigneur ; — et un vrai grand seigneur entend mieux la fraternité qu’un bourgeois ou un socialiste.

Parmi les hommes de la haute société romaine, Sant’Anna était un de ceux qui avaient le plus de prestige ; sa belle mine excitait surtout l’admiration des étrangères. Il faisait de nombreuses infidélités à la princesse Marina ; elle fermait héroïquement les yeux, pour éviter les scènes qui l’eussent mis en fuite, et il lui revenait toujours.

Le Français est peut-être, de tous les hommes, celui qui met dans l’amour le plus d’idéalité, le plus d’intelligence, le plus d’éléments élevés. Pour l’Italien, pour celui de l’aristocratie en particulier, l’amour n’est guère qu’une aventure où il apporte une ardente jalousie, une méfiance instinctive, une sensualité d’Oriental. La femme, à laquelle il ne demande que certaines satisfactions, l’ennuie ou l’agace vite ; et il lui préfère ses amis et son club. Dans sa jeunesse, il est moins fidèle que le Français ; dans sa maturité, il l’est davantage, non par vertu, mais par indolence native : il trouve inutile de refaire des frais pour arriver au même résultat.

Lorsque Lelo fut mis à l’improviste en présence de madame Ronald, il éprouva une commotion qui lui parut un présage. Avec son esprit superstitieux, il considéra cette rencontre comme une fatalité encourageante. Avec sa frivole conception de l’amour et de la femme, il se dit que cette Américaine, éloignée de son mari, visiblement coquette, serait enchantée de trouver une distraction. Il remercia sa bonne étoile qui lui envoyait une aussi délicieuse aventure pour l’arracher au baccara et à l’écarté.

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