Ève victorieuse
XIII
Dans la première quinzaine de décembre, la marquise d’Anguilhon, accompagnée de madame Villars, sa mère, vint à Paris afin d’acheter les mille objets dont elle avait besoin pour le gigantesque arbre de Noël qu’elle offrait chaque année aux enfants de Blonay.
Elle descendit à l’hôtel Castiglione, comme elle le faisait souvent, pour ne pas ouvrir sa maison. Elle aimait à se retrouver dans l’appartement qu’elle avait occupé étant jeune fille, où elle s’était mariée : l’Américaine, qui n’est pas sentimentale, a cependant la religion du souvenir. Annie fut charmée de revoir ses compatriotes ; elle les invita à venir passer les fêtes à Blonay. Mademoiselle Carroll en eut une joie extravagante.
— Et dire que nous aurions manqué cela, si nous étions retournées en Amérique !… Quelle veine nous avons !
Le 20 décembre, Hélène et Dora, chaperonnées par mademoiselle Beauchamp et madame Carroll, partirent pour le Bourbonnais. La vue du château de Blonay, un des plus beaux de France, leur arracha des cris d’admiration. Elles furent émerveillées et stupéfaites de voir Annie si at home dans cette demeure grandiose.
Vers le milieu de l’été, la marquise d’Anguilhon avait eu le triomphe de donner un second fils à son mari. Il y avait sur son charmant visage un rayonnement de satisfaction. Elle montra fièrement à ses amies les améliorations qu’elle avait décrétées autour d’elle, les cottages en brique rouge ornés d’arbustes qui devaient les fleurir au printemps, la maison d’assemblée pourvue d’une bibliothèque, d’un billard, où se réunissaient les ouvriers et les paysans. Au lieu de joindre ses compliments à ceux d’Hélène et de Dora, tante Sophie pinçait les lèvres et gardait le silence ; puis, comme elle avait toujours de la peine à taire sa pensée, elle finit par dire à Annie :
— C’est très beau, tout cela, mais vous savez que je suis patriote avant tout ; je ne puis m’empêcher de regretter que votre activité, votre bienfaisance (elle eut le tact de ne pas ajouter : « votre argent »), soient perdues pour votre pays.
La jeune châtelaine sourit :
— Eh bien, puisque vous êtes si bonne patriote, vous devez vous réjouir de mon mariage avec M. d’Anguilhon.
— Pourquoi ?
— Parce que l’arrière-grand-oncle de mon mari est mort pour l’indépendance de l’Amérique. Il était l’ami intime de Lafayette. Il s’embarqua avec lui et prit part au siège d’York. C’est même sur ses ordres que les grenadiers et les chasseurs français montèrent à l’assaut, et il fut tué l’un des premiers.
— Ah ! c’est assez curieux ! fit mademoiselle Beauchamp, un peu interloquée.
— J’ai découvert cela dans les archives de la famille ; Jacques l’ignorait. Il m’a semblé, alors, que j’avais été chargée par la Providence d’acquitter cette dette de mon pays.
— Et vous n’en avez pas l’air fâché ! dit Dora en souriant.
— J’en suis bien heureuse, au contraire !
Parmi les hôtes du château se trouvaient le vicomte de Nozay et M. de Limeray.
« Le Prince » fut enchanté de revoir, dans l’intimité de la campagne, cette Américaine dont la beauté seule lui était un plaisir et qui l’intéressait à titre de nouveauté féminine. C’était le premier spécimen d’intellectuelle qu’il approchait. Comme Sant’Anna, il s’étonnait du peu de place que l’amour et le sentiment semblaient tenir dans la vie de madame Ronald. Bien qu’il fût hors de cause, il en ressentait comme une sorte d’injure faite à son sexe. Et la jeune femme était sincère absolument. Malgré son beau coloris, son expression brillante, son visage était froid, dur même. Il lui manquait la lumière douce, chaude, vivante, qui vient de l’âme : le comte le regrettait en artiste et en homme. Lorsqu’il regardait Hélène, il lui arrivait souvent de se dire, comme devant une œuvre manquée : « Quel dommage ! quel dommage ! » Il ne tarda pas cependant à s’apercevoir qu’elle avait un souci, une préoccupation ; elle était distraite, parfois. Sa gaieté ne paraissait pas aussi franche, son esprit aussi libre qu’à leurs premières rencontres. Un jour, en disant à M. de Limeray les joies qu’elle se promettait de son séjour à Rome, elle se laissa peu à peu aller à lui confier les griefs qu’elle avait contre son mari. Le comte la regarda avec étonnement.
— Et, de bonne foi, vous croyez que c’est M. Ronald qui est dans son tort ?
— De la meilleure foi du monde !
— Eh bien, excusez ma franchise… Il me semble, au contraire, que les torts sont de votre côté entièrement et que vous êtes hors du devoir.
— Pourquoi ? Si mon mari était malade ou qu’il eût besoin de ma présence, je partirais ce soir même ; s’il y avait un empêchement sérieux à ce qu’il quittât l’Amérique, j’irais le rejoindre. Mais rien de tout cela n’existe et je me considère comme parfaitement libre de rester en Europe quelques mois de plus.
— Et l’obéissance conjugale, qu’en faites-vous ?
Madame Ronald eut un joli rire :
— L’obéissance conjugale ! C’est bon pour le harem ou la tente. Nous sommes les égales de nos maris. Nous pouvons vendre, acheter, disposer de notre fortune sans leur consentement.
— Alors, en vous mariant, vous ne promettez pas l’obéissance avec l’amour et la fidélité ?
— Oh ! l’antique serment se trouve encore, il est vrai, dans notre office de mariage, parce que c’est celui de l’Église anglicane ; mais beaucoup de clergymen le suppriment, sachant bien que nous ne le tiendrions pas. Certaines jeunes filles ont la précaution d’exiger qu’il soit omis. Cela même a failli amener une rupture entre une de mes amies et son fiancé. Il a fini par se soumettre… comme les autres.
— La bonne histoire ! fit M. de Limeray en riant.
— Une histoire ?… mais c’est la pure vérité !…
— Vous ne plaisantez pas ?
— Pas du tout.
— Alors, chez vous, les femmes ont aboli le serment d’obéissance ?
— Absolument. Entre égaux il ne saurait être question de soumission.
— C’est juste… Voilà un progrès que j’ignorais ! Je ne suis plus étonné si nous voyons tant d’Américaines seules en Europe… Je crois cependant que madame Verga vous a rendu un mauvais service en vous mettant dans la tête de passer l’hiver à Rome.
— Oh ! M. Ronald finira par venir me rejoindre. Il m’adore.
— Je comprends cela ! dit galamment « le Prince » en regardant la jeune femme avec admiration.
La marquise d’Anguilhon était ravie de pouvoir donner à ses compatriotes l’impression de ce doux Noël du vieux monde qui, en province et à la campagne surtout, a conservé la poésie de la tradition et de la foi.
Madame Ronald et mademoiselle Carroll l’aidèrent à préparer l’arbre de Noël, à déballer les caisses arrivées de Paris, à décorer le château de gui et de houx. Elles s’y employèrent avec un entrain contagieux. Dora, étourdissante de gaieté, essayait les trompettes, les tambours, jouait avec les poupées, tirait les ficelles de tous les pantins, s’écriait à chaque instant « What fun !… Comme c’est amusant !… » Et, à la voir, personne n’eût imaginé qu’elle était une des grandes mondaines de New-York. L’Américaine a cela de bon qu’elle n’est jamais blasée ; mieux encore, elle ne prétend pas l’être.
La veille de Noël, les châtelains et leurs hôtes, escortés par les valets de pied portant des torches, descendirent la colline pour se rendre à l’église du bourg. Il n’y avait pas de lune, mais la nuit était splendidement étoilée. Sur tous les chemins de la vallée, on voyait s’avancer de petites lumières mouvantes, des silhouettes sombres, une procession d’êtres humains poussés par la même force invisible qui guidait les rois mages, et conduits à la même adoration. La vieille église romane de Blonay avait, ce soir-là, une beauté particulière. La nef était sombre, mais le chœur tout illuminé mettait comme un éclat d’apothéose autour de la crèche où un gentil enfant-Jésus tendait les bras à la foule humble et croyante. Le curé, inspiré par la solennité, célébra la messe avec une foi pathétique. De sa belle voix grave, faite pour les paroles liturgiques, il entonna le Gloria et le Credo. Les élèves des sœurs chantèrent les vieux cantiques aux paroles naïves ; un amateur fit entendre, pour terminer, le triomphant Noël d’Adam. Cette cérémonie touchante dans sa simplicité remua profondément madame Ronald et ramena sa pensée au couvent de l’Assomption. Il lui sembla subitement que depuis lors elle avait fait un long chemin et qu’aujourd’hui elle était autre. Quant à Dora, à mademoiselle Beauchamp et à madame Carroll, cette messe de minuit les étonna par son étrangeté, elles n’en perdirent rien et jugèrent qu’elle seule aurait valu le voyage d’Europe ; mais elles n’en furent pas autrement émues.
Toute la jeunesse voulut remonter à pied au château et y rapporta un bel appétit pour le réveillon.
La salle à manger était décorée de gui et de houx ; ces sombres verdures s’harmonisaient bien avec les boiseries de vieux chêne. La bûche de Noël brûlait dans la cheminée monumentale, mettait çà et là des lueurs joyeuses, et mêlait sa flamme chaude aux reflets de l’argenterie et des cristaux. Le repas fut des plus gais. Il y avait sur toutes les physionomies une joie douce. Les Américaines étaient tout étonnées de se trouver dans ce milieu étranger et aristocratique, et plus surprises encore de s’y sentir parfaitement à l’aise. Le marquis d’Anguilhon promena les yeux autour de lui, à plusieurs reprises, avec une expression de tendresse, et finit par dire :
— Après tout, il n’y a de bon que le réveillon précédé de la messe de minuit et mangé en compagnie des siens. Ceux qu’on fait au restaurant sont bêtes et vous laissent tristes.
— Tu as mis tout ce temps pour reconnaître cela ? dit le comte de Froissy à son neveu.
— Non, mais je ne l’avais jamais si bien senti que ce soir ! répondit Jacques en regardant sa mère et sa femme.
— Et vous, madame Ronald, que pensez-vous de nos vieilles coutumes ? demanda M. de Limeray.
— Je leur trouve un très grand charme… La vie en Europe a des éléments qui n’existent pas encore chez nous, et c’est ce qui nous attire et nous retient… Voyez-vous, mes autres Noëls ne m’ont laissé aucun souvenir, mais celui-ci, je suis sûre que je ne l’oublierai jamais !…
Le lendemain, dans l’après-midi, Annie et sa belle-mère reçurent les enfants de Blonay ; le soir, il y eut un bal pour les parents et pour les serviteurs du château. Il fut ouvert par Jacques et sa femme. Dora était ravie. Il lui semblait vivre en plein roman.
— Comme tout cela est intéressant ! dit-elle à madame Ronald.
Puis, à voix basse :
— Jack a de la chance que je ne sois pas venue plus tôt à Blonay !
Les quatre Américaines emportèrent de leur visite une impression des plus agréables. A peine dans le train, Hélène s’écria :
— Dody, vous méritez une bonne note. Vous avez eu une tenue parfaite. Jamais je ne vous aurais crue capable d’être si convenable !
— Merci !
— Avouez-le : c’est la marquise douairière qui vous a imposé.
— C’est vrai : pour rien au monde, je n’aurais voulu choquer cette grande dame si simple, si bienveillante. Du reste, j’ai tout de suite senti que, dans ce milieu, il fallait mettre une sourdine à notre modernité pour ne pas détonner… Et, par parenthèse, j’ai été très fière d’Annie. Ma parole d’honneur, je crois qu’une Américaine bien née, bien élevée, peut se mettre à la hauteur de n’importe quelle situation. Si l’on a besoin d’une reine quelque part en Europe, on n’a qu’à venir la demander chez nous.
— Eh bien, vous n’êtes pas modeste, au moins ! dit madame Ronald en souriant.