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Ève victorieuse

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XXXVII

L’Hôtel Waldorf, dont Dora avait fait sa résidence, est la propriété de M. Astor, le milliardaire américain qui vit en Angleterre. Nous n’avons rien encore de pareil en Europe. Il y a là des appartements Renaissance, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Empire. On y peut dîner à la lumière des bougies ou à celle de l’électricité, sur du linge de Flandre ou sur de la soie, dans de la porcelaine de Sèvres ou de Dresde, dans du vieux Vienne ou du vieux Chine. On y peut boire des vins de tous les grands crus dans les verres de Baccarat les plus fins, dans les cristaux de Bohême les mieux taillés. Et les chefs sont des artistes qui possèdent les meilleures recettes. Certaine « salade Waldorf » ne tardera pas à figurer sur nos menus élégants. La plupart des Altesses, des Princes de passage à New-York, ont logé dans cet hôtel de la Cinquième avenue et lui ont donné un prestige de « comme il faut ». Dora, qui avait appris à tenir compte du goût de son seigneur et maître, avait choisi un appartement Empire dont le style sobre et sévère reposait des splendeurs fantastiques du reste de la maison.

Ce dîner d’adieu, qu’elle avait imaginé de donner aux de Kéradieu et aux d’Anguilhon, n’était qu’un prétexte pour exhiber son mari, son titre, et se montrer dans tout l’éclat de sa nouvelle position sociale. Elle avait invité les quatre plus jolies mondaines de New-York. Elle les considérait, à tort ou à raison, comme ses ennemies, mais elle était sûre que, flattées de la préférence, elles parleraient avec enthousiasme du comte et de la comtesse Sant’Anna, exciteraient la curiosité et lui prépareraient ce succès de retour qu’elle désirait : l’Américaine sait admirablement choisir les instruments nécessaires pour arriver à ses fins.

Après la réconciliation entre l’oncle et la nièce, M. et madame Ronald avaient promis de se dégager et de se rendre à l’invitation de Dora. Pendant toute la journée qui précéda le dîner, Hélène éprouva une secrète angoisse. Elle eut beau se répéter que Sant’Anna lui était indifférent, la pensée de se retrouver en sa présence ne laissait pas que de la troubler. S’il allait la reconquérir avec son regard prenant, sa voix musicale ? Elle avait peur maintenant de ces forces inconnues dont l’être humain est le jouet. Elle évoqua alors la grande figure du brahmine et, comme si elle eût senti de nouveau sa puissance mystérieuse, elle reprit confiance.

Madame Ronald n’était pas une héroïne. Elle ne devait jamais atteindre ces hauteurs où cesse le désir de plaire et d’être admirée. Ève elle était, Ève elle resterait toujours. Elle apporta à sa parure tout son art, toute sa coquetterie. Elle tenait à paraître aussi belle que possible : pour rien au monde, elle n’aurait voulu que Lelo la trouvât enlaidie ou vieillie ; il fallait que son triomphe fût complet.

Selon sa promesse, elle arriva de bonne heure au Waldorf et, laissant son mari au salon, alla retrouver Dora dans son cabinet de toilette. Après l’échange de quelques paroles amicales, elle s’assit en face d’elle et, entr’ouvrant son grand manteau doublé d’hermine, elle apparut merveilleusement habillée, dans une robe de mousseline de soie noire sur fond blanc, toute ruisselante de paillettes.

— Oh ! la jolie robe !

— Elle m’est arrivée la semaine dernière ; vous en avez l’étrenne.

— C’est gentil, cela, et elle vous va à ravir.

— Tant mieux !

A ce moment même, la porte fut ouverte brusquement et Lelo parut.

— Prête ? demanda-t-il.

Puis, apercevant la visiteuse :

— Madame Ronald ! quel plaisir de vous revoir !

A l’apparition du comte, Hélène s’était levée d’un seul et irrésistible mouvement et lui avait tendu la main. Il la porta à ses lèvres, puis leurs regards se rencontrèrent. Il y eut alors entre eux une transmission plus rapide que l’éclair de pensées, de sentiments, une de ces secondes psychologiques qui font les destinées humaines. Madame Ronald n’eut pas un battement de paupières, pas un frémissement dans son âme ou dans sa chair. L’homme qui était là, devant elle, lui parut un autre que celui qu’elle avait aimé. Elle ne se rendit pas compte que c’était elle qui avait changé.

— Je suis charmée de pouvoir vous souhaiter la bienvenue en Amérique, — fit-elle du ton le plus naturel.

Quelque chose comme de l’étonnement, de la curiosité, se trahit sur la physionomie de l’Italien.

— Et moi, je regrette de ne pas être rentré assez tôt pour aller vous présenter mes hommages, dit-il poliment.

— N’importe. Comme compensation j’ai reçu la visite de votre fils, et nous sommes devenus de grands amis. Il m’a tout de suite tendu les bras.

— Ah ! je reconnais bien là mon sang ! Les Sant’Anna n’ont jamais pu voir une jolie femme sans lui tendre les bras.

— Lelo ! s’exclama Dora ; comment osez-vous ?

— Mais, mia cara, c’est un mouvement instinctif, naturel à tout homme de goût et de sentiment… Et puis, cela ne veut pas dire que nos avances aient toujours été bien reçues !

— Celles de votre petit Guido l’ont été, je vous assure, répondit Hélène gaiement.

— Il a de la chance !

— Au lieu d’échanger des madrigaux, regardez-moi ! dit la comtesse, s’éloignant de quelques pas pour mieux faire admirer sa toilette de dîner, une longue tunique en point de Venise sur une jupe en mousseline de soie hortensia.

Le souple tissu dessinait à la perfection ses lignes élégantes de fausse maigre. Sur le corsage montant et transparent ruisselait une cascade de diamants d’une incomparable beauté.

— Vous êtes ravissante ! s’écria Hélène.

— Oh ! elle sait s’habiller, la jeune personne ! dit Lelo en souriant.

— C’est heureux ! répondit Dora, très contente de l’approbation de son mari.

Puis, prenant son éventail et ses gants :

— En scène, maintenant ! Je débute ce soir à New-York dans le rôle de la comtesse Sant’Anna, fit-elle un peu nerveusement. — J’espère que tout le monde sera bien disposé et que nous aurons une soirée agréable.

Un quart d’heure plus tard, ce que l’on appelle au Waldorf la salle à manger Astor, une salle de belles proportions, boisée d’acajou, décorée de panneaux peints, offrait un joli tableau d’agapes modernes. La grande table ronde était étincelante d’argenterie et de cristaux ; au milieu, une artistique corbeille remplie de fruits merveilleux ; sur la nappe, une jonchée de roses et d’orchidées rares ; tout autour, des convives triés sur le volet, des femmes dont la beauté et la parure ajoutaient au plaisir des yeux. Parmi les Américaines, on reconnaissait au premier coup d’œil celles qui vivaient en Europe. Chez la baronne de Kéradieu, chez la marquise d’Anguilhon, la transformation était remarquable. On eût dit que la grande aïeule leur avait communiqué un peu de sa douceur, de son calme et de son indulgence. Leurs physionomies étaient moins dures, leur ton moins tranchant, leurs voix plus nuancées. Chez Dora, le changement qui étonnait tout le monde était dû surtout à l’amour. Il avait modifié son expression, ses traits, ses manières. Il avait mis de l’âme dans ses yeux moqueurs, lui avait fait une bouche de bonté, car ses lèvres n’étaient plus aussi minces. C’était lui, en un mot, qui l’avait féminisée.

Le baron de Kéradieu, le marquis d’Anguilhon et le comte Sant’Anna se détachaient curieusement sur ce fond américain. Il était facile de voir qu’ils appartenaient à une autre race que ces hommes d’action et de pensée aux yeux froids, aux visages énergiques. Leurs figures d’un type ancien donnaient une impression de fragilité et de faiblesse, mais semblaient traversées par de chauds rayons de sentiment : elles avaient plus de lumière, — et ces moustaches d’un tour hardi, que mademoiselle Carroll — d’heureuse mémoire — avait qualifiées d’anachronismes, ajoutaient à leur expression quelque chose d’audacieux et de chevaleresque.

En Amérique, depuis la guerre, la causerie mondaine avait pris un caractère spécial. Malgré l’effort des maîtresses de maison pour la maintenir sur des sujets indifférents, elle était, comme par un invisible courant, ramenée sans cesse aux questions brûlantes : un petit mot suffisait à provoquer des discussions interminables, à produire une mêlée d’opinions diverses, au milieu de laquelle amour-propre et convictions se trouvaient souvent blessés. Ce soir-là, au dîner des Sant’Anna, ce fut Jacques d’Anguilhon qui, inconsciemment, ouvrit le feu.

— Je vois avec plaisir, mesdames, — fit-il en promenant les yeux autour de lui, — que vous n’avez pas boycotté Paris : vos toilettes en sont la preuve.

— Nous n’avons pas eu le courage de le bouder longtemps, voilà le fait ! répondit Lili Munroë, une beauté brune aux yeux violets qui se trouvait à la droite de Lelo. — On nous en blâme dans certains milieux, et peut-être avec raison. Paris aurait bien mérité que nous le boycotassions… hein ? le joli subjonctif !… il n’a pas été gentil, gentil pour l’Amérique.

— Pas gentil, parce qu’il a pris parti pour l’Espagne ?… Allons, vous avez l’esprit trop juste pour ne pas comprendre le sentiment qui l’a porté vers une nation de sang latin, déjà dépossédée, incapable de lutter contre un ennemi jeune et riche, bien armé, tel que vous. Que penseriez-vous de Paris si ses sympathies étaient à vendre aussi bien que ses chiffons ? En exprimant sa désapprobation comme il l’a fait, il a manqué de « gentillesse », peut-être, mais cet élan de cœur, qui pouvait lui coûter ses plus jolies et ses plus riches clientes, a été une preuve de désintéressement, et toutes, j’en suis bien sûr, vous êtes capables de l’apprécier.

— Oh ! fit Charley Beauchamp, l’interdit contre la France avait été prononcé dans la première explosion du jingoïsme, qui chez vous s’appelle chauvinisme… Le chauvinisme a toujours enfanté plus de sottises que d’actions héroïques. Rien n’est plus éloigné du vrai patriotisme.

— Le vrai patriotisme ! répéta Jacques d’Anguilhon, eh bien, c’est une Américaine qui m’en a donné la note… Ma modestie m’empêche de la nommer, — ajouta-t-il en regardant sa femme. — Après avoir lu la déclaration de guerre, elle s’est écriée : « Pourvu que l’Amérique se conduise bien dans cette affaire !… Si elle venait à se montrer indigne ou seulement mesquine, I would sink into the ground !… Je rentrerais sous terre !… »

— C’est cela ! c’est cela ! fit Henri Ronald, avec cette belle expression qui mettait comme de la lumière sur son visage sévère, — le chauvinisme est le sentiment exalté que nous avons de la valeur de notre pays, simplement ; le vrai patriotisme est le désir exalté de le voir supérieur à tous les autres.

— Et supérieur surtout, continua M. Beauchamp, par la justice et par l’humanité, les génératrices de toute force et de toute grandeur.

— J’avais réellement cru, dit le baron de Kéradieu, que le chauvinisme était une effervescence de l’âme latine, qui est toujours comme une machine trop chargée. Je vois qu’il sévit aussi fort aux États-Unis qu’en France.

— Oui, mais, chez nous, répondit Willie Grey, il n’entre en action que dans les grandes circonstances, tandis que chez vous, il constitue un état d’âme et vous rend intolérants.

— Intolérants ! Vous nous trouvez intolérants ?

— Oh ! oui !… s’écria la marquise d’Anguilhon. Ainsi, en France, quand on est étranger, il faut toujours être de l’avis des autres.

— Annie ! fit Jacques d’un ton de reproche.

— Madame d’Anguilhon a raison ! continua Willie Grey. Dans les premiers temps de mon séjour à l’atelier de Jean-Paul Laurens, je m’étais fait une arme d’un certain guide de Paris où j’avais trouvé cette phrase, à la fois comique et naïve : « Si vous avez le malheur d’être étranger… » Je gardais sur moi le petit livre vert et, lorsqu’un de mes camarades se montrait agressif, je le tirais de ma poche et lisais à haute voix : « Si vous avez le malheur d’être étranger… » Il suffisait que je fisse mine de le prendre : on changeait de ton. A la fin, on me l’a brûlé ; mais je dois dire que, jusqu’à notre guerre avec l’Espagne, on ne m’avait plus fait sentir « le malheur d’être étranger !… »

— Ce chauvinisme excessif est fâcheux pour votre pays, ajouta Charley Beauchamp ; il en gêne le progrès, étouffe l’esprit libéral. Les adversaires de l’ordre établi s’en font un instrument de haine et de division… témoin l’antisémitisme, qui, chez vous, n’est qu’un parti politique.

Henri de Kéradieu et Jacques d’Anguilhon échangèrent des regards de surprise.

— L’antisémitisme un parti politique ! répéta le marquis. Vous avez eu cette impression d’ici ?

— Parfaitement. Nous aimons à le croire du moins. La France ! ce nom a quelque chose de clair, de brillant, de généreux, on ne peut pas l’associer avec une manifestation aussi barbare, aussi peu excusable que l’antichristianisme des Turcs.

— Je suis de votre avis, mais au fond, tout au fond, il y a cet antagonisme des races. Les Juifs sont des Orientaux et nous des Occidentaux !

— Eh bien, répliqua M. Ronald, utilisez leurs qualités d’Orientaux, ce sont autant de forces… et pas négligeables, je vous assure. Voyez l’Angleterre ! Elle s’est laissé conduire par un Disraëli. Elle l’a fait servir à son bien et à sa gloire. Puis, sans se soucier de ce que ses ancêtres avaient mangé les cailles et la manne dans le désert, elle l’a créé lord et pair, l’égal des plus hauts barons chrétiens. Voilà ce que j’appelle du bon patriotisme et de bonne politique.

— Une nation vraiment forte est toujours libérale, conclut Willie Grey.

— Et quelles pauvres questions, que ces questions de race ! ajouta le savant avec un peu de dédain. La religion a enseigné une fraternité idéale, à laquelle personne n’a jamais bien cru ; la science seule, en faisant connaître aux hommes les liens profonds et multiples qui les unissent, peut les conduire à la vraie fraternité.

— Vous ne vous fâcherez pas, monsieur de Kéradieu ? ni vous, monsieur d’Anguilhon ? — dit madame Newton, la voisine de Charley Beauchamp, — si je vous fais part d’une impression que je rapporte toujours de Paris et qui me taquine parce qu’elle m’empêche de l’aimer entièrement.

— Nous ne nous fâcherons pas, — répondit le baron de Kéradieu, souriant à la jolie femme qui s’excusait ainsi d’avance. — Voyons cette impression.

— Eh bien, je trouve que Paris n’est pas hospitalier.

— Pas hospitalier !

— Non, et c’est dommage, grand dommage : — ceci fut dit avec une gentillesse qui adoucissait le blâme. — Si quelques Françaises venaient visiter l’Amérique, nous nous ferions un plaisir de leur ouvrir nos maisons, un devoir de leur faciliter les moyens de connaître notre pays. Chez vous, personne ne s’avise de cela. Franchement, vous n’avez pas la bosse de l’hospitalité !

— Voilà un terrible reproche, est-ce que nous le méritons vraiment ?

— Vraiment… Tenez, j’ai une amie qui habite Paris depuis quinze ans. Elle y a des parents dans la meilleure société, car sa famille est d’origine française. Elle a essayé de créer un salon anglo-français et n’a jamais pu y réussir : présentations, dîners, five o’clocks, rien n’y a fait. On n’est pas allé, de votre côté, au delà de la carte de visite. A ses réceptions, elle a toujours le chagrin de voir les Parisiennes se grouper dans un coin et les Américaines dans l’autre.

— La différence de langue doit en être cause ! répondit le marquis d’Anguilhon.

— Elle y est certainement pour beaucoup, dit Antoinette de Kéradieu, mais selon moi, l’exclusivisme des Français a encore une autre raison. Dans leur vie intime, ils ont moins de tenue que les Anglais et même que les Américains : ils craignent que leur laisser-aller ne les fasse mal juger et préfèrent demeurer entre eux.

— Et puis, ajouta Annie, ils ont un tas de préjugés contre les gens qui ne sont ni de leur religion ni de leur race… J’essaie d’en détruire autant que possible, mais, dans ce cher Vieux Monde, il ne faut rien brusquer, sous peine de dépasser le but.

— Brava, madame d’Anguilhon ! s’écria Lelo, je vous félicite d’avoir compris cela. Prenez exemple. Dora !

— Bien ! bien ! fit la jeune femme.

— Une Française seule, continua la marquise, pourrait opérer cette fusion avec les étrangères, et elle serait profitable à toutes.

— Nul doute ! fit Henri Ronald. Ainsi, je l’ai remarqué souvent, la connaissance du français rend l’Anglais ou l’Américain plus aimable, plus délié d’esprit, tandis que la connaissance de l’anglais rend le Français plus correct dans sa tenue et dans ses dires.

— Eh bien, espérons qu’un de ces jours il se trouvera une Parisienne capable de rompre la glace entre nous, dit gaiement Lili Munroë. Nous lui élèverons une statue !

— Rompre la glace !… répéta Jacques en souriant. Oh ! elle n’est pas bien épaisse. Vous avez plus d’affinités avec nous qu’avec les Anglais. Vous n’êtes pas des Saxons, après tout !

— Non ? Qu’est-ce que nous sommes donc ? demanda Marguerite Daner ouvrant ses yeux tout grands.

— Des Américains.

— Vous avez raison, monsieur d’Anguilhon, dit Henri Ronald. La nature répète ici ce qu’elle a fait autrefois chez vous. Pour créer les Français, elle a croisé Celtes, Latins et Francs ; pour créer les Américains, elle est en train d’amalgamer Anglais, Irlandais, Écossais, Hollandais, Allemands, Latins, et, de son laboratoire des États-Unis, une race nouvelle sort peu à peu.

— Une race qui a probablement une haute destinée !

— Je le crois.

— A propos de race, dit Henri de Kéradieu, vous avez probablement lu certain article de revue où il est démontré qu’il n’y a plus de noblesse en France ?

Les yeux de toutes les femmes pétillèrent d’intérêt.

— En effet, beaucoup de journaux l’ont reproduit, fît madame Ronald.

— Naturellement !… Eh bien, rassurez-vous, La Révolution a certainement éclairci les rangs de l’aristocratie, mais elle ne l’a pas anéantie, pas plus que le phylloxéra n’a détruit tous nos clos célèbres. Il y a encore dans notre pays des hommes de race et des vins au bouquet rare, inimitable, comme celui-ci, — ajouta le baron en élevant son verre rutilant de vieux chambertin. — La race n’est pas chose si facile à détruire. J’ai vu, près de Tunis, une tribu arabe qui se nomme les Beni-Franzoun, « Fils de Français ». Elle a sur son étendard les lis de France et prétend descendre des compagnons de saint Louis. Les hommes sont blonds, avec des yeux bleus, et ils portent les moustaches tombantes comme les Gaulois.

— Ah ! c’est bien curieux, cela ! s’écria Lelo.

— Si, après les révélations de cette revue, il y avait encore des Américaines tentées d’accorder leur main à quelque noble français, ce dont je doute fort, — ajouta Henri de Kéradieu d’un ton plaisant, — je leur dirais : « Cherchez la race. Elle se devine au premier coup d’œil, elle est la meilleure garantie de l’origine et ne s’improvise pas comme les parchemins. Si un homme a de la race, épousez sans crainte : il est authentique. »

— Oui, oui, épousez ! fit Annie joyeusement.

— Ne dirait-on pas, conclut Willie Grey en riant, que nous avons été réunis au Waldorf pour nous permettre de nous expliquer sur ces petites questions qui avaient jeté un peu de froid entre nous ?

— Mais c’est bien possible ! dit Jacques, et je suis sûr que nous nous quitterons, ces jours-ci, en meilleure intelligence.

— Pourquoi ne nous attendez-vous pas, monsieur d’Anguilhon ? demanda Dora. Ce serait si amusant de faire le voyage ensemble !

— Il faut que je sois à Paris pour l’ouverture des Chambres.

— Ah ! c’est vrai, vous êtes député.

— Oui… Annie m’a persuadé que c’était mon devoir de prendre en mains les intérêts locaux. Je me suis présenté à la députation, par acquit de conscience, avec le secret espoir de ne pas être élu… et puis, je l’ai été. Quand on est marié à une Américaine, il est bien difficile de rester oisif.

— Dora ! s’exclama Lelo avec un air d’effroi. Vous n’allez pas me demander de faire le bonheur des populations ?… Je regimberais, je vous en préviens.

— N’ayez pas peur, je me contenterai que vous fassiez mon bonheur, à moi.

— Ah ! tant mieux ! C’est dans mes moyens, cela !

La conversation, ainsi lancée, demeura très animée, et ne fit plus qu’échauffer entre les convives la sympathie et la cordialité.

Pendant tout le dîner, bien que tyranniquement accaparé, interviewé sans merci par ses deux voisines, Sant’Anna ne cessa d’observer madame Ronald. Sans avoir jamais soupçonné la profondeur du sentiment qu’il lui avait inspiré, il était sûr qu’elle l’avait aimé. Le souvenir de l’expression douloureuse qu’il avait surprise sur son visage au sortir du consulat d’Italie, où il venait d’épouser Dora, avait maintes fois amené sur ses lèvres un sourire de triomphe mauvais. Depuis qu’il était en Amérique, il avait souvent pensé à elle et secrètement désiré la revoir. Il l’avait revue ; mais, avec sa fine intuition d’Italien, il avait senti aussitôt qu’il lui était devenu indifférent, que ce pouvoir magnétique, dont il était si fier, n’avait plus aucun effet sur elle. Il en éprouvait un vif désappointement, une belle rage d’homme vaincu. « Toutes les mêmes ! se disait-il en manière de consolation. — Quelqu’un d’autre, sans doute !… » Et jamais Hélène ne lui avait semblé aussi désirable. Sa robe pailletée rendait son corps tout chatoyant, faisait ressortir la riche nuance de ses cheveux, l’éclat de ses épaules. Sa « blondeur » le fascina de nouveau, lui remplit les yeux d’une chaude et sensuelle admiration.

Madame Ronald les rencontra souvent, ces yeux, les brava même avec une hardiesse tranquille, et ils furent impuissants à provoquer chez elle le plus léger trouble. Elle examinait le comte à la dérobée, et sa physionomie exprimait un étonnement mêlé de dédain. Sous l’influence de quelle magie l’avait-elle cru si supérieur ? Un grand seigneur, rien de plus… Il ne fallait pas lui demander autre chose que d’être beau, aimable et généreux. Elle le voyait maintenant tel qu’il était, avec son âme vieille, embuée par le passé, son incurable indifférence, sa faiblesse de caractère. Oui, avec de la culture, il aurait pu devenir un homme politique, un diplomate, mais cette culture lui manquait. C’était un esprit en jachère, incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux faits-divers de la vie mondaine, incapable surtout d’aimer avec profondeur et fidélité. Comme elle eût souffert par lui, grand Dieu ! Sur cette pensée, qui s’acheva dans un petit frisson, les regards d’Hélène se tournèrent vers M. Ronald. Quelle puissance intellectuelle dans le modelé de son front ! Quelle pureté dans ces yeux de chercheur, qui ne voyaient pas les choses basses ou indignes ! Quelle beauté dans cette bouche faite pour la vérité !… Elle avait vécu un rêve, — un cauchemar plutôt, et combien douloureux !… Elle avait été folle !… folle !…

Maintenant Sant’Anna pouvait aller, venir, partir, il pouvait fleurter, aimer, sans qu’un seul de ses actes ou de ses sentiments se répercutât en elle. Cette assurance la rendit joyeuse comme une enfant. Elle respira largement, à plusieurs reprises, pour le plaisir de sentir son cœur dégagé. Entre Lelo et elle, la communication avait bien été coupée ! Une fervente action de grâces s’éleva de son être tout entier vers le Maître qui avait accompli le miracle.

Après le dîner, Sant’Anna, curieux de savoir si l’indifférence d’Hélène n’était point simulée, manœuvra pour la tirer à l’écart.

— Eh bien, « ma tante » ! dit-il, en appuyant perfidement sur elle ses yeux de charmeur, — comment trouvez-vous cette dernière surprise que nous ménageait la destinée ? Moi, Lelo, vous recevant à New-York, à l’Hôtel Waldorf, Cinquième avenue, 33e rue !… Oh ! cette 33e rue !

— Mais je trouve la surprise très agréable ! Et vous ?

— Délicieuse, stupéfiante surtout !… Le moyen, après cela, de ne pas croire à la fatalité !

— Ne vous servez pas de ce mot : il implique une idée de hasard, de force aveugle et brutale. Nous sommes les ouvriers de Dieu, ses collaborateurs inconscients ; il nous conduit vers des buts lointains que nous ignorons, mais, à la fin, tout sera bien et pour tous.

Ses paroles impressionnèrent Lelo. Il sentit que la femme qui les avait prononcées était à jamais hors de son pouvoir. Cependant il risqua une ironie dernière :

— Alors, selon vous, de la rue de Rivoli où je vous ai rencontrée, jusqu’au Waldorf où nous nous retrouvons, toutes les péripéties étaient écrites d’avance. Toutes ?…

Hélène supporta sans fléchir le regard qui accompagnait ce dernier mot.

— Toutes, répéta-t-elle avec une belle crânerie. Elles étaient nécessaires, j’en suis convaincue.

— Si Ève devient philosophe, ce sera terrible ! dit Sant’Anna.

— Pour le tentateur, oui, — répliqua madame Ronald en souriant, — mais bien heureux pour Adam !… Et maintenant, « mon neveu », — ajouta-t-elle d’un ton tout à fait mondain, — nous allons vous gâter à qui mieux mieux et vous rendre le séjour de New-York si agréable que vous nous proclamerez les femmes les plus charmantes du monde : c’est là une de nos ambitions…

Pendant cette conversation, Charley Beauchamp, le frère chevaleresque et discret qui avait tout deviné, tout craint, ne quittait pas les causeurs des yeux. Il s’était isolé dans un coin pour les observer. Sa physionomie, d’abord inquiète, se rasséréna et, à la fin, il eut un soupir de soulagement. En s’éloignant de Lelo, madame Ronald se dirigea vers lui.

— Pourquoi me regardez-vous tant, ce soir ? demanda-t-elle en lui donnant un petit coup d’éventail sur le bras.

— Parce que je ne vous ai jamais tant admirée.

Une rougeur légère passa sur le visage de la jeune femme.

— Vous avez bien raison ! répondit-elle gravement.

Un peu plus tard, comme Hélène se trouvait seule avec son mari dans le coupé qui les ramenait chez eux, elle glissa soudainement sa main dans la sienne. Sans parler, Henri Ronald la pressa et la retint avec force. Alors, elle se blottit contre lui et, pendant tout le reste du trajet, elle demeura muette, profondément heureuse, avec une sensation exquise d’amour vrai et de sécurité parfaite. Arrivée dans son cabinet de toilette, encore enveloppée de son long manteau, elle alla tout droit au tableau de Willie Grey et, avec un accent de joie, de triomphe impossible à rendre, elle s’écria :

— Guérie, Titania ! guérie !

FIN

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