← Retour

Ève victorieuse

16px
100%

X

La religion, pour une grande part, contribue à former le caractère de la femme. Le catholicisme fait des cérébrales, le protestantisme des intellectuelles ; la fémininité est catholique, le féminisme est protestant. L’Américaine, qui est une intellectuelle, se glorifie de son insensibilité physique ; la Française, une cérébrale par excellence, tire vanité de sa sensibilité, elle l’exagère même : lorsqu’elle n’a pas de tempérament, elle s’en fait un par l’imagination. Dans l’amour, ce qu’elle ambitionne, ce dont elle jouit, c’est le pouvoir de donner du bonheur ; l’Américaine, elle, veut en recevoir. Pour la première, l’homme est le but ; pour la seconde, il est le moyen. Cette manière de sentir les rend aussi diverses que peuvent l’être deux créatures de même espèce.

Les quinze jours qui suivirent la présentation du comte Sant’Anna furent pour Hélène comme un joli rêve, où il y eut de ravissantes promenades à travers monts et bois, au-dessus des lacs bleus, des haltes délicieuses, des causeries gaies, des tête-à-tête innocents, mais singulièrement agréables, avec un homme beau, de grande race, à la voix chaude et nouvelle. Ce rêve fut vécu dans l’atmosphère enivrante que créent le désir, l’admiration, la sympathie amoureuse, ces fluides qui enveloppent la femme de chaleur et de lumière, qui « champagnisent », pour ainsi dire, l’air qu’elle respire… Et madame Ronald n’en fut point troublée.

Lelo ne tarda pas à reconnaître la vérité de ce que lui avait dit son ami Verga, mais il n’en fut pas découragé : en amour, la résistance charme l’Italien. La coquetterie ouverte de la jeune femme ne laissa pas cependant que de le déconcerter. Elle paraissait naïvement heureuse de lui plaire, elle y tâchait même : tout ce qu’elle voulait, c’était de l’admiration et encore de l’admiration. Les paroles de tendresse qu’il lançait au milieu de leurs causeries provoquaient sa raillerie, une raillerie très sincère. Pour la première fois, il se trouvait en présence de l’honnêteté féminine absolue.

De fait, cette intimité agréable n’avait pas éveillé chez madame Ronald une pensée qui pût alarmer sa conscience. Le jeune Romain l’intéressait à titre d’exotique, parce qu’il était différent des hommes qu’elle avait connus. Les variations de son humeur, son excessive sensibilité, ses accès de mélancolie, de paresse, l’étonnaient et l’amusaient. Puis ce titre de comte sonnait bien à l’oreille, donnait au porteur un certain prestige. Elle n’était pas loin de le considérer comme un être d’une essence supérieure.

Ainsi que Dora l’avait prévu, M. Ronald fut blessé, irrité, de voir que sa femme allait lui manquer de parole. La chance de découvrir le poison des Borgia le laissa parfaitement froid. Il répondit à Hélène qu’en aucun cas il ne pourrait passer l’hiver à Rome. Il espérait qu’elle ne se laisserait pas tenter par les Verga ; il comptait qu’elle reviendrait au mois d’octobre comme elle l’avait promis. A son insu peut-être, il employa un ton sévère, impérieux. Hélène n’y était pas habituée. C’était la première fois, du reste, qu’elle subissait l’affront d’un refus. Sous l’impulsion de la colère ou d’un sentiment encore obscur, elle écrivit une de ces lettres qui semblent dictées par un mauvais esprit, que l’on regrette, que l’on est tenté de renier et qui ont des conséquences imprévues : — elle tenait à profiter de l’occasion qui lui était offerte de passer une saison agréable à Rome ; si Henri l’aimait mieux que son laboratoire, ce dont elle avait toujours douté, il viendrait la rejoindre ; sinon, elle ne se ferait aucun scrupule de prolonger un peu son séjour en Europe.

Lorsque madame Ronald annonça sa résolution à son frère et à sa tante, ils jetèrent les hauts cris et la blâmèrent énergiquement. Charley Beauchamp, qui était la bienveillance même, avait, dès le premier moment, éprouvé une profonde antipathie pour le comte Sant’Anna. Il s’aperçut bientôt que le nouveau venu faisait la cour à sa sœur. Il l’avait toujours vue entourée d’admirateurs, mais, pour une cause ou pour une autre, les attentions du jeune Romain lui déplurent et il en fut comme personnellement offensé.

— Prenez garde, dit-il un jour à Hélène : ce comte ne m’inspire aucune confiance. Les étrangers se croient tout permis avec une femme coquette… et vous l’êtes terriblement !

— N’ayez pas peur, personne ne me manquera jamais de respect ! répondit madame Ronald avec son assurance habituelle.

— Je l’espère ; seulement, il serait prudent de ne pas vous y exposer. Vous ne vous doutez pas à quel point les Italiens sont différents des Américains. Je ne l’aurais jamais su si je n’avais pas connu aussi intimement le marquis Verga. Méfiez-vous, je vous le répète.

Quelques jours plus tard, Charley reçut un câblogramme qui le rappelait d’urgence à New-York. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ainsi ses vacances coupées court, mais jamais il n’en avait éprouvé une telle contrariété.

— Je suis désolé de devoir vous quitter ! dit-il à sa sœur. Si mes intérêts seuls étaient en jeu, je ne partirais pas. Promettez-moi, pour me tranquilliser, que vous rentrerez au mois d’octobre.

— Je ne promets rien ! répondit madame Ronald d’un ton sec.

— Ce serait cruel de désappointer Henri. En outre, vous donneriez le mauvais exemple à Dora… Si vous allez à Rome, elle voudra vous suivre : Jack se fâchera, et il pourrait en résulter une rupture.

— Dody est assez grande pour savoir ce qu’elle doit faire. Je ne suis pas responsable de ses actions.

M. Beauchamp ne voulut pas discuter davantage : il savait qu’il était dangereux de pousser Hélène à exprimer sa volonté, car ensuite elle n’en démordait pas.

Avant de partir, toutefois, il pria tante Sophie de faire son possible pour obtenir qu’elle renonçât à ce projet. Il fut même tenté de lui dénoncer le comte, au moins d’éveiller sa méfiance ; il en fut empêché par un sentiment de loyalisme fraternel.

En recevant à la gare, les adieux de sa sœur, il eut le cœur fortement serré.

— Au revoir… dans six semaines ! lui cria-t-il par la portière.

Hélène détourna la tête et ne répondit pas.

Chargement de la publicité...