Ève victorieuse
XIV
Le 2 janvier, madame Ronald et ses compagnes partirent pour Rome. Elles avaient engagé un de ces courriers italiens qui sont la providence des Américaines seules, qui apportent dans leur service la souplesse, le savoir-faire de leur race et souvent un dévouement chevaleresque. Par les soins de Giovanni, elles parvinrent avec un confort royal au terme de leur voyage et trouvèrent préparé pour les recevoir, à l’Hôtel du Quirinal, un bel appartement exposé au midi, donnant sur le jardin, et composé d’un salon, d’une salle à manger et de quatre chambres.
Comme elles devaient arriver le matin, par le premier train, elles n’avaient pas prévenu les Verga, mais, le jour même, entre trois et quatre heures, Hélène et Dora, impatientes de les revoir, se firent conduire chez eux. Par raison d’économie, ils avaient loué leur palais et pris une villa dans le quartier du Macao, où ils étaient en train de s’installer. L’étiquette n’était pas bien sévère in casa Verga ; le valet de pied conduisit les visiteuses dans le grand salon où se trouvaient ses maîtres. Elles s’arrêtèrent, une seconde, sur le seuil, assez surprises. Il y avait là un pêle-mêle de meubles et de bibelots. Le marquis et deux messieurs très élégants, grimpés sur des échelles, essayaient des tableaux contre le mur tendu de brocart, tandis que la marquise, debout au milieu de la pièce, le chapeau sur la tête, jugeait de l’effet. A la vue de ses compatriotes, elle eut un cri de joie ; les trois hommes sautèrent lestement à terre. M. Verga vint souhaiter la bienvenue aux Américaines et leur présenta ses amis :
— Le prince Viviani, le duc Marsano.
En entendant ces titres, madame Ronald et mademoiselle Carroll ouvrirent de grands yeux, et, aussitôt qu’elles furent seules avec la marquise. Dora lui demanda si c’était un vrai prince et un vrai duc qu’elle venait de voir.
— Je crois bien, et avec des généalogies d’un kilomètre de long… Cela les amuse, de nous aider à arranger notre maison. Les Italiens n’ont aucune morgue, vous verrez.
Après l’échange des nouvelles d’Amérique et de Paris, madame Verga insista pour emmener ses amies à la promenade. Le temps, très doux, permettait la voiture ouverte. On traversa lentement le Corso.
— Chère vieille Rome ! fit Hélène en regardant autour d’elle d’un air attendri. — On est toujours heureux de la revoir ! J’y suis venue avec Henri dans les premiers mois de notre mariage. J’en ai conservé un souvenir très vif. Je crois que je reconnaîtrais toutes les rues anciennes, tous les palais.
— Oh ! moi, fit Dora, il y a bien huit ans que je ne l’ai vue. Mes jambes ont gardé la mémoire des interminables galeries du Vatican, à travers lesquelles on m’a traînée. J’ai souvent pleuré de fatigue en rentrant à l’hôtel. J’avais pris les statues en haine, excepté pourtant l’Apollon du Belvédère, cette belle figure ailée.
— Ailé, l’Apollon ! Dody ! quelle mythologie ! s’écria madame Ronald. Vous confondez avec Mercure.
— Du tout. Je sais bien qu’il n’a pas d’ailes aux talons, mais il m’a donné l’impression d’un être qui pouvait marcher sur l’air et sur l’eau, d’un vrai homme-dieu. Je ne l’ai jamais oublié… A propos, madame Verga, si vous apercevez le comte Sant’Anna, montrez-le-moi.
La marquise se mit à rire :
— Ah ! le comte Sant’Anna à propos de l’Apollon !… Il serait joliment flatté, s’il savait cela !
Mademoiselle Carroll rougit, puis vivement :
— Il aurait bien tort… chez moi, les pensées se suivent, mais ne s’associent pas toujours, et, comme je ne le connais pas, je ne peux faire une comparaison.
— C’est vrai. Du reste, il est très beau, n’est-ce pas, Hélène ?
— Très beau, répondit la jeune femme, d’un ton indifférent.
— Vous allez le voir tout à l’heure : il sera sûrement au Pincio.
Ces mots causèrent un émoi soudain à madame Ronald. Elle comprit alors combien le souvenir d’Ouchy serait gênant. Elle eut, en même temps, le sentiment très net qu’elle n’aurait pas dû venir à Rome de sitôt.
Il avait plu la veille : madame Verga, craignant que la villa Borghèse ne fût trop humide, donna l’ordre à son cocher d’aller au Pincio.
La voiture monta lentement la colline ensoleillée pour arriver à la terrasse où les mondains viennent échanger des saluts, des banalités, et les artistes s’imprégner de la divine mélancolie que répand à Rome le soleil couchant.
Les trois Américaines étaient là depuis quelques minutes, quand la marquise s’écria :
— Tenez, voici justement Sant’Anna !
Dora eut assez de pouvoir sur elle-même pour ne pas détourner la tête.
Lelo, ayant reconnu madame Verga, quitta les amis avec lesquels il causait et se dirigea vers sa voiture.
A la vue d’Hélène, il eut un mouvement de surprise ; mais, bien vite, sans embarras, sans hésitation, il lui tendit la main.
— Benvenuta ! Soyez la bienvenue ! — dit-il du ton le plus naturel. — Je suis charmé de vous revoir.
La marquise le présenta à Dora. Il s’inclina profondément et, revenant à la jeune femme :
— Vous avez bien tardé, fit-il. Nous craignions que vous n’eussiez changé vos plans.
— Nous avons voulu attendre la fin de votre mauvaise saison.
— Vous avez sagement fait… Maintenant, nous allons pouvoir vous offrir du soleil tant que vous en voudrez.
Puis, mettant familièrement ses bras sur le rebord du landau, il demanda à madame Ronald des nouvelles de sa tante, de son frère, de son mari même. Il parla de Paris, s’informa de ce qu’il y avait de bon au théâtre. De temps en temps, il coulait un regard curieux vers mademoiselle Carroll, comme si elle l’eût intéressé. Dans ses yeux, il n’y avait plus de flamme ; sur ses lèvres, plus d’émotion ; dans sa voix, plus de chaleur. Éteint le désir qui rendait sa physionomie si ardente ; éteinte, la passion qui la faisait si éloquente… Stupéfaite, Hélène répondait à peine. Était-ce bien là l’homme qui s’était déclaré avec cette violence ! qui avait pénétré dans sa chambre à onze heures du soir !… L’avait-elle donc rêvé ? A le voir et à l’entendre, elle éprouvait une curieuse sensation de froid intérieur, il lui semblait qu’autour d’elle tout devenait gris et triste. Et son visage s’altéra légèrement, elle frissonna.
— Voici le soleil qui se couche, dit la marquise. C’est l’heure dangereuse pour qui n’est pas acclimaté.
Le comte, alors, demanda la permission à madame Ronald d’aller lui faire visite, se mit à sa disposition avec une courtoisie parfaite ; puis, ayant pris congé, il fit quelques pas en arrière et de nouveau salua les trois femmes.
— Il est tout simplement superbe ! déclara mademoiselle Carroll aussitôt que les chevaux eurent tourné.
— Eh bien, mais il est à marier ! dit madame Verga en souriant, — et il épouserait, je crois, très volontiers, une Américaine.
— Pour l’amour de Dieu, ne lui mettez pas cela dans la tête ! fit vivement Hélène. — Elle serait capable de lâcher Jack.
— Merci ! répondit la jeune fille d’un ton sec.
Lelo était sorti absolument dégrisé de cette chambre où il avait surpris en vain madame Ronald. L’Italien, très sensuel de sa nature, très païen dans sa conception de l’amour, a une répugnance instinctive pour la femme froide. A Ouchy, dans cette chambre éclairée comme pour une nuit de bonheur, seule avec un homme jeune, vivement épris, l’Américaine était demeurée maîtresse d’elle-même, le corps rigide, la voix ferme. Cela avait paru monstrueux à Sant’Anna, contre nature presque, et son désir en avait été tué du coup. Il n’avait emporté aucun regret, mais seulement l’impression aussi nouvelle que désagréable d’un échec. On affecte de mépriser les blessures de la vanité, on a grand tort ; quoi que nous en ayons, elles sont les plus douloureuses et les plus longues à se cicatriser. En manière de distraction, Lelo s’était arrêté à Aix-les-Bains, où il avait joué désespérément et perdu la forte somme : il n’avait pas manqué de rendre Hélène responsable de sa déveine et de l’appeler « una jettatrice ». La princesse Marina, depuis, l’avait dédommagé de son fiasco sans le lui faire oublier ; il était resté dans l’âme du jeune homme une sourde rancune.
La nouvelle que madame Ronald arrivait prochainement ne l’avait point ému : au fond, elle avait dû être plus flattée qu’offensée de son audace. Comme il tenait à conserver avec elle une apparence d’intimité, à cause des Verga, et peut-être aussi parce qu’elle était jolie femme, il résolut de se montrer très repentant, convaincu à jamais de l’honnêteté américaine, et de mettre aussitôt leurs relations sur un pied amical.
Lorsqu’il se retrouva à l’improviste en présence d’Hélène, il n’éprouva aucun trouble. La vue de sa beauté le laissa calme. En causant avec elle, il l’examinait curieusement, l’esprit lucide. Si froide avec ses cheveux aux tons d’or fauve, cette chair reflétant la lumière, ces lèvres pleines ! Quel trompe-l’œil !… Tout à coup, il saisit l’effet de son attitude nouvelle, il vit le désappointement assombrir le visage de madame Ronald. Il eut un battement de cœur, un éclair dans les yeux. Quand la voiture s’éloigna, il la suivit du regard.
— Tiens ! tiens ! fit-il tout haut.
Un sourire cruel passa sur sa belle bouche romaine, il se mit à fredonner :
Si tu m’aimes, prends garde à toi !
Et, tout en redescendant le Pincio, dans une exaltation de vanité, de joie mauvaise, il fit à plusieurs reprises tournoyer sa canne. Ce geste, pas beau, de triomphe masculin, marqua une fois de plus la défaite probable d’une femme.