← Retour

Ève victorieuse

16px
100%

XXII

Charley Beauchamp n’était jamais parvenu à dissiper les inquiétudes qu’il avait emportées d’Ouchy. Bien qu’il sût Hélène sous le chaperonnage vigilant de tante Sophie, il n’était pas rassuré. Il donnait tort maintenant à M. Ronald et blâmait son entêtement ; mais, fidèle au principe américain de ne pas intervenir dans les affaires d’autrui, il ne lui avait pas dit un seul mot pour l’engager à aller chercher sa femme. La tristesse, la lassitude qu’il voyait se marquer de plus en plus fortement sur son visage, lui donnaient l’espoir que l’amour ne tarderait pas à l’emporter sur l’orgueil. En attendant, la pensée de la solitude où se trouvait sa sœur l’angoissait. Elle était trop jeune et trop belle pour demeurer en Europe sans la protection d’un homme. Il se dit que son devoir était de l’aller rejoindre et il commença d’arranger ses affaires en vue d’une absence prolongée. Il lui fallut, pour cela, quelque temps. En apprenant les fiançailles de Dora avec le comte Sant’Anna, il éprouva une joie secrète, un allégement soudain, dont il ne voulut pas voir la cause. Il s’indigna contre la jeune fille, sympathisa vivement avec Jack Ascott, mais au fond il fut très content. L’annonce de ce mariage lui rappela Lucerne, le fleuretage d’Hélène et une foule de souvenirs qui le poussèrent à hâter ses préparatifs. La veille de son départ, il vit son beau-frère et lui dit simplement :

— Je m’embarque demain pour l’Europe… Vous n’avez aucune commission ?

— Aucune ! répondit M. Ronald en détournant la tête pour dissimuler son émotion.

Là-dessus, Charley était parti. Comme il ne se souciait pas d’aller à Rome et de revoir Sant’Anna, il décida de s’arrêter à Monte-Carlo, certain qu’Hélène viendrait l’y rejoindre avec plaisir.

Rien n’altère autant le visage de la femme que l’amour ou la maternité. Quand Charley revit sa sœur, il fut frappé de son changement.

— Que vous est-il arrivé ? s’écria-t-il. Avez-vous été malade ?

Sans savoir pourquoi, madame Ronald rougit.

— Malade ?… pas le moins du monde !

Puis avec une feinte alarme :

— Suis-je donc vieillie, enlaidie !

— Non, différente seulement.

— Cela prouve que vous m’aviez un peu oubliée, car je me vois toujours la même, moi !

Charley n’insista pas, mais il fut ressaisi par cette inquiétude qui, dernièrement, avait dominé ses préoccupations d’affaires.

Le changement de milieu donna à madame Ronald un soulagement immédiat. Elle fut comme pénétrée par la lumière vibrante de Monte-Carlo. La musique, les fleurs, le bleu qui l’environnaient, agirent sur elle d’une façon bienfaisante. Sous l’influence de ces choses belles et douces, son cœur se desserra peu à peu, elle se crut sortie d’un cauchemar. La première lettre de Dora l’y rejeta, corps et âme.

Dans cette lettre, où le nom de Lelo revenait à chaque ligne, la jeune fille lui annonçait que son mariage était fixé au mois de juin et se ferait probablement à Paris… A la nouvelle de l’événement si proche, Hélène manifesta son indignation contre mademoiselle Carroll, sa sympathie pour Jack Ascott, d’une telle manière que le visage de M. Beauchamp prit une expression grave et peinée ; elle ne s’en aperçut même pas. Mais aussitôt le ciel, la mer, le paysage divin, lui semblèrent durs, d’une tristesse éclatante, — et elle ne manqua pas d’attribuer au mistral l’irritation causée par la douleur qui s’était réveillée en elle.

En manière de distraction, elle essaya du jeu et se passionna vite pour la roulette. Malgré les remontrances de son frère et de sa tante, elle passait une bonne partie de son temps au casino. Elle eut des séries de veine extraordinaire. Elle exultait alors, elle oubliait momentanément Lelo et Dora. Elle ne tarda pas à être remarquée ; on l’appela « la belle Américaine », on la dit millionnaire, on la crut veuve ou divorcée, et il ne fallut rien moins que la présence constante de M. Beauchamp pour assurer sa liberté et tenir en respect les chercheurs d’aventures.

Un après-midi que Charley était allé à Cannes voir un compatriote malade, Hélène se rendit au casino avec des amis de Boston. Ces derniers s’attardèrent à la table du trente-et-quarante. Elle, qui aimait un jeu plus animé, ne tarda pas à les lâcher pour courir à la fascinante roulette. Un jeune homme brun, à cravate rouge, piquée d’une grosse perle noire, qui, depuis huit jours, s’était attaché à ses pas, l’y suivit et se glissa derrière elle. Madame Ronald plaçait avec persistance une petite pile de neuf louis sur le nombre neuf qui, le matin, au réveil, s’était présenté à son esprit : elle était sûre qu’il sortirait. Quatre fois déjà, son attente avait été trompée. Haletante, elle suivait l’opération du croupier et s’efforçait de le suggestionner par l’effet de sa volonté, lorsqu’elle sentit deux mains étreindre sa taille à la faveur du collet qu’elle portait.

Elle se retourna, les yeux pleins d’éclairs, le visage pâle de colère ; comme dans un rêve, elle vit tout à coup son mari surgir près d’elle et, d’un formidable coup de poing, écarter son insolent admirateur. Au milieu de la bousculade, elle entendit distinctement le dialogue des deux hommes.

— Votre carte ! votre carte !… Vous me rendrez raison ! disait l’un, avec un fort accent étranger.

— Je n’ai pas à vous rendre raison, répondait l’autre, je vous ai surpris insultant ma femme : je vous ai châtié à la manière américaine ; c’était mon droit. Je suis satisfait.

Toujours sous l’impression de l’irréel, d’une sorte d’horreur, produite par la multitude d’yeux qui la regardaient, Hélène saisit le bras de M. Ronald, se pressa contre lui et se laissa emmener. Lorsqu’elle fut hors du casino seulement et en plein air, elle se rendit compte que tout cela était arrivé. Alors, dégageant son bras, elle s’arrêta net, leva sur son mari des yeux étonnés et, d’une voix un peu rauque :

— Henri, d’où sortez-vous ?

Sans répondre tout de suite, M. Ronald regarda avec admiration le beau visage qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps.

— Je sors du train, ma chérie, — dit-il enfin, avec un sourire ému. — J’ai vu tante Sophie ; elle m’a dit que vous étiez au casino avec les Carrington ; j’ai voulu aller vous surprendre et je suis arrivé à temps. Je ne savais trop quel accueil je recevrais ; j’ai fait le voyage avec un poids de cent livres sur l’esprit… et un incident de roman vous a forcée à reprendre mon bras. C’est merveilleux ! c’est providentiel !

Hélène se remit à marcher.

— Je croyais que vous ne vous décideriez jamais à venir ! dit-elle un peu froidement.

— Et que je laisserais passer l’année sans vous donner signe de vie ?… Mais vous auriez pu demander le divorce pour cause d’abandon !

La jeune femme ne put s’empêcher de rougir : elle y avait pensé !

— C’est Charley qui vous a appelé ici ? dit-elle, essayant de lutter contre son émotion.

— Charley ? Non, ma chérie : il ignore mon arrivée. J’ai appris indirectement que vous aviez quitté Rome pour Monte-Carlo. Personne ne m’a appelé. Je suis venu parce que, sans vous, la vie m’était un fardeau insupportable. J’ai beaucoup souffert, ces derniers mois surtout ; pour rien au monde, je ne voudrais repasser par une semblable épreuve. Nous avons eu tort tous les deux, pardonnons-nous mutuellement.

Sur ces mots, les époux arrivèrent devant l’Hôtel des Anglais. M. Ronald suivit sa femme chez elle. Aussitôt la porte refermée, il lui ouvrit les bras : elle tomba sur sa poitrine. Et là, pendant qu’elle écoutait les battements passionnés de ce cœur viril et fort, l’image de Lelo, une image démesurée, se dressa derrière son front. La conscience lui vint, comme un coup de foudre, de son amour pour le jeune homme. Elle s’arracha doucement de l’étreinte de son mari et le regarda avec cette expression douloureuse, pathétique, de l’animal atteint ; puis, les lèvres sèches et blanches, elle balbutia, sans trop savoir ce qu’elle disait :

— Pourquoi avez-vous tant tardé ? Pourquoi avez-vous tant tardé ?…

Chargement de la publicité...