← Retour

Ève victorieuse

16px
100%

VII

Le lendemain, par le premier train, Hélène, son frère et sa tante, Dora et sa mère quittèrent Paris.

Le voyage de Belgique et de Hollande fut un continuel enchantement pour Charley. Son ami Willie Grey vint le rejoindre à Bruxelles et l’accompagna de musée en musée. Dans le trésor de la vieille Europe, ce trésor si lentement et si douloureusement amassé, il trouva, comme nombre de ses compatriotes, les sensations qui seules peuvent rafraîchir les cerveaux brûlés par la fièvre des affaires.

Hélène et Dora ne connaissaient ni la Belgique ni les Pays-Bas. Ce fut une page nouvelle de l’ancien monde qu’elles déchiffrèrent avec une curiosité extrême et qui les ravit par son étrangeté. Les petites villes qui finissent dans le silence et la prière, dont la vieillesse est si touchante, leur causèrent un étonnement respectueux. Les costumes lourds et bizarres, les visages placides, la vie humaine ainsi menée sur un mode lent et grave ne cessa de les amuser et de les intéresser. Pourtant madame Ronald ne voyait pas sans plaisir approcher l’heure de partir pour la Suisse et d’aller rejoindre le marquis et la marquise Verga. Elle s’était liée extraordinairement vite avec cette compatriote rencontrée chez madame d’Anguilhon.

Madame Verga sortait d’une bonne famille de Washington. Jeune fille, elle avait beaucoup hanté la colonie étrangère. C’est là qu’elle avait fait la connaissance de son mari, un Romain, attaché militaire à l’ambassade d’Italie.

Elle avait un visage de très jolie poupée, animé par des yeux bleus qui reflétaient une petite âme joyeuse et bonne. Plus brillante qu’intelligente, elle se montrait naïvement heureuse d’être marquise, d’avoir sa place dans la haute société de Rome. Son excellent caractère, sa loyauté, lui avaient valu nombre d’amis. Son salon était un des plus fréquentés. Sa nature simple et honnête l’empêchait de voir la moitié des intrigues qui se nouaient et se dénouaient sous ses yeux. Elle aimait les Italiens, disait-elle, parce qu’ils sont silencieux et qu’elle pouvait, avec eux, parler tant qu’elle voulait. Le marquis passait pour le mari le moins fidèle. Les uns croyaient qu’elle ignorait tout, les autres qu’elle ne voulait rien savoir.

Toujours est-il qu’elle se proclamait la plus heureuse des femmes. Madame Verga avait entretenu souvent madame Ronald et Dora du monde où elle évoluait. Elle les avait engagées à passer l’hiver à Rome, leur promettant de leur donner a good time, tous les plaisirs imaginables, de les présenter dans telle et telle maison de l’aristocratie.

Sous cette suggestion répétée, Hélène avait commencé à se demander s’il serait possible de décider son mari à faire ce voyage. Une idée, bien digne d’Ève 1ère, lui vint à l’esprit. M. Ronald, qui s’occupait surtout de toxicologie, avait maintes fois exprimé le regret de n’avoir pu retrouver le poison des Borgia. Elle raviverait sa curiosité, lui ferait entrevoir que, par le marquis Verga ou par ses amis, il obtiendrait toutes les facilités pour fouiller les archives les plus secrètes du Vatican.

De son côté, mademoiselle Carroll était séduite par la perspective d’une saison à Rome et de ces belles chasses au renard que madame Verga lui avait décrites. Et puis, aller à la cour, voir de près ces princes, ces ducs, dont les noms historiques et haut sonnants l’avaient toujours charmée, c’était bien tentant, d’autant plus tentant qu’elle avait un excellent prétexte pour prolonger son séjour en Europe : la santé de sa mère, qui laissait beaucoup à désirer, et qui, d’après l’avis des médecins, exigeait un climat doux et une vie tranquille.

Dans l’imagination des deux femmes, les paroles de la marquise faisaient leur œuvre sourdement et sûrement.

D’Amsterdam, Hélène écrivit à son mari une de ces jolies lettres, toujours pleines d’observations fines et originales. Selon son habitude, elle la saupoudra de tendresse, de mots affectueux. Puis elle finit par exprimer le désir de passer l’hiver en Italie. Elle assura M. Ronald qu’il avait besoin d’un congé, lui aussi, et qu’il ne saurait l’avoir plus agréable qu’à Rome. Elle ne manqua pas de l’amorcer, comme elle se l’était promis, par l’appât des recherches à faire sur le fameux poison des Borgia. Cette épître était un vrai chef-d’œuvre de diplomatie féminine. Elle la glissait sous enveloppe lorsque Dora entra dans sa chambre, un paquet de lettres à la main.

— Avez-vous quelque chose pour la poste ? demanda-t-elle.

— Oui, fit madame Ronald en lui remettant son courrier.

— Je parie que je devine ce que vous écrivez à Henri !

— Eh bien, qu’est-ce que je lui écris ?

— Que vous voulez passer l’hiver en Italie, tout simplement… Je dis la même chose à Jack.

— Oh ! Dody ! c’est mal de votre part !… Moi, je suis mariée, rien n’empêche M. Ronald de venir me rejoindre… tandis que vous…

— Je retarde le malheur de M. Ascott, voilà tout !… Plaisanterie à part, ces messieurs ne seront pas contents. Tant pis ! Cela leur formera le caractère. Je sais bien que nous sommes toujours libres de faire ce que nous voulons ; mais ils peuvent gâter notre plaisir avec des tracasseries, des reproches assommants. Il faut que nous nous soutenions mutuellement… Henri vous donnera du fil à retordre. Vous avez promis de rentrer au mois d’octobre : si vous le désappointez, il sera furieux. Il ne peut pas supporter un manque de parole. Ils sont si terriblement honnêtes, ces Ronald !

Un souffle de révolte enfla légèrement les narines d’Hélène.

— C’est bien, dit-elle, nous verrons.

L’anatomiste qui étudie le corps humain est toujours saisi d’étonnement et d’admiration lorsqu’il voit la minutie des détails qui le composent, le parti que la nature tire de la fibre la plus ténue, de la molécule la plus petite. Dans la destinée des individus la Providence apporte la même prodigieuse recherche. Elle amène de loin, de très loin, les agents qui lui sont nécessaires. D’un mot, d’un regard, d’un geste, elle fait sortir un drame poignant ou une joie divine qui produisent à leur tour une foule de sentiments et qui ont des conséquences incalculables.

La venue à Paris de madame Ronald et de mademoiselle Carroll, leur liaison avec la marquise Verga, la rencontre d’Hélène et du comte Sant’Anna, représentaient déjà un énorme travail providentiel, un écheveau effrayant de circonstances, un concours d’êtres, de choses, de fluides, où se perdrait l’esprit d’un simple romancier, mais dans l’étude desquels le philosophe, le psychologue pourraient facilement se reconnaître et trouver des enseignements, un peu de lumière peut-être.

Chargement de la publicité...