Ève victorieuse
VI
— Quel est le programme pour cet après-midi ? demandait, quinze jours plus tard, Charley Beauchamp à sa sœur, en déjeunant.
— Eh bien, répondit Hélène, nous devons aller faire visite à Annie. Elle quitte Paris après-demain… Il faut que vous y veniez aussi. J’ai commandé la voiture pour quatre heures et demie. Jusque-là, vous êtes libre.
— Très bien.
— Je suis sûre que si madame d’Anguilhon n’attendait pas un bébé, elle nous aurait tous invités à Blonay ! fit Dora.
— Probablement.
— C’eût été plus amusant que notre voyage en Hollande… Ce que je donnerais pour voir une de nos compatriotes dans le rôle de châtelaine !
— Annie doit y être charmante, parce qu’elle est simple et naturelle, répondit tante Sophie. Du reste, je la trouve beaucoup mieux que lorsqu’elle était jeune fille.
— C’est aussi mon impression, dit M. Beauchamp. Elle a acquis un certain fini, dans ce milieu français. Malgré tout, elle est restée très américaine… Et cela prouve que nous avons déjà une forte individualité nationale.
— Oh ! le milieu n’est pour rien dans le changement que j’ai remarqué chez Annie. C’est la vie, c’est le temps qui l’a perfectionnée… Elle sortait d’une classe qui, pour la valeur morale et pour l’éducation, n’est pas inférieure à celle où son mariage l’a fait entrer ! dit mademoiselle Beauchamp d’une voix âpre.
— D’accord, ma bonne tante ; mais l’Europe, avec ses mœurs différentes, la soumission conjugale, la dépendance qu’elle impose aux femmes, agit visiblement sur nos compatriotes et leur fait des physionomies plus douces, plus sympathiques… Comme nous connaissons mal la société du vieux monde ! Nous venons visiter les musées, les monuments d’un pays, et nous n’étudions ni l’âme ni le caractère de ses habitants. C’est stupide !
— Oui, mais les gens civilisés ne vivent pas sous des tentes ; on ne peut pas les interviewer comme des Peaux Rouges ! dit mademoiselle Carroll. — Si nous n’avions pas eu des amies mariées au faubourg Saint-Germain, nous nous serions longtemps cogné le nez contre la porte cochère de l’hôtel d’Anguilhon sans savoir comment on y vivait ou même comment on y mangeait.
— Et d’ailleurs, les Français, qui paraissent si en dehors, sont très exclusifs, ajouta Hélène. Ils n’ouvrent pas facilement leurs portes aux gens d’un autre pays.
— Ils ont tort, car ils gagneraient à être connus ! fit Charley.
— Ils gagneraient surtout à connaître des étrangers ! déclara péremptoirement tante Sophie.
Elle était de ces Américaines qui, de bonne foi, se figurent que toute morale, toute lumière vient de leur pays.
— Assurément ! répondit M. Beauchamp avec un malicieux clignement d’œil. — Ainsi, je ne doute pas que mon exemple, ma manière de voir, n’aient eu déjà une influence salutaire sur MM. de Kéradieu, d’Anguilhon et de Limeray… Quant à moi, après ce que j’ai vu et entendu, je ne suis plus aussi sûr que la race anglo-saxonne arrive à dominer le monde. Elle est destinée à faire le gros œuvre des civilisations, mais pour le reste, pour le couronnement de l’édifice, il faudra toujours la race latine.
— On voit que Willie Grey vous a converti ! fit Dora.
— Vous me supposez bien un peu capable de juger par moi-même, j’espère !
— Je trouve les Français décidément amusants ! reprit mademoiselle Carroll. — Ils sont curieux, avec leur manière de chercher midi à quatorze heures. Et ce sont de fameux interviewers de femmes ! Ils veulent savoir ce que vous pensez, ce que vous sentez, une foule de choses dont un Américain ne se préoccupe pas. Ils vous démontent, littéralement, pour savoir comment est faite la petite bête que nous avons à gauche !… Ainsi, cet abominable vicomte de Nozay m’a retournée comme un gant.
— Alors, Jack peut être tranquille : si M. de Nozay connaît votre envers, il ne vous demandera pas en mariage ! s’écria Charley Beauchamp avec un sourire qui adoucissait la taquinerie.
Dora lui jeta sa serviette à la tête.
— C’est mal, ce que vous dites là, car je vaux mieux en dedans qu’en dehors.
— Est-ce que vous allez sortir tout de suite ? demanda madame Carroll à sa fille.
— Non… j’attends une demoiselle de chez Virot avec des chapeaux.
— Encore !
— Oui, j’en ai vu de si jolis, ce matin, que je n’ai pu résister. Cela me dégoûte moi-même d’avoir tant de choses… et puis j’achète toujours ! En Europe, c’est le besoin qui est cause des suicides ; chez nous ce sera bientôt la satiété.
— Ne dites donc pas de sottises ! fit mademoiselle Beauchamp, d’un air mécontent.
Hélène se leva de table et s’approcha de la glace. Elle était en toilette du matin et avait déjeuné le chapeau sur la tête, comme il arrive souvent aux Américaines. Elle s’aperçut qu’elle était dans un de ses jours de grande beauté : elle s’envoya un sourire de félicitations.
— Il me vient une idée ! dit-elle en passant un des petits peignes de sa coiffure dans les beaux cheveux chatoyants relevés sur sa nuque. — Je vais aller chez madame Kevins. On ne la trouve plus après trois heures. Elle m’a promis des adresses d’hôtels hollandais.
— Demandez-lui, pendant que vous y êtes, tous les renseignements qu’elle possède, recommanda Charley. — Cela facilitera notre voyage… Je vais descendre avec vous et vous mettre en voiture.
— Inutile, j’irai à pied. Il ne fait pas trop chaud et j’ai besoin de marcher.
Au moment même où cette inspiration venait à madame Ronald, un jeune Romain, le comte Sant’Anna, qui achevait de déjeuner chez Voisin avec un ami, se rappelait tout à coup un engagement pris la veille. Il regarda sa montre.
— Per Bacco ! déjà une heure et demie ! Je suis obligé de te lâcher !… J’ai un rendez-vous, avenue d’Antin avec Binder. Il doit me montrer un modèle de phaéton.
Hélène était à peine à dix mètres du Continental que l’Italien sortait du restaurant, le cigare allumé. Et, sans s’en douter, tous deux obéissaient à la volonté suprême qui avait marqué leur rencontre pour ce jour, pour cette heure.
Le comte Sant’Anna remonta la rue Cambon et tourna dans la rue de Rivoli. La beauté du temps lui donna l’envie de marcher, à lui aussi, et il marcha !
Soudain, son regard tomba sur madame Ronald et ne la quitta plus.
Elle était vêtue d’un costume tailleur, en petit drap beige clair, dont la jaquette courte, la jupe collante moulaient audacieusement les formes de son corps élégant. Le chapeau rond, relevé derrière par une touffe de roses pâles, laissait voir sa chevelure ondulée, d’un blond si merveilleux qu’il semblait artificiel.
« Une cocotte, sûrement ! » pensa l’Italien. Et, trompé par cet ensemble provocant, il allongea le pas, dépassa la jeune femme, se retourna et la dévisagea sans façon.
« Non, une étrangère, se dit-il, mais diantrement jolie ! »
Et, sur cette impression, il fit aussitôt machine en arrière afin de pouvoir la suivre.
L’Américaine est beaucoup plus femme en Europe que chez elle. Est-ce l’air ambiant qui développe sa fémininité ou ose-t-elle davantage ? Toujours est-il qu’à Paris elle aime à être remarquée et admirée dans la rue. C’est un plaisir qu’elle n’a pas dans son pays et qu’elle recherche d’autant plus. Quand il arrive à une Française d’être suivie avec quelque persistance, elle en reste toujours troublée. Si elle est vraiment honnête, elle regrette l’incident et se le reproche comme une faute. L’Américaine, elle, ne s’émeut pas pour si peu. Il arrive souvent qu’un oisif, tenté par sa beauté ou par son allure coquette, la prend pour une étrangère en quête d’aventures et s’amuse à la suivre. Loin de s’effaroucher de l’impertinence, elle en est flattée. Elle ralentit même imprudemment le pas, s’arrête devant les vitrines, et, lorsque le « marcheur », se croyant encouragé, lui adresse la parole, elle le foudroie d’un regard dur, le repousse avec une expression d’honnêteté si glaçante qu’il se retire plus ou moins penaud. Elle rentre alors chez elle, ravie d’avoir humilié un représentant du sexe fort, et sans éprouver autre chose qu’une satisfaction d’amour-propre.
Madame Ronald recevait souvent, au cours de ses promenades, des marques indiscrètes d’admiration. Elle y prenait toujours un très vif plaisir, et ne se plaignait pas moins, avec indignation, comme toutes ses compatriotes, qu’il fût impossible de sortir sans être suivie dans ce Paris pervers, — wicked Paris. — C’est ainsi que l’on qualifie habituellement la grande ville, en Angleterre et aux États-Unis. On eût assez difficilement persuadé à Hélène que la provocation venait d’elle et de ses toilettes, trop séduisantes pour la rue. De fait, le Français a plus qu’aucun homme le respect de la femme qu’il juge comme il faut.
Cet après-midi-là, madame Ronald eut bien vite la conscience qu’elle venait de faire une conquête. L’étranger qui s’était retourné si hardiment la suivait. Elle s’en aperçut aussitôt. Comme d’habitude, cela l’amusa et flatta sa vanité, — d’autant mieux qu’elle avait eu le temps de voir qu’il était beau et élégant. — Sous l’influence magnétique de l’admiration et du désir qu’elle avait excités, elle sentit la joie de vivre, d’être belle ; sa démarche devint plus élastique, son allure plus fringante. Après avoir traversé la place de la Concorde, elle prit l’avenue Gabriel. Et l’un et l’autre, guidés par l’Invisible, ils cheminèrent pendant quelques minutes, presque seuls, sous l’allée ombreuse, dans l’air chargé des parfums qui s’exhalaient des massifs environnants. L’Italien éprouvait un plaisir croissant à suivre cette femme. Il se mit à la détailler en connaisseur, et le désir éclata dans sa chair. Son pas s’accéléra, la distance se raccourcit. Hélène, s’en apercevant, obliqua brusquement à gauche et rentra dans la clarté des Champs-Elysées.
Le jeune homme comprit vite que l’inconnue ne se promenait pas, mais qu’elle allait chez quelqu’un ou rentrait à la maison. Il voulut l’accompagner jusqu’au bout de sa course et, comme hypnotisé par la lumière de sa chevelure, par les jolies lignes de sa personne, il passa devant l’avenue d’Antin sans la voir, oubliant carrossier et phaéton.
Madame Kevins habitait tout près de l’Arc-de-Triomphe. Arrivée à l’avant-dernière maison des Champs-Élysées, dont l’entrée se trouvait rue de Tilsitt, Hélène s’engouffra sous la porte cochère. Sant’Anna resta un moment planté sur le trottoir. Demeurait-elle là ? Poussé par une irrésistible curiosité, il entra à son tour au numéro 154 et demanda à la concierge si la personne qui venait de monter était une de ses locataires. La bonne femme le regarda d’abord avec quelque méfiance, puis, comme il avait l’air d’un gentleman, elle finit par lui répondre que c’était une visiteuse seulement.
L’appartement de madame Kevins se trouvait à l’entresol, et le salon où elle recevait avait deux fenêtres de coin, ce qui permit à Hélène de voir son admirateur en faction.
Cette vue ne laissa pas que de la rendre un peu nerveuse et distraite, et il n’est pas bien sûr qu’elle entendît la moitié des renseignements que son amie lui donna sur la Belgique et la Hollande.
Sa visite terminée, madame Ronald descendit l’escalier, non sans ressentir une petite émotion. Pour échapper à l’indiscret, elle pria la concierge de lui appeler un fiacre et demeura invisible dans le renfoncement de la porte cochère. Dès que la voiture accosta, elle y monta lestement en jetant au cocher le nom de l’avenue Friedland.
Le jeune homme, qui faisait les cent pas, aperçut la voiture au moment où elle filait dans la direction indiquée. Il devina qu’elle emportait son inconnue et qu’il était joué. Il eut alors ce geste du bras qui trahit le dépit, cet inimitable mouvement de tête, d’épaules remontées, avec lequel l’Italien accepte ses défaites, et exprime son impuissance devant le fait accompli.
— Je la rattraperai, dit-il ; une jolie femme se retrouve toujours.
Et, comme il l’avait espéré, deux jours plus tard, il se rencontra face à face avec Hélène dans la rue de la Paix. Elle lui parut plus désirable encore. La chaude coloration de ses cheveux le frappa au cerveau comme un coup de soleil. Il la regarda avec des yeux ardents : elle n’eut pas l’air de le voir. Lorsqu’il eut fait quelques mètres dans le sens opposé, il rebroussa chemin et se mit à la suivre. Elle le sentit magnétiquement et fut de nouveau flattée. Sans se presser, elle continua sa promenade, prit le boulevard des Capucines, remonta la rue Royale. Son intention était bien de rentrer à l’hôtel, mais, s’apercevant que l’étranger ne la lâchait pas et ne voulant pas qu’il sût où elle demeurait, elle fit signe à un cocher, lui donna l’ordre de la conduire aux Magasins du Louvre. Là, par une porte ou par une autre, elle était sûre de réussir à « semer » le jeune homme… Sant’Anna, qui connaissait le grand bazar et la perfidie de ses sorties multiples, ne lui donna pas cette satisfaction. Il se faisait fort, maintenant, de la retrouver. Le lendemain et le surlendemain, il arpenta, sans succès pourtant, la rue de Castiglione et la rue de la Paix : il avait deviné que son inconnue était Américaine et qu’elle devait habiter un des hôtels environnants.
Comme la plupart de ses compatriotes, Sant’Anna était grand chasseur de femmes et amateur d’aventures amoureuses. Ce genre de sport lui donnait des émotions dont il était friand. Il y mettait l’ardeur, la ruse de sa race, ses superstitions puériles. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le désir éveillé par un joli visage ou par une tournure élégante. Quand il lui arrivait, ce qui était du reste assez rare, de revenir bredouille, il acceptait son échec avec philosophie. Soit qu’il y ait chez l’Italien moins de combativité, soit que sa nature extrêmement affinée sente mieux l’inéluctable de la vie, il s’y abandonne sans résistance, avec autant de résignation que l’Oriental, quoique avec plus d’intelligence. « C’est la fatalité ! C’est le destin !… È la fatalità ! È il destino ! » Ces paroles, qui lui viennent d’instinct à la bouche, le consolent aisément, lui enlèvent tout remords, tout regret. Très superstitieux, le jeune homme se dit que cette Américaine lui avait fait une trop forte impression pour qu’elle ne fût pas appelée à jouer un rôle dans sa vie. Lequel, il ne le soupçonnait guère !… Il se mit donc à la chercher des yeux un peu partout. Le matin du quatrième jour, il l’aperçut soudainement, devant lui, qui traversait la place Vendôme. Il eut un éblouissement, un violent battement de cœur, un élan vite réprimé. Décidé à apprendre où elle demeurait, il la suivit de loin et réussit à la voir entrer à l’Hôtel Continental. Cela lui suffit. Il continua son chemin, très heureux d’avoir atteint son but.
Le soir même, comme madame Ronald, en compagnie de son frère, prenait le café dans la galerie du Continental, elle vit arriver son admirateur. Cette apparition inattendue lui causa un léger saisissement. Elle ne douta pas un instant qu’il ne fût venu pour elle. Il l’avait donc dénichée ! C’était joliment habile !… Sa vanité exulta et la rendit subitement joyeuse. Ses yeux brillèrent davantage, sa parole devint inégale et rapide. Le comte s’était assis à une table voisine de la sienne. Elle subit plusieurs fois l’attraction de son regard, mais le brava aussitôt avec une parfaite expression d’indifférence. Tout en causant, elle se dit qu’il devait sûrement être un Italien ou un Espagnol. D’un coup d’œil, elle vit son teint mat, ses traits réguliers ; d’un autre, elle saisit sa taille élégante et tous les signes extérieurs qui révélaient l’homme du monde. Décidément, cette conquête lui faisait honneur. L’idée lui vint qu’il devait prendre Charley pour son mari, et aussitôt, avec sa naturelle et mesquine cruauté de femme, elle voulut le supplicier un peu et se mit à parler à son frère d’un air tendre. Elle se laissa complaisamment admirer pendant un bon quart d’heure encore, riant à la pensée que le lendemain elle quittait Paris, et à celle de sa mine déconfite lorsqu’il apprendrait ce départ. Sur cette réjouissante imagination, elle se leva, redescendit la galerie, se dirigeant vers l’ascenseur. Au moment où, très fière, très digne, elle passait devant l’étranger, les paroles du « Prince » lui revinrent à la mémoire. Sa lèvre eut une jolie inflexion de défi et de dédain :
« Ce n’est pas encore cette fois-ci, se dit-elle, que l’homme aura son heure avec moi ! »