Ève victorieuse
XXVIII
Vingt mois se sont écoulés. Ces vingt mois, dans la vie de Dora Sant’Anna, furent une période d’activité extraordinaire.
Il y eut d’abord son voyage de noces, avec deux étapes délicieuses : la première, Fontainebleau ; la seconde, Saint-Moritz ; puis l’arrivée en Italie, l’installation dans cette villa princière de Frascati où Lelo était né. La jeune femme trouva une demeure grandiose, une galerie peinte par Jules Romain, des salles dallées de marbres rares, mais un défaut de confort qui la glaça. Elle n’avait pas le sens artistique très développé. Le goût des choses anciennes est-il, comme on l’affirme, un signe de dégénérescence ? Dora en était exempte : elle avait une préférence décidée pour tout ce qui était moderne. Les gobelins qui recouvraient les murs, les cabinets précieux, les coffres italiens, la laissaient froide. Elle eût préféré des chambres confortables, des salles de bains bien outillées, à tous ces salons dorés ; un lit de cuivre anglais, à cette magnifique couche drapée de vieux brocart, surmontée d’amours qui tenaient entre leurs mains l’écusson des Sant’Anna. Elle se mit à l’œuvre, et aussitôt, en quelques jours, au moyen de meubles épars çà et là, de trouvailles faites dans les combles, elle s’arrangea un appartement plus habitable, plus chaud d’aspect.
Au mois d’octobre, Lelo la conduisit chez sa mère, à Sora, dans l’Ombrie. La perspective de cette visite l’avait importunée comme un cauchemar. Elle arriva bien décidée à être aimable, à essayer de gagner les sympathies de sa nouvelle famille. Elle se heurta à une hostilité trop solide pour que sa gentillesse pût la vaincre. L’accueil de la comtesse Sant’Anna fut poli, mais d’une frigidité décourageante. La duchesse Avellina, sa belle-sœur, lui témoigna une sorte d’amitié protectrice qui lui porta sur les nerfs. Dès les premiers moments, la conscience de déplaire lui causa une dangereuse irritation : par bravade, elle exagéra sa modernité, montra les plus mauvais côtés de son caractère et fit si bien qu’en famille on déplora de plus en plus le choix de Lelo.
Dans l’impossibilité de déloger les locataires qui habitaient le premier étage du palais Sant’Anna, les jeunes gens louèrent le palais Fardelli, via Bocca di Leone, un palais de financier plutôt que de prince, mais admirablement meublé, avec une serre magnifique, unique, qui faisait l’envie de toutes les maîtresses de maison.
Madame Verga, malgré son air étourdi, possédait un véritable savoir-faire mondain. Elle connaissait à fond la société romaine et donna à sa compatriote des conseils qui lui permirent de bien lancer sa barque. Dora ne tarda pas à se créer un cercle agréable. Pour que l’Italien fréquente assidûment une maison, il faut qu’il y trouve une hôtesse sympathique, aimable et peu exigeante ; la jeune Américaine avait toutes ces qualités, et, de plus, elle était amusante, originale, elle avait des yeux merveilleux, une tournure élégante : tous les amis de Lelo la portèrent aux nues. Elle eut beaucoup moins de succès auprès des femmes. Faute de mieux, elles critiquèrent, sans merci, ses manières brusques, sa voix un peu haute, son sans-façon. De son côté, elle n’éprouva aucune sympathie pour les Italiennes. Elle ne les comprit pas du tout. Leur grâce innée, leur coquetterie subtile, l’inquiétaient vaguement. Elle avait beau se dire qu’elle leur était supérieure par l’instruction, par l’intelligence de la vie, elle sentait en elles une puissance occulte qu’elle ne pouvait définir, qui l’irritait secrètement et lui paraissait redoutable. Obligée de fréquenter chez sa belle-sœur, elle s’y trouva en contact avec le monde noir. Là, elle rencontra beaucoup de courtoisie et d’amabilité ; on lui témoigna une bienveillance marquée, on lui fit des avances flatteuses, mais elle en flaira la raison et se tint sur la défensive.
Bien que Dora s’efforçât de paraître tout à fait à l’aise dans ce milieu romain, elle y éprouvait une sorte d’oppression, une nostalgie de liberté, un besoin de « s’étirer », selon son expression pittoresque. Elle s’estimait très heureuse d’avoir sa mère auprès d’elle : madame Carroll n’était pas retournée en Amérique ; elle avait un appartement à l’Hôtel du Quirinal. La jeune femme venait la voir chaque jour ; cette visite était le but de sa promenade matinale. L’après-midi même, elle tombait souvent au milieu de sa réception quotidienne, parmi un tas de vieilles filles et de vieilles femmes américaines, qui autrefois l’auraient mise en fuite et qui maintenant la reposaient. Madame Carroll était dans les meilleurs termes avec son gendre. Il avait toujours pour elle de charmantes paroles, de jolies attentions, et, par reconnaissance, elle se plaisait à combler de cadeaux le jeune ménage.
Entre Dora et la comtesse Sant’Anna, les rapports étaient moins cordiaux. Leur mutuelle hostilité perçait à propos de tout et à propos de rien. La famille de son mari était, à vrai dire, le seul nuage qu’il y eût dans la vie de la jeune femme. Elle avait réussi cependant à faire, comme elle se l’était promis, la conquête du cardinal. Les combinaisons de la vie humaine ressemblent à celles d’un jeu de patience : telles cartes attendent longtemps celles qui doivent amener la réussite. Le père de Dora, qui avait été un grand joueur de billard, lui avait enseigné cet art aussitôt que ses petites mains avaient pu manier l’instrument à pousser les billes. Elle y était devenue d’une belle force. Et ce talent devait contribuer puissamment à lui gagner les bonnes grâces de Son Éminence. De fait, le cardinal Salvoni aimait passionnément le billard : il fut surpris et charmé de trouver dans la jeune Américaine une adversaire digne de lui ; la sûreté de son coup d’œil, son jeu si hardi et si franc, lui donnèrent la meilleure idée de son caractère. Au cours des nombreuses parties qu’ils firent ensemble, il apprit à la mieux connaître et à l’apprécier. C’était la première fois qu’il se trouvait en contact avec l’esprit américain, cet esprit brillant, clair comme la lumière électrique, et comme elle sans chaleur. Il l’étudia, avec d’autant plus d’intérêt qu’il le voyait se manifester maintenant, d’une manière inquiétante, dans les questions religieuses, et, plus d’une fois, ses paupières baissées dissimulèrent l’étonnement et le trouble qu’il en ressentait.
Malgré son extérieur froid et hautain, le cardinal était pitoyable aux souffrances humaines. Don Agostino, le ministre de ses bonnes œuvres, était un simple prêtre de campagne, avec un cœur de saint Vincent de Paul. Il habitait un coin du palais Salvoni, passait sa vie à porter des secours et des consolations, et avait, à toute heure, ses entrées chez le prélat. Lelo avait raconté cela à sa femme. Un soir, après une partie chaudement disputée, que le cardinal avait gagnée, Dora se trouva un moment seule avec lui. Elle se mit à pousser nerveusement les boules sur le billard, puis, avec un peu de rose aux pommettes :
— Je voudrais vous demander quelque chose, fit-elle.
— Demandez, demandez, ma fille ! répondit le cardinal que sa victoire avait mis de bonne humeur.
— Voilà… je n’ai pas l’habitude de manger toute seule les bonnes choses qui m’ont été données. Puisque je vis ici, je dois en faire profiter les pauvres de Rome. Je voudrais que vous m’indiquiez des familles, des gens que je puisse aider à sortir de la misère, mettre en état de se suffire à eux-mêmes. Je m’y emploierais avec plaisir, à la seule condition qu’ils rendront à d’autres ce que j’aurai fait pour eux. Pas de charité, l’aide mutuelle seulement : c’est mon système.
Cette fois, le cardinal ouvrit largement les yeux et laissa voir tout le plaisir que cette offre lui causait.
— Eh bien, je vous enverrai Don Agostino, vous lui expliquerez votre système, — dit-il en souriant. — Il faudra en surveiller l’application, car il est, à l’endroit des malheureux, d’une faiblesse déplorable.
Puis, posant la main sur l’épaule de sa nièce :
— Dio vi benedica, figlia mia ! Dieu vous bénisse, ma fille ! — ajouta-t-il affectueusement. — Je suis content de voir que, sur ces questions-là au moins, nous serons toujours d’accord.
Et Dora n’avait pas manqué d’expliquer à Don Agostino ses idées en matière de bienfaisance. Elles lui causèrent, naturellement, une profonde stupéfaction, puis il finit par reconnaître qu’elles avaient du bon et entra, corps et âme, dans le système de la jeune Américaine. Il était ravi de voir l’intérêt qu’elle prenait à ses protégés, il lui pardonnait d’être hérétique, chantait ses louanges à tout venant et priait pour elle avec une ferveur naïve et touchante.
Dix mois après son mariage, la comtesse eut la joie de donner un fils à son mari, un rejeton d’une beauté et d’une vigueur merveilleuses. Elle en éprouva une satisfaction d’autant plus vive qu’elle avait eu le temps d’apprendre combien le sentiment de la race et de la paternité est fort chez l’Italien. La naissance d’un héritier ne détendit pas ses relations avec sa belle-mère. Se sentant plus forte, de par sa maternité, elle se montra encore plus cassante. Chaque matin, la nourrice portait le petit Guido au palais Sant’Anna. La comtesse s’arrangeait toujours de manière à l’aller revoir l’après-midi au Pincio. L’hygiène anglaise à laquelle il était soumis la remplissait d’appréhensions : la tête nue, les membres libres, le grand air, les sorties par tous les temps, et cela, à Rome ! C’était de la folie pure. A la prière de sa mère, Lelo avait essayé quelques représentations : la jeune femme avait catégoriquement déclaré qu’elle entendait élever son fils à l’américaine, lui faire des muscles, une santé propre à la vie active. La crainte perpétuelle que le bébé ne fût la victime de ces innovations entretenait au cœur de la grand’mère une colère latente.
En somme, pendant les vingt mois qui venaient de s’écouler, Dora avait eu beaucoup de bonheur. Un soir, dans les premiers jours d’avril, elle inaugurait, à sa réception du jeudi, la lumière électrique qu’elle avait fait mettre à grands frais au palais Fardelli. Ces beaux salons italiens, aux plafonds peints, aux dorures merveilleuses, en avaient reçu comme une vie nouvelle. Les fleurs, les verdures, la disposition des meubles, la serre artistement éclairée, les portes ouvertes sur la salle de billard, la fumée de quelques cigares et de quelques cigarettes féminines, faisaient un ensemble sympathique, tiède au regard et bien moderne. On causait, on discutait, on fleurtait. Il y avait là des grandes dames italiennes aux physionomies ardentes et mobiles, portant admirablement des toilettes d’un goût douteux, des bijoux royaux, puis des Américaines aux visages sereins et froids, mieux habillées et moins élégantes. C’était un contraste curieux de races et d’éducations diverses, une illustration vivante du Vieux Monde et du Nouveau. Et parmi ces femmes apparaissaient de belles têtes d’hommes aux yeux mélancoliques, des figures masculines dont les lignes sculpturales prêtaient à l’habit noir quelque chose de noble et de vraiment viril.
Dora, toujours svelte, embellie par le mariage et la maternité, vêtue d’une robe de dentelle blanche sur fond rose, se promenait de long en large dans la serre avec le marquis Verga.
— Croyez-vous, demanda celui-ci, que votre mari accepte cette place de maître des cérémonies qu’on lui a fait offrir officieusement ? Je lui en ai parlé ce matin, il m’a répondu qu’il y penserait.
— Mauvais signe ! dit la jeune femme en secouant la tête. — Quand un Italien vous répond : « Ci pensero… », c’est parce qu’il n’a pas le courage de formuler le refus qu’il a dans la tête. Je ne sais si c’est faiblesse ou bonté.
— L’un et l’autre ! répliqua le marquis avec un sourire.
— Peut-être… Non, voyez-vous, Lelo n’acceptera pas. Il a trop d’attaches de l’autre côté. Et sa famille a sur lui une influence occulte. Il ne veut pas en convenir, mais je le sens, il est plutôt moins « blanc » que lorsque je l’ai connu. C’est un peu humiliant pour moi. Je me console en me disant que sa chère amie, la princesse Marina, n’a pas mieux réussi à le convertir ! fit-elle avec un petit rire nerveux. — Du reste, le caractère italien me déconcerte au point de me faire perdre tous mes moyens. Vous êtes charmants, mais glissants comme des anguilles. Par exemple, quand je fais un reproche à Lelo, si je lui donne une minute pour réfléchir, une seule, il me prouvera que c’est moi qui ai tort et, sur le moment, j’ai la bêtise de le croire !
— C’est cela, c’est cela même ! fit le marquis en riant de bon cœur.
Puis, reprenant son sérieux :
— Votre mari fait cependant grand cas de votre jugement ; il demande toujours votre avis.
— Pour ce qui regarde les affaires, la maison… mais, pour le reste, il m’échappe.
— C’est un grand bonheur que vous ayez eu un fils. Il vous donne une puissance que vous n’auriez jamais obtenue du vivant de votre belle-mère.
— Je le sais… Vous autres Italiens, vous n’êtes que des Orientaux, vous ne savez pas encore ce que c’est que la femme.
— Possible ! possible !… Mais, pour en revenir à notre affaire, il faut que vous tâchiez de décider Lelo à demander cette place.
— J’essayerai… sans espoir de réussir ! Il ne voudra pas porter un autre coup à sa mère. Elle n’est pas encore remise de celui qu’il lui a donné en épousant une Américaine.
— N’importe, ne vous découragez pas. Voyez, la marquise d’Anguilhon a obtenu de son mari qu’il se présente à la députation. Et il vient d’être élu.
— Ah bah !
— Oui. Et, si quelqu’un avait l’air d’être décidé à ne rien faire, c’était bien lui.
— Mais elle a mis du temps à le convertir !… Les Européens me font l’effet d’êtres enracinés. Quand on propose quelque chose à un Américain, il a bientôt répondu oui ou non ; vous autres, vous semblez descendre en vous-mêmes, à des profondeurs effroyables, avant de vous décider. Je commence à m’y accoutumer, mais ce que cela m’a donné de grincements de dents !… Savez-vous qu’en vingt mois j’ai fait merveille, étant donnés les obstacles connus et inconnus, les préjugés auxquels je me suis heurtée ! Quand j’y réfléchis, je ne peux m’empêcher de ressentir un peu d’admiration pour moi-même. Si j’étais restée en Amérique, je n’aurais jamais su ce que je valais.
— J’avoue que, connaissant votre caractère et celui de Lelo, j’aurais cru que votre char conjugal crierait davantage.
— Ah ! c’est que je mets de l’huile dans les roues, constamment, de l’huile de sagesse, qui coûte très cher ! fit la comtesse avec une mine sérieuse.
Puis, comme pour changer le sujet de la conversation :
— A propos, vous savez que les Ronald sont à Paris…
— Vraiment ?
— Henri a été envoyé pour représenter les États-Unis au Congrès international de chimie.
— Viendront-ils à Rome ?
— A Rome ! oh ! sûrement non : mon cher oncle ne m’a pas encore pardonné mon mariage. Nous ne nous écrivons plus. Les lettres d’Hélène même ne sont pas très cordiales. J’ai continué la correspondance avec elle pour ne pas rompre ce lien de famille qui me rattache aussi à mon pays… C’est curieux, je n’ai jamais tant aimé l’Amérique que depuis que j’en suis éloignée.
— Quand vous écrirez à madame Ronald, présentez-lui mes hommages.
— Ce sera fait. Je vais justement lui écrire, ce soir même, pour la prier de me choisir quelques jolies toilettes de printemps… Et puis, je vous promets de livrer un dernier assaut à mon cher époux au sujet de cette place. Si j’échoue cette fois, je reviendrai à la charge quand il y aura une autre vacance. Donnez-moi du temps : vous savez que Lelo est un enraciné !
Comme la jeune femme disait cela, la soirée tirait à sa fin. Plusieurs de ses hôtes se levèrent et vinrent prendre congé d’elle : ce fut le signal du départ ; il n’était pas loin de minuit.
— Attends-moi, dit Lelo à un de ses amis, je t’accompagne jusqu’au club.
— Vous sortez, à cette heure-ci ? fit Dora d’un air mécontent.
— Oui, j’ai besoin de prendre l’air. (Prendre l’air est le prétexte favori du mari italien.) Je reviens dans quelques minutes.
Après avoir donné l’ordre de tout éteindre, la comtesse alla faire sa visite accoutumée au petit Guido. Debout près du berceau, avec une expression de douceur très rare sur son visage, elle regarda l’adorable tête couverte d’épaisses boucles brun cuivré, observa le sommeil de l’enfant ; puis, ayant pris d’une tendre pression la température des petites mains, elle se retira à pas légers.
Malgré la défense répétée de son mari, elle l’attendait presque toujours. Ses journées étaient si remplies que souvent elle ne trouvait pas un autre moment pour faire sa correspondance. Ce soir, elle voulait non seulement écrire à madame Ronald, mais tenir la promesse qu’elle avait faite au marquis Verga. Elle avait elle-même le plus vif désir de voir Lelo à la cour. Il l’avait présentée au roi et à la reine. Sur ses instances réitérées, il l’avait conduite, cet hiver, à deux bals du Quirinal. Ces démarches avaient en quelque sorte inspiré l’offre officieuse qui lui était faite, mais Dora sentait bien qu’il ne se compromettrait pas davantage.
Elle quitta sa toilette de soirée, enfila une merveilleuse robe de chambre rose pâle, garnie de flots de dentelles et de rubans, puis elle vint s’asseoir auprès du feu, et, son buvard sur les genoux, sous la lumière électrique d’une haute lampe, elle se mit à écrire. Elle remplit huit pages de son écriture mince et grande, une écriture extravagante, bien caractéristique de son originalité. Sa lettre achevée, elle jeta un regard sur la pendule : il était une heure, Lelo avait promis de rentrer tout de suite et, comme d’habitude, il n’avait pas tenu sa parole. Cette réflexion amena une petite contraction au coin des lèvres de la jeune Américaine. Au moment où le comte faisait une promesse à sa femme, il avait bien l’intention de la tenir ; mais, habitué à ne jamais remonter le courant, il se laissait entraîner par un ami, par la tentation d’une partie de cartes, par un rien. Il avait ensuite des excuses géniales, comme l’Italien seul sait en trouver, avec des mots tendres, qui désarmaient Dora. Elle pardonnait, et s’en voulait bientôt de sa faiblesse.
Pendant qu’elle était là, à attendre, dans le silence de la nuit, elle se prit à songer à tout ce qui s’était passé depuis vingt mois. Peu à peu, sa pensée s’engourdit de fatigue, les images devinrent confuses derrière son front et, renversant la tête en arrière, elle s’endormit profondément.
Sant’Anna, au lieu d’accompagner son ami jusqu’au club, comme il en avait d’abord l’intention, était monté. On lui avait proposé cinq parties d’écarté ; il en avait joué dix, quinze, avec une déveine croissante. La déveine exaspère l’Italien bien plus que la perte d’argent : lorsque, vers deux heures, Lelo entra dans le petit salon, le bougeoir à la main, le paletot jeté sur les épaules, le chapeau un peu de côté, il avait l’air de très mauvaise humeur.
La jeune femme, plongée dans le premier sommeil, ne l’entendit pas.
— Dora ! appela-t-il.
Et Dora eut un sursaut, elle ouvrit les yeux et se mit debout.
— Pourquoi n’êtes-vous pas couchée ? C’est insupportable de vous trouver toujours pelotonnée comme un chat à guetter mon retour !
— Vous aviez promis de revenir tout de suite ; j’avais une lettre à écrire, et puis je voulais vous parler à propos de cette place.
Si Dora n’avait pas eu les yeux encore pleins de sommeil, elle aurait vu, à la physionomie de son mari, que le moment était mal choisi.
— Nous y voilà ! fit le comte posant sa lumière sur la cheminée.
— Avez-vous réfléchi, comme vous l’aviez promis à Verga ?
— Parfaitement.
— Et qu’allez-vous faire ?
— Remercier… et refuser.
— Oh ! Lelo, j’avais espéré…
— Vous avez eu tort. Je ne veux pas aliéner ma liberté et m’attirer des seccature, des tracasseries.
— Dites-moi plutôt que vous craignez de déplaire à votre famille.
— C’est cela même. Vous avez deviné.
— Mes désirs ne comptent donc pour rien ? Votre mère, votre sœur, vous sont plus que votre femme ?
— Vous voulez me faire une scène ? Alors, bonsoir !
Et Lelo reprenant son bougeoir tourna les épaules et quitta le salon.
La jeune femme demeura, pendant quelques secondes, comme pétrifiée par le saisissement, puis un flot de sang rougit jusqu’à ses oreilles, deux grands éclairs jaillirent de ses yeux, la colère amincit le bas de son visage.
— Ah ! c’est ainsi ! s’écria-t-elle tout haut, eh bien, nous verrons !