Ève victorieuse
XII
Au mois d’octobre, la petite coterie s’éparpilla forcément. On se sépara avec la promesse de se revoir à Rome, dans les premiers jours de janvier. Les Verga retournèrent en Italie ; les quatre Américaines rentrèrent à Paris et s’installèrent à l’hôtel Castiglione, que leur avait recommandé la marquise d’Anguilhon.
La lettre de madame Ronald à son mari était faite pour le blesser au vif. Sans qu’elle s’en rendît compte, chaque mot devait irriter sa susceptibilité, provoquer son obstination et déterminer une de ces bouderies d’homme bon qui sont particulièrement opiniâtres. De fait, il ne répondit pas à sa femme. Ce silence étonna d’abord Hélène, puis lui causa une peine mêlée de colère. Elle crut y reconnaître l’influence de sa belle-mère et de sa belle-sœur. Cette opinion s’implanta dans son esprit, la rendit injuste et absolument déraisonnable. Mademoiselle Beauchamp lui représenta en vain que c’était trop exiger de vouloir qu’un homme pareil abandonnât ses travaux pour venir s’ennuyer dans une société étrangère de mondains et d’oisifs. Hélène déclara qu’elle valait bien ce sacrifice. Du reste, Henri avait besoin de repos et de changement ; elle n’entendait pas permettre qu’il s’absorbât dans la science : elle avait épousé un homme et non pas la chimie.
Lorsqu’une femme peut apporter, dans sa volonté ou son désir, un semblant de logique, il n’y a point de recours. Madame Ronald arriva non seulement à se convaincre elle-même, mais à convaincre sa tante, dont le sens était si droit pourtant, que la raison était de son côté. Malgré elle, chaque lundi et chaque jeudi, elle avait une petite fièvre d’attente, et quand, dans son courrier toujours volumineux, elle ne voyait rien de son mari, elle ne pouvait se défendre d’un serrement de cœur, et le chagrin qu’elle éprouvait augmentait sa rancune. Charley Beauchamp la blâmait sans réserve ; dans toutes ses lettres, il l’engageait à rentrer. Voyant qu’il n’obtenait rien, il finit par garder le silence sur ce sujet.
En annonçant à Jack Ascott que sa mère ne pourrait passer l’hiver en Amérique et qu’on ne les reverrait pas à New-York avant la fin de la saison, mademoiselle Carroll l’avait invité à venir les rejoindre à Rome, en des termes qui, une fois de plus, avaient désarmé le pauvre garçon. Dora, du reste, commençait à désirer la présence de son souffre-douleur et, de temps à autre, elle se prenait à dire : « I miss Jack. — Je regrette Jack… »
Tout cela n’empêchait pas les deux Américaines de s’amuser, Willie Grey remplaçait de son mieux auprès d’elles Charley Beauchamp. Il les conduisait au théâtre, les escortait à bicyclette. Elles étaient fort contentes de l’avoir. Comme la généralité de leurs compatriotes, elles proclamaient volontiers leur indépendance à l’égard de l’homme, et n’aimaient cependant pas être sans cavalier.
La scène d’Ouchy n’était pas de celles qu’une femme peut oublier facilement fût-elle une Américaine et une intellectuelle. Madame Ronald se rappelait son « aventure » avec d’autant plus de plaisir qu’elle y avait joué le beau rôle ! Elle désirait revoir le jeune Romain pour triompher une seconde fois. Lui garderait-il rancune ? En tout cas, il ne recommencerait pas à lui faire la cour ; elle pouvait être bien tranquille. Malgré elle, à chaque instant, les paroles entendues se réimprimaient dans son cerveau, l’émotion ressentie se renouvelait à loisir. Elle se demandait si le comte Sant’Anna l’avait réellement aimée ou s’il n’avait eu pour elle qu’un caprice violent. Sa figure, au lieu de s’effacer, devenait plus nette, le son de sa voix musicale encore plus distinct. Hélène se laissait absorber par le souvenir de cette tentation délicieuse, qu’elle croyait sans péril désormais, qui lui donnait tout juste un frisson de peur rétrospective.
Sans que madame Ronald lui eût fait la moindre confidence, mademoiselle Carroll avait deviné d’instinct qu’il y avait eu quelque fleuretage entre elle et l’Italien. Elle ne cessait de la questionner sur lui, et se réjouissait ouvertement de pouvoir à son tour faire sa connaissance.
— Heureusement que Jack sera là pour vous surveiller ! lui dit un jour Hélène.
— Si Jack est désagréable, je l’enverrai à Jéricho ! répondit lestement la jeune fille.
C’est à Jéricho, qu’Anglais et Américains envoient les gêneurs et les importuns.
— En tout cas, je ne vous conseille pas de fleurter avec le comte Sant’Anna.
— Pourquoi ?
— Parce que les étrangers sont plutôt dangereux à ce jeu-là.
— Tiens ! vous en avez donc fait l’expérience ? demanda Dora en regardant Hélène.
Puis, surprenant sa rougeur :
— Je suis fixée ! dit-elle en riant. J’imagine que vous lui avez donné une leçon, à ce beau comte !… S’il en veut une de ma part, il l’aura. De cette manière, il ne pourra manquer d’avoir une bonne opinion des Américaines.