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Ève victorieuse

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XXV

Les fiancés arrivèrent à Paris dans la première semaine de juin. L’entrevue de Dora et de son oncle fut plutôt orageuse. Pour la première fois, elle ne réussit pas à l’apaiser ni à le désarmer. Il lui reprocha, en termes très vifs, son manque d’honneur envers Jack Ascott. Il lui déclara que s’il avait consenti à assister à son mariage, c’était seulement par considération pour sa mère. Puis, dépassant un peu la mesure, il lui dit qu’une fois ce dernier devoir de tuteur rempli, il entendait n’avoir plus aucunes relations, soit d’affaires, soit d’amitié, avec la comtesse Sant’Anna. Là-dessus, mademoiselle Carroll s’emporta et répondit que Lelo lui suffirait, qu’avec lui, elle pourrait se passer du monde entier.

L’accueil que M. Ronald fit à son futur neveu se ressentit de ces paroles. Il fut strictement poli, et glacial. Les deux hommes s’examinèrent avec curiosité. Le comte trouva à l’Américain l’air d’un clergyman, puis, se rappelant les paroles d’Hélène, il se dit en lui-même : « Une splendide créature, oui… mais faite pour autre chose que pour l’amour. — Je me suis découragé trop tôt ! » ajouta-t-il, avec son joli cynisme italien.

M. Ronald ne put s’empêcher d’admirer Sant’Anna. Ce spécimen d’une race ancienne et très belle ne laissa pas que de lui en imposer. Il eut de lui pourtant une impression peu favorable :

— Un inutile dangereux, — déclara-t-il en entrant chez Hélène, — un de ces hommes qui prennent, sans scrupule, les femmes et les fiancées des autres… Une nullité par-dessus le marché ; seule une linotte comme Dora pouvait le préférer à Jack Ascott !

Ces paroles cinglantes comme des coups de fouet, et qui ne la visaient pas, atteignirent cependant madame Ronald en plein amour-propre, en plein cœur. Une colère instinctive enfla ses narines, puis, voulant frapper à son tour :

— Voilà bien les savants ! fit-elle d’un ton dédaigneux. — A les entendre, on pourrait croire que leur connaissance plus approfondie du mystère de la vie leur donne une résignation supérieure, et, à la moindre contrariété, ils oublient leurs principes, leurs théories, et n’ont pas plus de philosophie que le commun des mortels… Vous, par exemple, qui croyez que nous sommes les créatures de Dieu entièrement, qui proclamez à chaque instant l’impossibilité du libre arbitre, vous faites un crime à Dora de son mariage : est-ce logique ?

M. Ronald parut décontenancé, troublé pendant quelques secondes, puis, se ressaisissant, il mit affectueusement la main sur l’épaule de sa femme.

— Vous avez raison, — dit-il avec ce rare et merveilleux sourire des hommes de pensée. — Rappelez-moi toujours ainsi à la vérité lorsque, par habitude séculaire, je m’en écarterai. Il devait probablement y avoir une infidélité dans la vie de Dora : s’il est injuste de la lui reprocher, on ne peut s’empêcher de la regretter, surtout lorsque cette infidélité fait le malheur d’un brave garçon comme Jack Ascott.

Hélène, calmée par ces paroles humbles et loyales, continua d’un ton plus doux :

— En vérité, tout ce qui est arrivé depuis notre départ d’Amérique, tout montre bien que nous marchons vers des buts inconnus. Du reste, si les musiciens d’un orchestre étaient libres de se livrer à leur inspiration individuelle, ils ne produiraient qu’un horrible assemblage de sons discordants. Puisque nous sommes ici-bas pour exécuter l’œuvre du Maître suprême, chacun de nous doit arriver avec sa partie écrite, et, belle ou laide, gaie ou triste, il est obligé de la jouer telle quelle, jusqu’au bout. Sans cela, il n’y aurait pas d’harmonie possible.

— Votre comparaison est très juste, — dit M. Ronald avec une expression de plaisir, — et l’on peut imaginer un univers sans lumière, mais pas sans harmonie.

— Oh ! si cette croyance à l’inéluctable de la vie pouvait s’imposer définitivement à notre esprit, quel repos ! quelle paix ! fit Hélène, avec son regard pathétique.

Et pendant tout le mois qui suivit, ce mois qui fut le plus douloureux de son existence, elle se cramponna désespérément à l’idée qu’elle vivait sa destinée. En apprenant que le mariage de Dora se ferait à Paris, son premier mouvement avait été de fuir ; puis elle se souvint bizarrement d’avoir entendu dire que, pour ôter le feu d’une brûlure, il faut la représenter aux charbons ardents : elle avait voulu essayer du procédé. Oui, elle allait souffrir terriblement en assistant à cette odieuse union ; mais, sûrement, cela la guérirait d’une manière radicale. Il était impossible qu’elle continuât à aimer le mari de Dora. Ce serait trop fou, trop ridicule !… Nous ne sommes jamais aussi habilement trompés que par nous-mêmes : ce n’était pas seulement l’espoir de guérir qui la retenait à Paris, mais le désir secret, inavoué, de revoir Lelo.

L’amour d’Hélène pour Sant’Anna était celui d’une intellectuelle : grâce à une imagination que le respect de soi avait rendue chaste, grâce aussi au tempérament américain, il entrait peu de matérialité dans sa composition. Bien qu’il n’éclatât pas en désirs passionnés, en jalousie sauvage, il n’en était pas moins douloureux. Chose curieuse, il avait éveillé chez la jeune femme un besoin de dévouement et de sacrifice. Elle se rendait compte maintenant qu’elle avait appartenu à son mari, mais qu’elle ne s’était pas donnée, et, un jour qu’elle était seule, il lui arriva instinctivement de tendre les bras. Alors, rougissant de colère et de honte, elle s’écria :

— Je suis folle ! folle !

En attribuant au sang latin qu’elle tenait d’un ascendant maternel ce qu’elle appelait sa faiblesse, elle n’avait pas tout à fait tort. C’était à lui qu’elle devait ce sentiment de la beauté et de l’harmonie qui avait donné prise sur elle à Lelo. Et, hypnotisée par ces dons qu’il possédait, elle le voyait comme un être tout à fait supérieur, dont les facultés n’avaient pas été développées par une culture suffisante. Elle croyait, sans se l’avouer, qu’elle aurait pu le conduire à un but plus élevé que ceux qu’il poursuivait, et tout son être demeurait tourné vers lui comme si elle eût été réellement créée pour le compléter.

Son amour n’était pas exempt d’alliage. L’amour absolument pur n’existe pas. C’est l’alliage qui fait souvent la force des sentiments humains, aussi bien que celle de certains métaux. Hélène enviait à Dora l’orgueil de porter ce beau nom de Sant’Anna, ce joli titre de comtesse, le privilège de continuer une race ancienne, et cela encore était un élément de souffrance. Maintenant qu’elle avait conscience d’aimer Lelo, sa présence la troublait comme elle n’avait jamais fait. Pendant quelques minutes, lorsqu’elle le revoyait, sa voix était émue, sa nervosité manifeste. Lui, s’en apercevait et l’observait malignement. Il se plaisait, par des regards appuyés, à accélérer les battements de son cœur. Il usait et abusait sans pitié du pouvoir magnétique qu’il avait sur elle. Une lueur caressante et perfide brillait dans ses yeux, la joie de son triomphe d’homme rougissait ses lèvres sensuelles. Hélène, qui sentait tout cela, ne tardait pas, sa volonté aidant, à reprendre possession d’elle-même ; elle le bravait avec une audace qui excitait son admiration et parfois lui donnait un désir sauvage de la marquer d’un baiser.

A la vive satisfaction de madame Ronald, Dora et sa mère, n’ayant pu avoir un des grands appartements de l’Hôtel Castiglione, s’étaient logées au Continental. Sans se douter du supplice qu’elle infligeait, mademoiselle Carroll venait chaque jour mettre sa tante au courant de ses faits et gestes. Elle la traînait chez les couturières, chez les bijoutiers, lui répétait les paroles de son fiancé, lui parlait de leurs beaux projets d’avenir. Quand Hélène se retrouvait seule, elle se sentait meurtrie comme si on l’eût battue. Elle n’éprouvait pas de haine contre la jeune fille ; seulement, sa présence et celle de la marquise Verga lui causaient cette impression désagréable que donne la vue d’un instrument qui vous a blessé grièvement.

Rien n’apportait à madame Ronald autant de réconfort que ses entretiens quotidiens avec M. de Rovel. Il y a dans le catholicisme une puissance occulte qui agit sur l’âme comme l’amour agit sur le cœur et à laquelle on échappe difficilement. La parole convaincue et persuasive du prêtre ne tarda pas à développer chez madame Ronald ce vague désir de conversion, né dans son esprit tourmenté : un jour, elle demanda à son mari s’il lui serait désagréable qu’elle se fît catholique.

M. Ronald, un peu saisi, regarda sa femme avec surprise.

— Désagréable ? pas du tout, mais quelle drôle d’idée ! Les religions ne sont que des forces spirituelles diverses. La vôtre ne vous suffit-elle pas ?

— Non, répondit Hélène en détournant la tête.

— Alors, ma chérie, faites-vous catholique si cela vous amuse ! dit-il, souriant comme il eût fait à un caprice d’enfant.

La société de M. de Limeray fut encore pour Hélène une précieuse distraction. Après le premier contentement de la voir ainsi terrassée par l’amour qu’elle avait bravé, le comte, qui la savait foncièrement honnête, ressentit pour elle une pitié affectueuse. Pourtant l’artiste qui était en lui, jouissait de la voir mise au point si merveilleusement. Sa beauté s’était adoucie, comme veloutée. Son présent état d’âme avait donné à sa physionomie un jeu nouveau, ses lèvres avaient de petits frémissements nerveux, ses narines étaient plus mobiles. Elle avait été une de ces femmes aux yeux brillants et ouverts ; maintenant, sans s’en apercevoir, par un instinctif besoin de garder son secret, de cacher ses pensées, de dérober son émotion, elle abaissait ses paupières aux long cils. Ce mouvement, qui voilait tout à coup les larges prunelles brunes, était si joli que M. de Limeray se plaisait un peu cruellement à le provoquer, soit par l’insistance du regard, soit par quelque parole intentionnellement maladroite.

Pour la distraire, il lui avait offert de lui montrer le vieux Paris, qu’il connaissait bien. Il lui fit visiter les anciens hôtels de l’île Saint-Louis, du Marais, lui racontant leur histoire, heureux de pouvoir, pendant quelques moments, l’arracher à elle-même. Bien que sa culture fût un peu superficielle, il avait beaucoup lu et beaucoup retenu. Il sentait la musique et la peinture et parlait de l’amour d’une manière exquise, en homme qui a aimé souvent, plus que profondément, et qui a gardé un joli culte de reconnaissance pour la femme. La causerie française, menée par un vrai gentilhomme, est exquise comme la cuisine française mangée dans de la porcelaine de Sèvres. Les paroles éloquentes et spirituelles ne suffisent point à créer ce qu’on appelle la causerie : il faut s’extérioriser pour ainsi dire, entrer en communication magnétique avec son auditeur. Le Saxon, Anglais ou Américain, a trop de réserve ou d’égoïsme pour cela : il parle, et ne cause jamais. Hélène ne se lassait pas d’entendre M. de Limeray ; sa conversation, traversée par un courant de sympathie et de sensibilité, était pour elle un plaisir nouveau. Il n’eût pas demandé mieux que de devenir son confident. Une Française n’eût peut-être pas résisté à la tentation de se confesser à ce vieux gentilhomme chevaleresque et tendre, mais madame Ronald avait le caractère trop ferme pour se laisser aller à ouvrir ainsi son cœur : par loyalisme envers son mari, par respect pour lui, elle ne se fût jamais accordé cette douceur ; elle sentait qu’à un prêtre seul il lui serait permis de confier son amour.

Quelque bonne volonté que les fiancés eussent mis à hâter les préparatifs de leur mariage, il ne put se faire aussi vite qu’ils espéraient et fut fixé au 11 juillet. Soit que, pour quelque raison inavouée, M. Beauchamp ne voulût pas y assister, soit que ses affaires le rappelassent en Amérique, il annonça qu’il était obligé de repartir et résista à toutes les prières de Dora. Tante Sophie, qui avait assez de l’Europe, voulut l’accompagner, et tous deux quittèrent Paris dans la dernière semaine de juin.

Charley avait annoncé à sa sœur qu’elle recevrait de sa part un tableau de Willie Grey, — « un chef-d’œuvre », avait-il ajouté, refusant toutefois de lui en dire le sujet. Huit jours après son départ, on l’apporta à madame Ronald dans une caisse non clouée, qu’elle ouvrit avec une vive curiosité. Elle se trouvait seule, heureusement, car, en le voyant, elle devint toute pâle : son frère avait deviné son secret.

Le tableau représentait la folie de Titania, cette reine des fées, qui, sous l’influence d’un philtre, tombe amoureuse d’un monstre, d’un être humain à tête d’âne. Dans un coin de forêt, auquel les premières lueurs de l’aube prêtaient un jour mystérieux, Titania, une femme à la lourde tresse blonde, d’une beauté noble, vêtue d’une robe blanche bordée d’or, était à demi couchée sur un banc de mousse et de fleurs. Un peu au-dessus d’elle on voyait la tête d’un âne, dont le corps disparaissait dans la broussaille : au cou de cet âne elle avait jeté une guirlande de roses, sa parure sans doute, et ses doigts fuselés en retenaient les extrémités. L’animal la regardait d’un air étonné, stupide. Ses yeux, à elle, étaient pleins d’une muette adoration, sa bouche entr’ouverte avait un sourire d’extase, son visage était éclairé par tous les rayons de la transfiguration. A droite et à gauche, parmi le feuillage, on distinguait des figures humaines, savamment effacées, qui épiaient le délire de la pauvre amoureuse et exprimaient le dédain, la moquerie, la pitié.

C’était une œuvre de peintre et de poète, une merveille de couleur et de sentiment. Madame Ronald regarda longuement la toile, ses yeux devinrent humides, puis s’emplirent de larmes, et, tout en replaçant le couvercle sur la caisse, elle murmura :

— La folie d’Hélène ! la folie d’Hélène !…

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