Ève victorieuse
XIX
Au lieu de suivre Dora au salon, Hélène rentra chez elle. Arrivée dans sa chambre, elle tourna le bouton de la lumière électrique, et, comme une somnambule qui, dans le sommeil, reprend son occupation favorite, elle s’assit devant sa table de toilette, passa et repassa un peigne dans ses cheveux, promena la houppe sur ses joues, respira un flacon de sels de lavande, polit ses ongles, puis, son activité mécanique cessant peu à peu, elle demeura immobile, les prunelles dilatées, sans regard, fixées sur le miroir.
Dora et Sant’Anna ! Ces deux noms, en se formant et se reformant derrière son front, lui causaient une douleur dont le reflet changeait étrangement sa physionomie. Ce mariage se ferait donc ! Elle n’y avait pas cru, elle essayait encore de n’y pas croire. Et, pour la millième fois, elle se rappela la scène d’Ouchy. Ce merveilleux enregistreur qu’est la mémoire lui rendit l’expression ardente de Lelo et toutes les notes de sa prière d’amour. Dora ne se doutait guère que son fiancé avait été amoureux d’elle, Hélène, qu’il était entré un soir dans sa chambre comme un voleur ! Si elle apprenait cela, l’épouserait-elle ? Non, peut-être… Qui sait pourtant ? Elle l’aimait si follement !… Qu’est-ce que Sant’Anna lui avait dit à la villa Panfili ? Hélène l’imagina penché vers la jeune fille, lui parlant de sa voix chaude, l’enveloppant de son regard de charmeur. Cette vision lui fut si douloureuse qu’elle se leva et marcha un peu pour la dissiper. Elle se regarda dans la glace placée au-dessus de la cheminée et, prise d’un frisson qu’elle attribua au froid, elle sonna pour qu’on fît du feu. Aussitôt qu’il fut allumé, elle présenta à la flamme ses paumes rosées, ses pieds chaussés de soie. La chaleur, en pénétrant sa chair, lui donna une sorte de bien-être physique qui agit sur le moral. Elle se sentit mieux et respira plus librement. Sa pensée, alors, se tourna vers Jack. Elle le vit dans un coin de wagon, les mains dans les poches, le chapeau sur les yeux, l’âme ravagée par l’infidélité de Dora, emporté loin d’elle par les forces de la destinée, et, saisie de compassion, elle dit tout haut :
— Poor boy !… Pauvre garçon !…
Elle ressentit une vive irritation contre madame Verga : ce mariage était son œuvre ; elle avait excité chez Dora la convoitise d’un titre et n’avait manqué aucune occasion de la faire rencontrer avec Sant’Anna, sachant bien qu’elle était fiancée et à la veille de se marier. C’était indigne ! « Il n’y a pas de doute, pensa-t-elle, l’Europe démoralise les Américaines. » Pourvu que Jack ne crût pas à sa complicité ! Elle allait lui écrire tout de suite. Que dirait M. Ronald en apprenant que sa nièce avait rompu son engagement ? Sûrement, il ne lui pardonnerait pas ! Et pourtant c’était sa faute : s’il était venu à Rome, rien de tout cela ne serait arrivé !… L’idée que son mari s’obstinait à rester en Amérique ranima toute sa colère contre lui. Il y avait maintenant sept mois qu’il ne lui avait écrit. Cinq mois encore, et elle aurait le droit de demander le divorce pour cause d’abandon…
Cette pensée, qui avait jailli des profondeurs de son âme, amena une vive rougeur sur son visage. Divorcer, elle, Hélène ! Ah ! ce serait drôle !… Elle eut un petit éclat de rire. Puis, comme pour échapper à elle-même, elle fit deux ou trois tours dans sa chambre, et, enfin, saisissant son buvard et sa plume, elle revint s’asseoir près du feu et se mit en devoir d’écrire à Jack. Par un phénomène psychologique assez curieux, les paroles de sympathie qu’elle adressa au jeune homme lui firent du bien, l’attendrirent, comme si on les lui eût dites à elle-même.
Le lendemain, Hélène, qui n’avait jusqu’alors connu que des réveils joyeux, sentit en ouvrant les yeux cette douleur d’amour qui, pendant des mois et des mois, ne devait plus la quitter, et sous l’action de laquelle son âme allait se développer et se transformer.
La pensée que le comte Sant’Anna viendrait probablement, le jour même, faire sa demande officielle affola un instant la jeune femme. Elle ne voulait pas rester à l’hôtel et se trouver là. Se hâtant à sa toilette, elle se rendit chez une de ses compatriotes et lui proposa une excursion à Frascati, qui fut aussitôt acceptée.
Comme toutes les Américaines, madame Ronald avait le culte de la volonté ; elle avait même une foi exagérée en cette puissance intérieure. La sienne ne l’avait jamais trahie ; elle lui avait souvent demandé des miracles : ainsi, dans l’aventure d’Ouchy, en cette occasion, elle y fit appel de nouveau, et le soir, lorsqu’elle rentra à l’hôtel, elle était parfaitement maîtresse d’elle-même. Lelo était venu : elle dut entendre le récit détaillé de sa visite ; madame Carroll, encore sous le charme de ses manières, se répandit en éloges. La froideur avec laquelle mademoiselle Beauchamp et Hélène écoutèrent tout cela ne parvint pas à affecter Dora ; elle avait en elle une joie qui l’eût rendue indifférente à la désapprobation de l’univers entier. Au moment où madame Ronald se disposait à rentrer chez elle, elle lui dit que le comte avait l’intention de venir la voir le lendemain, vers deux heures.
— Ne soyez pas trop désagréable avec lui, ajouta-t-elle ; il pourrait croire que vous lui en voulez de ce qu’il se marie. Les hommes sont si présomptueux !
La jeune femme pâlit légèrement, puis, ouvrant les yeux de toute leur grandeur, avec une affectation d’étonnement :
— Lui en vouloir de ce qu’il se marie, moi ! et pourquoi ?
— Ah ! voilà ! parce que vous avez fleurté ensemble. Il vous a fait la cour… en m’attendant, probablement ! dit mademoiselle Carroll d’un ton moqueur.
— Est-ce que les grandeurs vous auraient déjà tourné la tête ?
— Non, non, elle est encore en parfait état.
— On ne s’en douterait guère ! répondit sèchement Hélène.
Dora avait un flair extraordinaire, un esprit pénétrant comme un rayon X. Les paroles qui traduisaient ses impressions premières portaient souvent très loin et très juste. Celles de ce soir cinglèrent au vif madame Ronald. Grand Dieu ! si le comte allait s’imaginer qu’elle éprouvait des regrets ?… Des regrets !… elle ! ce serait trop absurde !… Oui, ce mariage lui déplaisait, lui faisait mal même, mais seulement parce qu’il brisait la vie de Jack, parce que l’infidélité de mademoiselle Carroll causerait un scandale dans la société de New-York, un scandale qui rejaillirait sur la famille. Elle expliquerait cela à M. Sant’Anna, et, à moins qu’il ne fût un fat ou un imbécile, il ne se tromperait pas sur ses sentiments.
Hélène se suggestionna si bien que le lendemain, lorsqu’on lui annonça le comte, elle était en pleine possession de son sang-froid et de sa dignité.
— Toutes mes félicitations ! lui dit-elle d’un ton quelque peu railleur, mais en lui tendant la main avec un naturel parfait.
Lelo fut désarçonné, un moment, par cet accueil. Dora lui avait dit que madame Ronald était furieuse ; il espérait la pousser à bout et l’amener à se trahir afin de savourer sa vengeance. Il se remit vite, cependant.
— J’accepte vos congratulations avec d’autant plus de plaisir que je les sais sincères… comme tout ce qui vient de vous !
Les paupières d’Hélène battirent légèrement, ses narines s’enflèrent un peu, elle redressa la tête.
— Je vous félicite très sincèrement, dit-elle, parce que vous épousez une Américaine. Ce n’est peut-être pas modeste de ma part, mais je crois que nous sommes honnêtes, intelligentes, que nous possédons quelques qualités, enfin.
— Vous en avez beaucoup… et des meilleures. Pour ma part, je m’estime très heureux d’avoir réussi à gagner le cœur de mademoiselle Carroll. Est-ce vrai que vous n’approuvez pas son choix ?
Le regard de madame Ronald ne fléchit pas sous cette question directe.
— Ce n’est pas son choix que je désapprouve, croyez-le bien ; c’est la rupture de son engagement. En Amérique, cela nous paraît presque aussi mal qu’un divorce. J’ai connu M. Ascott toute ma vie, et, je vous le déclare franchement, je me range de son côté. Il ne méritait pas l’affront qui lui est fait. C’est le cœur le plus loyal, le meilleur qu’il y ait ! ajouta Hélène, avec l’espoir que ces paroles seraient désagréables au comte.
— Je le crois, répondit tranquillement Lelo, mais les hommes parfaits ont si peu de chance avec les femmes ! Malgré toutes ses qualités, M. Ascott n’avait pas réussi, évidemment, à éveiller l’amour chez mademoiselle Carroll. Elle croyait l’aimer, elle a reconnu son erreur à temps.
— C’est possible, la méprise n’en est pas moins regrettable pour tous deux. Mon mari ne lui pardonnera jamais.
— Est-ce que Dora n’est pas la nièce de M. Ronald ?
— Sa demi-nièce seulement.
Sant’Anna eut un éclat de rire.
— Mais alors, je serai votre neveu ? Non, c’est trop drôle ! La vie est curieuse quelquefois.
— Mon neveu ! répéta Hélène avec un effarement comique.
Puis, saisissant la bizarre réalité, elle pâlit un peu.
— C’est vrai, je n’avais pas songé à cela. J’ai toujours considéré Dora comme une jeune sœur, elle ne m’a jamais appelée « ma tante »… Du reste, elle n’est aussi que ma demi-nièce.
— Eh bien, je serai votre demi-neveu, c’est déjà joli !… Qui m’eût dit une chose pareille, le jour où je vous ai vue pour la première fois… sous les arcades de la rue de Rivoli… vous souvenez-vous ? fit le comte en appuyant sur la jeune femme un regard d’une douceur perfide. — Je m’imaginais vous suivre, et c’était vous qui, comme une bonne fée, me conduisiez au mariage… dont je me croyais si éloigné !
— Et pour lequel, entre parenthèses, vous sembliez avoir peu de vocation ! répondit Hélène, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir plaisanter.
— En effet !… mais la vocation vient quand on rencontre la femme qui vous est destinée… Vraiment, mon mariage a commencé comme un joli roman.
— Je souhaite qu’il continue et finisse de même. Votre famille l’approuve-t-elle ?
— Ma famille n’approuve rien de ce que je fais, — répondit Lelo qui avait encore sur le cœur l’amertume d’une scène récente. — Je suis d’une autre époque.
— Vous êtes de l’époque des Américaines, vous ! fit madame Ronald, d’un ton un peu sarcastique.
— Précisément !… Et je m’en félicite. J’ai besoin d’une femme qui m’infuse l’esprit nouveau.
— Oh ! Dora se chargera de cela. A New-York même, on la trouve trop moderne.
— L’atmosphère de Rome agira sur elle, comme elle a agi sur toutes vos compatriotes. Le milieu où elle va se trouver l’enrayera forcément, sans lui faire perdre, je l’espère, son entrain et sa gaieté. Je suis sûr de ne jamais m’ennuyer avec elle.
— Vous aurez toujours la ressource de parler chevaux ! fit Hélène avec une nuance de dédain.
— Mais c’est déjà quelque chose d’avoir un goût ou plutôt une passion en commun !… Alors, sûrement, vous ne m’en voulez pas ? demanda Lelo en scrutant impitoyablement la physionomie de la jeune femme.
— A vous ? pas du tout ! répondit-elle en le regardant bravement. — Vous n’auriez pas fait la cour à Dora si elle ne vous y avait autorisé. Je tâche toujours d’être juste.
— Tâchez aussi d’être indulgente, mademoiselle Carroll compte sur vous pour apaiser son oncle.
— Elle a tort : je ne m’y emploierai pas, par loyalisme envers M. Ascott. Le temps arrangera tout sans que je m’en mêle. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter beaucoup de bonheur.
— Et beaucoup d’enfants !
Hélène rougit jusqu’aux cheveux.
— Oh ! excusez-moi ! J’oubliais que ces choses-là ne se disent pas à une Américaine.
— En effet ! répondit froidement la jeune femme.
A ce moment, le courrier vint annoncer la voiture. Le comte se leva et madame Ronald l’imita.
— Je ne vous retiens pas, dit-elle, car j’ai un après-midi très chargé… Au revoir.
Sant’Anna prit la main qui lui était tendue et la baisa lentement, sans sentir sous ses lèvres le plus léger frémissement.
« Elle enrage, j’en suis sûr, pensait-il en descendant l’escalier de l’hôtel ; mais du diable si on s’en douterait !… »
Puis, avec une rancune plaisante :
« C’est joliment fort, une intellectuelle ! »