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Ève victorieuse

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XXI

« Elle enrage ! » avait dit le comte Sant’Anna en quittant madame Ronald. Ce qu’Hélène éprouvait était bien plus grave et plus douloureux qu’une blessure d’amour-propre. Après le départ de son visiteur, elle demeura debout, pétrissant son mouchoir, aspirant largement pour dégager son cœur du poids qui l’oppressait, mais sans y réussir.

Et cette entrevue n’était que la première station de ce chemin de croix de l’amour douloureux que tant de femmes ont fait avant elle. Elle dut subir les félicitations de ses connaissances et les confidences de Dora. La jeune fille avait une manière si naturelle d’oublier ses torts, de ne pas s’apercevoir du mécontentement des gens, qu’il était difficile de la tenir à distance. Elle avait ainsi obligé Hélène à faire une sorte de paix. A tout moment, elle entrait chez elle pour lui parler de son fiancé, de son mariage, de ses projets d’avenir. Madame Ronald fermait désespérément les oreilles, essayait de penser à autre chose ; malgré elle, cependant, les mots s’enregistraient dans son cerveau et, lorsqu’elle était seule, elle les entendait de nouveau et ils lui faisaient mal. A la place de la bague bien moderne de Jack Ascott, mademoiselle Carroll portait maintenant à son doigt l’anneau de fiançailles des Sant’Anna, une sardoine sur laquelle étaient gravées les armes de la famille avec ce mot : Semper. La vue de cette bague historique, portée par une célèbre beauté française que Louis XIV avait mariée à un ancêtre de Lelo, causait à Hélène une envie douloureuse, exerçait sur elle une sorte de fascination. Elle avait le bizarre sentiment qu’elle lui appartenait, cette bague : le désir lui venait de l’essayer, de la sentir à son doigt, ne fût-ce que pour un instant.

Chaque jour, Lelo déjeunait ou dînait à l’hôtel du Quirinal. Par pur instinct féminin, sans désir consenti de le reconquérir, Hélène mettait à sa parure un soin extrême. Quoi qu’elle en eût, la présence du comte lui apportait un bonheur que nul être humain ne lui avait jamais donné ; mais ce bonheur était traversé d’angoisses, coupé de brusques serrements de cœur, qui faisaient de ces repas quotidiens des heures d’exquise souffrance. Dans la crainte que sa froideur ne fût attribuée au dépit, elle s’efforçait d’être aimable, sans parvenir à rendre son accueil égal et tout à fait naturel. Lelo, lui, la traitait avec une familiarité affectueuse, il l’appelait souvent « ma tante », et ce titre qui la vieillissait lui causait une irritation qu’elle avait peine à maîtriser. Dora amusait Sant’Anna, mais Hélène l’intéressait. Sa conversation avait plus de suite, il aimait à l’entendre causer. Quand elle demeurait trop longtemps silencieuse, il lui disait avec un sourire :

— Eh bien ! vous êtes muette aujourd’hui ?

Et cette simple parole donnait à Hélène une joie extraordinaire. Parfois, l’éclat de sa beauté arrêtait les yeux du jeune homme, mais sans y ramener ce qu’elle y avait vu ; alors, sous le coup d’une inconsciente douleur, elle devenait dure, tranchante, sarcastique. Lorsqu’elle se laissait ainsi emporter, il tournait vers elle un regard surpris, interrogateur, un sourire passait sous sa moustache : ce sourire la blessait comme une insulte et la poursuivait pendant des journées entières.

A la place de madame Ronald, une Européenne, une catholique, habituée à examiner sa conscience, aurait bientôt su à quoi s’en tenir sur ses sentiments envers Sant’Anna. Selon son degré d’honnêteté, elle aurait lutté plus ou moins énergiquement contre son amour et n’aurait pas manqué de trouver dans ce combat moral de fines voluptés et des jouissances spéciales. Hélène, malgré son intelligence développée et cultivée, n’avait, comme la majorité de ses compatriotes, qu’une connaissance enfantine du cœur humain. Elle croyait, et elle répétait sans cesse, que les principes, la bonne éducation, suffisaient non seulement à préserver une femme de toute chute, mais encore à la rendre invulnérable. Et, en dépit de ces défenses, l’amour avait pénétré en elle comme font les agents de la nature. Il était là, l’infiniment grand, dans quelque cellule inconnue, accomplissant son travail mystérieux, touchant toute une zone de son cerveau qui n’avait pas encore été mise en activité, transformant son caractère.

Les réunions élégantes lui causaient un agacement nerveux, les admirations la laissaient indifférente, sa vie lui apparaissait morne et stupide. Poussée par le besoin d’échapper à la société de mademoiselle Beauchamp, des Verga, de Dora surtout, elle se faisait conduire à droite et à gauche pour visiter à nouveau les lieux qui l’avaient intéressée ; et c’était un spectacle singulier que de voir cette mondaine de New-York, cette femme brillante, errer toute seule à travers le Colisée, le cirque de Maxence, les tombes de la voie Appienne, et, comme un être désemparé, essayer d’accrocher sa pensée à quelque chose de grand. Au cours de ces promenades solitaires, l’âme travaillée d’Hélène entra soudainement en communication avec cette âme de Rome qu’il est donné à si peu de sentir. Toutes ces lignes de beauté et d’harmonie si cruellement brisées, toutes ces œuvres humaines mutilées à travers les siècles, emplirent son cœur d’une tristesse impersonnelle et apaisante. Les églises, surtout l’attiraient. Jusqu’alors, elle les avait admirées en tant que monuments ; maintenant, à son insu, elle y cherchait quelqu’un. Elle aimait leur odeur même, cette odeur de sépulcre, de vieillesse, de cierges éteints, d’encens refroidi, qui est particulière aux églises de Rome et qui les ferait reconnaître entre toutes celles du monde. Elle s’approchait des autels, épiait la prière des humbles, s’émerveillait de leur foi et, instinctivement, levait aussi ses regards anxieux vers les madones rayonnantes.

Saint-Pierre l’émouvait d’une manière étrange. Ni l’or ni le génie n’ont pu faire de la grande basilique chrétienne un lieu de dévotion et de prière. Malgré la majesté de ses proportions, la froideur de ses marbres, la sévérité de ses symboles, elle éveille les sens plus qu’aucun autre temple catholique. Vers le soir il y a, sous le dôme de la Confession, des ombres mystérieuses, des clartés exquises, un ensemble de choses visibles et invisibles, qui vous enveloppe, vous étreint, qui exalte l’amour ou la foi. L’âme païenne s’est réfugiée là. Le sacrifice de la messe, les exorcismes, les bénédictions papales n’ont pu l’en chasser. Elle erre encore, cette âme, derrière les blanches statues et répand dans le sanctuaire une pénétrante volupté, à laquelle ne sauraient échapper ceux qu’une grande douleur ou quelque grande passion a sensibilisés. Madame Ronald y devenait wicked, — « perverse », — et souvent, saisie d’une terreur irraisonnée, elle s’enfuyait pour chercher au dehors la protection de la pleine lumière.

Ces déconcertantes impressions effrayaient la jeune femme et lui faisaient croire qu’elle était menacée de quelque grave maladie. Pour la première fois elle se sentait seule, toute seule. Le silence persistant de son mari l’irritait de plus en plus. Elle s’était crue nécessaire à son bonheur, et cela l’humiliait profondément de voir qu’il pouvait se passer d’elle. Il viendrait la retrouver, ou elle ne rentrerait jamais à New-York. Cette résolution, qu’elle prenait vingt fois par jour, ne laissait pas que de lui être douloureuse. Elle pensait souvent avec regret à cette belle demeure qu’elle avait créée, qui était son œuvre, qui renfermait une si grande part d’elle-même. Il lui venait parfois une envie folle de la revoir. Elle serrait alors obstinément ses lèvres pour réagir contre sa faiblesse, elle faisait quelque projet extravagant, celui d’aller aux Indes, par exemple, ou de divorcer et de s’établir à Paris avec mademoiselle Beauchamp. Elle essayait de se résigner au mariage de Dora, de s’y habituer ; elle ne le pouvait pas. Il l’oppressait comme un cauchemar, lui barrait le cœur. Elle attribuait ce trouble à son amitié pour M. Ascott. Elle se croyait retenue à Rome seulement par la crainte du mauvais effet que produirait son départ subit ; elle l’était surtout par le charme occulte qu’exerçait sur elle la présence de Sant’Anna. Contre ce charme, cependant, et sans que sa volonté s’en mêlât, ses belles facultés d’intellectuelle la défendaient vaillamment. Elle sentait de plus en plus le besoin d’échapper à quelqu’un ou à quelque chose, le désir de fuir bien loin ; elle cherchait un prétexte qui lui permît de partir sans faire jeter les hauts cris à madame et à mademoiselle Carroll.

La Providence allait l’aider d’une manière inattendue. Un soir, pendant le dîner, on lui remit une dépêche. La pensée qu’elle pouvait être de son mari communiqua à ses doigts un léger tremblement. Après l’avoir lue, elle eut un cri de joie.

— Ah ! la bonne surprise ! fit-elle, le visage rayonnant, — Charley est à Monte-Carlo ! Il nous invite, tante Sophie et moi, à venir l’y rejoindre. C’est la chose que je désirais le plus. Nous irons sûrement.

— Parions que votre frère vous ramène Henri et vous ménage une nouvelle lune de miel ! dit étourdiment mademoiselle Carroll.

Hélène rougit violemment, ses yeux rencontrèrent le regard moqueur de Lelo, ses paupières battirent.

— M. Ronald n’a pas l’habitude de se laisser amener ou ramener ! répondit-elle de son ton le plus sec.

— Non ; mais, dans les bouderies conjugales, l’intervention d’une tierce personne peut être très utile pour sauver l’amour-propre, — expliqua Dora tout aussitôt, avec ce sens pratique qui aurait pu faire croire à une expérience achevée de la vie. — En tout cas, si mon cher oncle vient, réconciliez-le avec moi, pendant que vous y êtes ! Je lui ai écrit deux fois, il ne m’a pas répondu. Oh ! ces hommes parfaits, quelle peste !

— Vous n’allez pas nous laisser seules ici ! dit madame Carroll avec un air de détresse.

— Vous avez les Verga ; il vous seront mille fois plus utiles que tante Sophie et moi ! répondit Hélène.

— Oui, mais la famille !…

— Ne vous tourmentez pas, mammy ! interrompit Dora ; nous irons la rejoindre, la famille. Nous avons un projet magnifique… n’est-ce pas, Lelo ?

Le comte répondit par un signe affirmatif, puis, s’adressant à madame Ronald :

— Je suis sûr que vous allez faire sauter la banque, à Monte-Carlo ! dit-il en souriant.

Sant’Anna avait lancé cette phrase sans songer au proverbe qui promet la fortune aux malheureux en amour. Le dicton se formula dans l’esprit de la jeune femme : elle pâlit un peu et ses lèvres se contractèrent.

Lelo saisit cette expression fugitive : il en devina la cause et demeura confus de son étourderie.

— Pourquoi êtes-vous sûr que je serai heureuse au jeu ? demanda bravement Hélène.

Cette espèce de défi irrita l’Italien ; il eut un sourire railleur.

— Parce que je vous crois capable d’influencer même cette satanée roulette ! répondit-il avec une galanterie perfide. — C’est une impression de joueur. Si j’étais avec vous à Monte-Carlo, je suivrais aveuglément votre inspiration. Je vous le répète, vous êtes capable de faire sauter la banque.

— J’espère que non ! fit sèchement mademoiselle Beauchamp.

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