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Ève victorieuse

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XXXIII

La volonté du brahmine avait agi, par une merveilleuse suggestion, sur l’âme de madame Ronald. Elle avait libéré sa pensée, rendu impuissant le souvenir de Sant’Anna. Ses effets ne furent point passagers ; ils se marquèrent de plus en plus fort, par un progrès mystérieux. Hélène, sans étonnement, éprouva de nouveau la joie de vivre, d’être belle. Son œil redevint limpide, sa physionomie sereine, sa gaieté naturelle. Elle envoya à Dora de jolies toilettes, elle lui demanda des nouvelles de son enfant, ce qu’elle n’avait jamais pu faire. Et tout cela sans effort : la direction de son esprit était changée, simplement. Elle avait cependant gardé sur le front l’impression légère et profonde des deux doigts du brahmine. Chaque jour, à l’heure où elle était entrée en communication avec lui, il se dressait dans sa mémoire avec une netteté extraordinaire ; elle ressentait le magnétisme de son regard, elle éprouvait quelques secondes d’émoi, puis un bien-être particulier.

M. de Limeray ne fut pas long à se douter de quelque chose. Madame Ronald avait manifestement recouvré son équilibre. Son visage était resté un peu grave, mais il avait perdu cette expression pathétique, qui, tant de fois, avait trahi sa douleur d’amour. Et, signe plus probant encore, si l’on parlait de Sant’Anna, ses yeux ne se dérobaient plus, ses lèvres demeuraient fermes. La joie de convalescente qu’elle éprouvait à être délivrée de ses regrets, de l’idée fixe qui l’avait si longtemps oppressée, lui donnait par moments une exubérance de vie qui parut suspecte au vieux mondain. Il se demanda encore : « Qui est-ce ? » Ses soupçons se portèrent sur Willie Grey. Il reconnut vite qu’il avait fait un jugement téméraire. Que s’était-il donc passé dans l’âme de l’Américaine ? Sa guérison avait-elle été opérée par un confesseur habile, ou par une forte désillusion ? Agacé de ne pouvoir le deviner, le comte espérait qu’un jour ou l’autre quelque parole inconsciente viendrait lui donner la clé de l’énigme.

Dans la semaine qui précéda le départ des Ronald pour l’Amérique, M. de Limeray, après avoir déjeuné avec eux, voulut conduire Hélène chez Georges Petit, à une exposition internationale de peinture. Il aimait particulièrement ces stations dans les musées et les galeries en compagnie d’une jolie femme. De l’Hôtel Castiglione à la rue de Sèze, la distance est courte ; ils s’y rendirent à pied. Chemin faisant, madame Ronald se mit à parler de cette conférence qu’elle avait entendue à la Bodinière, un mois auparavant. Un sentiment obscur lui avait fait, jusqu’alors, garder le silence sur ce sujet. Elle répéta ce que Cetteradji avait dit des Maîtres disparus. Elle décrivit sa personne, son costume, avec un enthousiasme, une admiration qui amusèrent le comte, puis, à brûle-pourpoint :

— Croyez-vous au pouvoir de la suggestion ? demanda-t-elle, tournant autour du secret qu’elle ne voulait pas dire, comme font les femmes et les enfants.

— Sans doute !… Du reste, nous l’exerçons constamment, plus ou moins, les uns sur les autres, et sur nous-mêmes quelquefois. C’est ce pouvoir qui est probablement la grande force des conquérants et des meneurs d’hommes. On affirme qu’il est un moyen de guérison dans les maladies mentales ou nerveuses, mais les guérisseurs sont rares, j’imagine.

— Eh bien, Cetteradji doit en être un. Il a dans le regard, dans la parole, une puissance extraordinaire. En l’écoutant, nous étions comme hypnotisés, « nos cœurs devenaient brûlants », selon l’expression de l’Évangile. Nous lui aurions donné tout ce qu’il aurait voulu, notre argent, notre concours…

— Et il ne vous a rien demandé ?

— Rien.

— Allons, tant mieux ! fit M. de Limeray d’un air moqueur. — En tout cas, gardez-vous de jouer avec le magnétisme, la suggestion et toutes ces choses dangereuses. S’il y a de bons esprits, il y en a aussi de mauvais… Rappelez-vous la leçon de l’Éden, ô Ève ! ajouta le comte avec son fin sourire.

L’exposition de la rue de Sèze ne pouvait guère intéresser que des artistes ou des amateurs sérieux. C’étaient des esquisses, des ébauches curieuses, révélant la genèse de tableaux connus et admirés. Il y avait peu de monde dans la salle, lorsque madame Ronald et M. de Limeray y arrivèrent. Après avoir promené les yeux autour d’eux pour s’orienter, ils se dirigèrent vers le panneau occupé par Willie Grey. La tonalité du jeune maître le leur avait fait reconnaître de loin.

— La Folie de Titania ! s’écria le comte avec une expression de plaisir. — Ah ! le cachottier ! il ne m’avait jamais parlé de ces études ! Il aurait pu me les céder, pour me consoler de la perte de ce tableau qui m’a échappé et que j’ai tant regretté… Mais, j’y pense, n’est-ce pas monsieur votre frère qui l’a acheté ?

Un reflet d’émotion passa sur le visage de la jeune femme.

— Précisément ! et pour m’en faire cadeau, — répondit-elle avec un singulier petit rire. — C’est moi qui possède la Folie de Titania. Elle est dans mon cabinet de toilette.

— Dans votre cabinet de toilette ! fit M. de Limeray d’un air étonné.

— En bonne compagnie, rassurez-vous ! avec des Leloir et des Corelli.

— Peste ! Vous le mettez bien, votre cabinet de toilette !

— Oui. Comme j’y passe pas mal de temps, j’y ai placé de jolis tableaux. Cela repose les yeux ; c’est toujours un peu de beauté qu’on absorbe…

M. de Limeray revint aux études de Willie Grey. Il examina la dernière, où le peintre avait fixé son inspiration.

— Un chef-d’œuvre ! dit-il. Ce coin de forêt donne une sensation d’aurore et de printemps. Titania est adorable sur cette couche de mousse et de violettes, une vraie couche de reine ou de fée. On devine qu’elle vient de s’éveiller. Dans les yeux levés vers l’âne, il y a cette ivresse du rêve et de l’amour qui crée les illusions… Mais voilà un exemple de suggestion ! s’écria le comte, le visage éclairé par une idée soudaine.

— Un exemple de suggestion ? répéta madame Ronald, ahurie.

— Parfaitement ! Et dans Shakespeare !… Ah ! c’est fort !…

En disant cela, M. de Limeray conduisit Hélène vers les chaises placées en face des tableaux. Tous deux s’assirent.

— Ne vous souvenez-vous pas ? Obéron et Titania, le roi et la reine des fées, sont venus assister et danser, invisibles, au mariage du duc Thésée. Ils sont venus séparément avec leur cortège d’êtres aériens, de génies et de sylphes. Ils sont brouillés, parce que Titania a refusé de céder à son mari un de ses pages, un bel enfant de l’Inde, le fils d’une amie morte. Ils se rencontrent dans un coin de la forêt, se querellent, s’injurient, se font des reproches comme de vulgaires époux. Titania s’obstine dans son refus : Obéron, furieux, imagine de l’obliger à aimer un être inférieur, un animal quelconque, un lion, un loup ou un singe, il n’a pas de préférence… Une vengeance pas banale, entre parenthèses !

— Très banale, au contraire ! dit Hélène. — Humilier la femme qui vous résiste, c’est bien le fait d’un homme.

— Allons, allons, nous ne sommes pas si mauvais que cela ! Toujours est-il qu’Obéron envoie son messager, Puck, lui cueillir certaine fleur, la petite fleur d’amour que la flèche de Cupidon a rougie. Il la presse sur les yeux de Titania en lui disant : « Tu t’éveilleras quand quelque être vil sera près de toi. Tu l’adoreras, tu languiras, tu souffriras pour lui, fût-ce un sanglier, un ours, un chat… » N’est-ce pas là la suggestion ?

— En effet !

— Et c’est un clown affublé d’une tête d’âne que Titania voit en ouvrant les yeux. Il lui semble divinement beau. Elle en tombe amoureuse. Elle le couvre de fleurs, elle persiste à lui offrir des mets exquis, bien qu’il lui demande du foin et de l’orge. Pour se faire pardonner sa folie, elle cède à son mari ce page qu’elle ne voulait pas échanger contre un royaume de fées. Obéron, satisfait, pris de pitié, se décide à lui rendre la raison. Pour cela, il presse une autre fleur, ou je ne sais quelle herbe, sur ses paupières et lui dit : « Vois comme tu voyais autrefois ! »

— Oui, et l’orgueilleuse reine des fées s’aperçoit qu’elle a aimé un être inférieur… Pauvre Titania !

— Qui de nous n’a pas eu une de ces désillusions ? Elles sont pénibles, mais point humiliantes : on possède généralement les qualités que l’on prête à une personne aimée. J’ai relu vingt fois cet épisode de la folie de Titania, qui est enchâssé comme un joyau dans le Songe d’une Nuit d’été. Chaque fois, j’y ai découvert quelque chose de nouveau, et maintenant j’y trouve encore la suggestion.

— Elle y est, elle y est ! fit madame Ronald. C’est merveilleux de modernisme !

— Je crois vraiment que ceux que nous appelons les maîtres ont écrit comme des médiums, sous une haute inspiration, les livres que l’humanité devait déchiffrer. Il lui faudra des siècles et des siècles pour arriver à les entendre. Ils la conduiront jusqu’au bout de sa course, car ils renferment toute philosophie, toute psychologie, toute science. L’homme est un être condamné à épeler et qui, ici-bas, ne saura jamais lire couramment. Nous n’avons pas encore compris la Bible, ni l’Évangile, ni Dante, ni Shakespeare. De là leur immortel attrait. Du reste, le livre compris à première lecture ne vit pas… A propos de la Bible, savez-vous qu’un évêque anglais de mes amis m’a signalé un passage de la vision d’Ézéchiel qui ferait croire que le prophète a vu les hommes à bicyclette ? Il dit ces propres paroles : « Où ils allaient, les roues allaient, et où l’esprit devait aller, les roues allaient, car l’esprit des créatures vivantes était dans les roues. »

— Oh ! c’est curieux, très curieux !

— Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez appris sur l’amour ?

— Je vous ai appris quelque chose sur l’amour, moi ? fit Hélène, riant pour dissimuler son trouble. Vous m’étonnez !

— Oui, le jour du mariage de mademoiselle Carroll, vous m’avez dit que l’amour n’était pas autre chose qu’un fluide. Si cela est, les poètes qui, dès le commencement, l’ont appelé un « dard de feu » auraient été inspirés.

— Sûrement !

— Cette idée, que vous avez livrée à mes méditations, m’avait causé un certain effarement. Elle m’avait d’abord paru abominable… venant d’une femme, surtout. Puis elle s’est imposée à mon esprit. Elle l’a obligé à un travail d’observation. Vous voyez que, sans vous en douter, vous m’aviez bel et bien suggestionné… Enfin j’en suis arrivé à me dire que tous nos sentiments, amour, amitié, haine, sympathie, antipathie, sont peut-être bien produits par des effluves magnétiques sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. Il est de fait que, lorsqu’on se trouve dans une pièce avec deux amoureux, on se sent affecté comme par un courant électrique. J’ai eu de longues conversations avec votre mari là-dessus. Il prétend que, si nous n’étions pas mis en communication les uns avec les autres au moyen de fluides, nous ne pourrions ni nous voir ni nous entendre. Selon lui la nature seule sait où aller chercher les éléments qui lui sont nécessaires pour créer ses instruments, un Léonard de Vinci, un Napoléon ou un idiot. Toutes les découvertes de la science, dit-il, tendent à démontrer que l’homme est dirigé comme les atomes, les astres et les mondes. Et je suis persuadé qu’il a raison. L’humanité a d’abord cru à la fatalité, puis au libre arbitre : elle finira par croire à la Providence, tout simplement. Savez-vous, madame Ronald, que je vous dois une très grande reconnaissance ?

— A moi ?

— Oui, vous avez lancé mon esprit dans une voie nouvelle : vous m’avez aidé à sentir que je suis entièrement entre les mains de Dieu… Cette conviction me fera supporter avec plus de courage et de résignation les mauvais jours de vieillesse qui me restent à vivre. Et c’était une Américaine qui devait m’apporter ce viatique spirituel ! N’est-ce pas étrange ?

— Je voudrais pouvoir admettre que j’ai eu sur vous une influence aussi bienfaisante !

— Admettez-le, car c’est la vérité.

— Je suis étonnée que les poètes et les romanciers ne fassent pas encore usage des découvertes de la science. Elles pourraient leur inspirer des variations nouvelles sur les thèmes immuables.

— C’est vrai. Ainsi une guérison d’amour au moyen de la suggestion… ce serait superbe !

A ces mots, dits sans aucune arrière-pensée, une rougeur si vive se répandit sur le visage de madame Ronald que le comte en demeura saisi. Ce fut une révélation soudaine. Il l’avait, la clé de l’énigme !

— Par exemple, continua-t-il impitoyablement, un beau brahmine vêtu de blanc, comme votre Cetteradji, imposant les mains à une jolie femme, à une Ève moderne, pour chasser l’image du tentateur : la Guérison de Titania ! Quel adorable tableau ! J’en parlerai à Willie Grey. Je vois cela d’ici !

Hélène se leva brusquement.

— Et moi, je vois que nous ne regardons rien, dit-elle d’un ton un peu sec. Voici quelque chose de Carrier-Belleuse.

Sans insister, M. de Limeray suivit madame Ronald. Il fit consciencieusement avec elle le tour de la salle, mais il était visiblement distrait. Il l’observait à la dérobée. C’était donc Cetteradji qui avait fait le miracle ! Elle s’était confessée à lui ! Elle était allée lui demander la guérison ! Le petit tableau qu’il avait imaginé se reproduisit dans le cerveau du comte.

« J’aurai ma Titania », se dit-il.

Puis, regardant Hélène avec admiration, il répéta en lui-même :

« Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes ! »

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