Ève victorieuse
XVIII
En se rendant au veglione du Costanzi, le comte Sant’Anna ne se doutait pas qu’il serait entraîné à faire à mademoiselle Carroll une déclaration aussi formelle. Quand il s’était trouvé dans la demi-obscurité d’une loge de rez-de-chaussée, en tête à tête avec ce svelte domino, le souvenir d’autres aventures, le charme du masque avaient produit en lui une soudaine ivresse, et sans le vouloir, il avait prononcé des paroles décisives.
Bien que Dora ne lui inspirât pas une de ces passions ardentes qu’il avait connues, il en était très amoureux et n’avait pas de plus vif désir que celui de l’épouser. L’idée d’enlever à un autre homme une fiancée qui lui était probablement chère ne lui causait pas un remords bien gênant. Il aurait préféré qu’il n’y eût pas de Jack dans la vie de mademoiselle Carroll, mais celui-là ne lui portait pas ombrage. Dès les premiers moments, il avait deviné que le sentiment de Dora pour M. Ascott n’était qu’une grande amitié. A vingt-trois ans, émancipée comme elle l’était, elle ignorait les sensations de l’amour plus qu’une petite Italienne de quatorze ans. Et c’était lui, Lelo, qui, le premier, les avait éveillées en elle. Ceci le flattait et le charmait au plus haut point : l’homme, l’Italien surtout, est plus jaloux des sensations de l’amour que de l’amour même.
Lelo était résolu à demander la main de la jeune Américaine, mais la pensée du chagrin qu’il allait causer à sa mère et à la princesse Marina, l’appréhension des scènes et des reproches qui l’attendaient, lui auraient fait reculer encore la démarche officielle, si la Providence ne l’y eût poussé. Le mariage lui avait toujours semblé une dure nécessité, un risque terrible. Il n’avait qu’une foi très faible en l’honnêteté féminine ; la plupart des jeunes filles lui avaient, jusqu’alors, inspiré une invincible méfiance, et voilà qu’après quelques semaines de relations frivoles, il allait confier l’honneur de son nom, de sa maison, à une étrangère. Et il se trouvait, sans avoir eu le temps de se reconnaître, de discuter, jeté dans le sérieux de la vie ! Il n’en revenait pas. Comment réconcilier sa famille avec ce mariage ? La grosse dot de mademoiselle Carroll ferait peut-être ce miracle ; mais sa mère était si sincère dans son intransigeance !… Le mieux était de n’y pas penser d’avance, puis de se fier à l’inspiration. C’était généralement ainsi que le jeune homme traitait les difficultés.
Pendant les deux jours qui suivirent le veglione, Lelo fut inabordable, nerveux comme un Italien seul sait l’être, de cette nervosité farouche, qui tient à distance amis et importuns. Il ne se montra nulle part, excepté au Club de la Chasse, le « Jockey » de Rome. Là, il demeura des heures étendu dans un fauteuil ou allongé sur un divan, la cigarette aux lèvres, l’œil vague, revivant avec volupté ce passé auquel il devait dire adieu et qui, par là même, lui devenait soudainement si précieux. Dans sa rêverie, femmes, chevaux, équipages, triomphes d’amour, beaux coups de fusil, heureuses séries au jeu défilèrent tour à tour et lui redonnèrent des sensations de bonheur, des satisfactions de vanité.
Peu à peu, une sorte de brume tomba sur ces pitoyables souvenirs de mondain, et la fine silhouette de Dora, ses yeux aux prunelles claires, aux cils frisés, son visage piquant se détachèrent en lumière dans sa pensée et il ne vit plus qu’elle : l’avenir ! Elle lui apparut si loyale, si vivante, si rassurante, avec son activité ! Et elle l’aimait ! Il avait sur elle un pouvoir magnétique, le seul qu’il crût nécessaire avec la femme, le seul qui, selon lui, pût assurer la soumission et la fidélité. Non, il ne regrettait pas sa déclaration de la veille. Et puis, cinq millions de dot, pour commencer !… Il y avait là de quoi remettre sa maison sur le pied d’autrefois, restaurer cette villa historique de Frascati qui lui était si chère, avoir de beaux équipages, une écurie de premier ordre. En vérité, c’était une chance !
Et maintenant, comment madame Ronald accueillerait-elle la nouvelle de ce mariage ? Elle avait beau être maîtresse d’elle-même, parfois sa physionomie trahissait un peu plus que du dépit. A cette idée, le sourire cruel qu’il avait rarement, qui ne semblait même pas à lui, passa sur les lèvres du comte et se refléta dans ses yeux en une lueur dure.
« Nous allons voir, se dit-il, si une intellectuelle est une femme !… »
C’était, naturellement. Dora qui lui avait révélé ce nouveau type féminin, presque inconnu en Italie, et auquel l’Américaine se vante d’appartenir : afin de rendre son explication plus claire, elle lui avait désigné Hélène comme un type du genre, et lui, se souvenant de la scène d’Ouchy, s’était pris d’une antipathie subite et bien masculine pour le nom et l’espèce. Puis, la jeune fille lui ayant avoué qu’elle-même n’était qu’une toute petite intellectuelle, il l’en avait félicitée avec une chaleur comique.
De madame Ronald, la pensée de Sant’Anna alla à la princesse Marina. Il n’y a pas d’homme à qui le souvenir du premier amour soit plus cher qu’à l’Italien de toutes les classes, et Donna Vittoria avait été celui de Lelo. Pendant quelques instants encore, l’image d’autrefois le retint captif ; sa physionomie s’adoucit, ses yeux s’emplirent de passion ; il y eut sur son visage comme un éclat de jeunesse ; puis tout s’éteignit, et le présent reprit ses droits.
Lelo se dit qu’il devait avant tout faire part de son mariage à la princesse. Dernièrement, elle l’avait beaucoup questionné au sujet de Dora, et, avec l’idée de la préparer, il lui avait laissé deviner ses intentions. Depuis longtemps, il n’avait plus pour elle qu’une sorte d’amitié amoureuse, mais elle, l’aimait encore : il savait qu’il allait lui porter un coup cruel, infiniment douloureux. Il redoutait d’être témoin de sa peine : la vue du chagrin de la femme affecte l’homme plus que ce chagrin même.
Le lendemain, avant de revoir mademoiselle Carroll, le comte se rendit chez Donna Vittoria. Comme tous ses compatriotes, il excellait dans les scènes de rupture. Il mit dans celle-ci une habileté, une finesse merveilleuses, et ne manqua pas de répéter la fameuse phrase italienne : « Ci vuol della filosofia… — Il faut avoir de la philosophie… » La princesse n’en avait pas assez, sans doute, pour supporter la suprême infidélité, car les larmes jaillirent de ses yeux. Alors il lui reprocha de l’affliger, de manquer de générosité ; il lui représenta qu’il ne pouvait laisser éteindre son nom, que sa position l’obligeait à se marier, et il ajouta que, si elle l’aimait, elle devait l’y encourager et ne point lui rendre son devoir trop pénible. Il se posa en victime des circonstances. La grande dame tomba dans le piège comme la plus simple des femmes. Elle crut que son ami avait besoin de consolations ; elle fit taire sa douleur pour lui en donner, et il la quitta, le cœur allégé, emportant une assurance délicieuse d’indépendance reconquise.
Le lendemain, mademoiselle Carroll et le comte Sant’Anna, mus par la volonté suprême qui s’incarnait dans leurs cœurs, allèrent au-devant l’un de l’autre. C’était vendredi, le jour où la société romaine se donne rendez-vous dans les beaux jardins de la villa Panfili. Dora s’y rendit, accompagnée de la marquise Verga. Le temps était beau, déjà printanier. Sur ces hauteurs, où l’on va instinctivement pour chercher plus de clarté et échapper à l’oppression du passé, on trouve deux choses exquises : la lumière et l’air de Rome, sa lumière fine, opalisée, si douce aux grandes ruines, son air étrangement silencieux, d’une singulière morbidezza, qui donne une fatigue voluptueuse, une sorte de bien-être sensuel.
Pour la première fois, mademoiselle Carroll fut affectée par cette atmosphère. Tout en se promenant sur la pelouse émaillée de petites marguerites, bordée de fleurs aux tons violents, elle se sentit envahie par une tristesse agréable, et qui mit comme du silence dans son âme ; ce fut si nouveau, si extraordinaire, qu’elle regarda naïvement autour d’elle pour savoir d’où cela lui venait. Tout à coup, elle eut un grand battement de cœur : Sant’Anna, en compagnie de son ami le duc de Rossano, se dirigeait vers elle. Lorsqu’il lui tendit la main, que leurs yeux se rencontrèrent, elle rougit follement, balbutia et, selon elle, fut tout à fait ridicule.
— Je n’ai vu personne depuis mardi, — dit Lelo, s’adressant à la marquise pour que la jeune fille pût reprendre contenance. — C’est très curieux, après le dernier veglione, les femmes s’éclipsent et ont l’air de vous fuir : on dirait qu’elles n’ont pas la conscience bien nette à notre égard.
— C’est plutôt qu’elles sont fatiguées d’avoir entendu tant de folies et de mensonges.
— Mensonges !… Mais le masque provoque souvent des déclarations très sincères, fit le comte en regardant mademoiselle Carroll.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr ; j’ai de bonnes raisons pour cela.
Madame Verga, à qui rien n’échappait, surprit l’air embarrassé de Dora, et, souriant :
— Alors il vous est arrivé de faire une déclaration sincère au veglione ? Tant mieux pour celle à qui vous l’avez adressée !
Sur ces mots, la marquise se remit à marcher. Le duc de Rossano, qui savait à merveille son rôle de confident, l’accapara aussitôt en lui demandant si elle s’était amusée au Costanzi.
Lelo prit alors les devants avec la jeune Américaine et se dirigea vers l’allée de chênes-verts qui a entendu tant de doux propos. Il y eut entre eux un de ces silences que l’on voudrait prolonger éternellement, où d’invisibles fluides créent du bonheur et des sensations presque divines.
Mademoiselle Carroll n’avait plus l’air délibéré, le nez au vent. Elle marchait, la tête un peu baissée, les yeux fichés en terre.
— Est-ce que vous ne savez pas que j’étais sincère, l’autre soir ? fit tout à coup Lelo d’une voix émue. — Je regrette que des paroles comme celles que je vous ai dites aient été mêlées à des plaisanteries de carnaval, mais elles n’en sont pas moins vraies. Je vous aime.
Dora parvint à réagir contre son trouble.
— A combien de femmes avez-vous déjà dit cela ? demanda-t-elle d’un air moqueur.
— A beaucoup, vous n’en doutez pas, répondit le comte sans se laisser déconcerter, mais à aucune je n’ai offert mon nom, et je vous l’offre, à vous, parce que vous m’avez inspiré une affection sérieuse, une confiance absolue, et aussi parce que je sais que vous m’aimez.
Mademoiselle Carroll, suffoquée par cette hardiesse, se tourna vers le jeune homme, une dénégation sur les lèvres ; mais, en rencontrant le regard lumineux de ces yeux latins dont elle ne s’était pas assez méfiée, elle rougit et ne put que balbutier :
— Well ! I never !… Eh bien ! je n’ai jamais…
— Vous n’avez jamais entendu de si audacieuse assertion ? interrompit Lelo en souriant. — Je l’espère !… Pourquoi auriez-vous honte de ce sentiment qui a fleuri dans votre cœur malgré vous, oh ! bien malgré vous ! (Cela fut dit avec une exquise raillerie.) En suis-je donc indigne ?
— Non, non ! protesta Dora, touchée par cette fausse humilité.
— Vous vous êtes enfuie l’autre soir, quand je vous ai priée de descendre en vous-même. Promettez-moi que vous vous interrogerez…
— C’est fait, répondit mademoiselle Carroll en étirant nerveusement sa voilette.
Lelo, saisi de cette réponse, s’arrêta court. Les deux jeunes gens se regardèrent ; une onde d’émotion allait de l’un à l’autre.
Sant’Anna se remit à marcher.
— Et, en votre âme et conscience, croyez-vous pouvoir encore épouser M. Ascott ?
— Non… et j’ai rompu.
— Vrai ! s’écria le comte avec un éclair de joie dans les yeux. — Vous êtes libre ?
— Je suis libre, — dit mademoiselle Carroll, non sans une désagréable sensation de honte.
— Vous avez écrit pour dégager votre parole ?
— Cela n’a pas été nécessaire ! M. Ascott est arrivé jeudi matin et il est reparti le soir même.
— Vous lui avez rendu sa bague ?
La jeune fille retira lentement son gant, et, montrant sa main nue :
— Voyez ! dit-elle, avec un petit rire nerveux.
— Oh ! Dora, vous me comblez de joie !… Et maintenant, ne consentirez-vous pas à devenir ma femme ?
— Vous n’avez donc pas peur d’épouser une jeune fille nouveau jeu, très américaine, très indépendante de caractère, pleine de défauts ?
— Non, je n’ai pas peur. Je vous aime telle que vous êtes. Vous avez toutes les qualités qui me manquent. Nous ferons un ménage parfait.
— Alors…
— Alors, vous consentez ?
Mademoiselle Carroll tourna la tête vers le comte et, devant l’ardente prière de son regard, elle rougit, puis, levant les épaules :
— Le moyen de refuser à vous et à moi ! fit-elle avec un sourire ému.
Lelo, dans ce lieu public, ne pouvait baiser la main qu’on venait de lui accorder ; il se découvrit.
— Merci, Dora, vous me rendez très heureux, dit-il d’une voix grave. Vous ne regretterez jamais d’avoir écouté votre cœur.
— J’en suis sûre.
A ce moment, madame Verga, qui avait achevé de raconter ses aventures de veglione, s’aperçut que l’ombrage des chênes-verts, le sol pointillé de soleil étaient d’un effet triste.
— Sortons de cette allée ! cria-t-elle aux jeunes gens ; — elle est bonne pour les amoureux.
— Et qui vous dit que nous n’en sommes pas ? fit Lelo en se retournant.
— En effet, pourquoi n’en seriez-vous pas ? On a vu des choses plus invraisemblables.
Les quatre promeneurs émergèrent en pleine lumière. Le duc de Rossano regarda le visage de mademoiselle Carroll : en voyant le coloris avivé de ses joues et de ses lèvres, la lueur humide de ses prunelles, et surtout son joli air de confusion, il ne douta pas du succès de Lelo.
En rentrant à l’hôtel, Dora s’enferma dans sa chambre. Depuis deux jours, Hélène lui tenait rigueur ; sa mère et mademoiselle Beauchamp lui avaient fait d’assez vifs reproches au sujet de sa rupture avec Jack : elle se trouvait donc en froid avec tout le monde. Madame Carroll, une de ces charmantes vieilles femmes américaines aux cheveux gris soyeux, au visage serein, était la faiblesse même. La jeune fille savait que son mécontentement n’était jamais de longue durée et qu’au fond ce mariage avec un gentilhomme n’était pas pour lui déplaire. Cependant elle était un peu effarée elle-même de se voir fiancée pour la seconde fois, et se demandait comment elle allait s’y prendre pour annoncer une nouvelle que personne n’attendait de sitôt. Elle fit d’abord une très jolie toilette pour le dîner, puis, en se mettant à table, elle commanda du champagne. Pour l’Américaine, le champagne est le vin de la consécration, celui avec lequel, de préférence, elle baptise ses triomphes.
Madame Ronald et sa tante avaient passé la journée à Albano avec des compatriotes. Pendant le repas, elles racontèrent ce qu’elles avaient vu et fait ; Dora n’entendit qu’un mot par-ci, par-là ; contre son habitude, elle fut silencieuse. Hélène l’observait à la dérobée. Lorsqu’ils eurent apporté le dessert, les garçons se retirèrent comme de coutume. Mademoiselle Carroll prit des fraises avec lesquelles elle sembla jouer, les roulant indéfiniment dans le sucre en poudre avant de les porter à sa bouche. Tout à coup, elle releva la tête, rapprocha ses cils, regarda alternativement ses compagnes, puis prenant sa coupe pleine de champagne :
— Au bonheur de Dody ! fit-elle le visage rayonnant de joie.
Mademoiselle Beauchamp et madame Carroll levèrent aussitôt leurs verres ; Hélène les imita machinalement.
— Serait-ce votre jour de naissance ? demanda tante Sophie.
— Non, mais mon jour de fiançailles.
Comme si ces paroles eussent frappé madame Ronald au cerveau, ses doigts se détendirent, la coupe qu’ils tenaient s’échappa et se brisa en éclats. Très pâle, elle regarda les morceaux de cristal et le vin répandu.
— Comment est-ce arrivé ? fit-elle stupéfaite.
Dora se mit à rire.
— Eh bien, vrai, je ne croyais pas vous causer un tel saisissement !
Puis, avec un peu d’inquiétude :
— J’espère que cela ne va pas me porter malheur !
— Aussi, quelle idée de faire une telle plaisanterie ! dit madame Carroll.
— Une plaisanterie ? Mais rien n’est plus sérieux. Cet après-midi, à la villa Panfili, M. Sant’Anna m’a répété la déclaration qu’il m’avait faite l’autre soir, au veglione, et m’a simplement demandé ma main, que je lui ai tout aussi simplement accordée, — ajouta Dora avec une bouffonnerie émue. — Tant pis pour ceux qui ne seront pas contents ! moi, je suis bien heureuse !
— Et ce pauvre Jack ! fit madame Carroll.
— Oh ! pour l’amour de Dieu, maman, ne rappelez pas la seule chose qui gâte mon bonheur. Puisque je ne puis guérir le chagrin que j’ai causé, laissez-moi l’oublier.
— Je savais parfaitement comment ce fleuretage finirait ! dit sèchement mademoiselle Beauchamp.
— Vraiment ? Vous en saviez plus que moi, alors, car je ne me doutais guère qu’un mariage semblable m’était réservé.
— Ah ! vous vous trouvez très honorée, sans doute, d’être épousée par un comte… Je ne vous croyais pas tellement parvenue que cela !
Dora rougit. Elle n’était pas aussi bien née que madame Ronald et sa tante : elle n’aimait pas qu’on le lui rappelât. Pourtant, elle surmonta vite sa colère.
— Oui, je serai très fière de devenir la femme de M. Sant’Anna, — répondit-elle avec sa crânerie habituelle, — et je connais bon nombre de jeunes filles, parmi celles que vous considérez comme de toute première classe, qui m’envieront.
— Oh ! Dora, ne vous laissez pas entraîner par la vanité ! dit madame Carroll.
— N’ayez pas peur, maman, c’est bien le cœur qui est pris chez moi. Je ne suis pas aussi vaniteuse que j’en ai l’air.
— Avec un caractère comme le vôtre, je me demande comment vous endurerez les exigences d’un mari européen, fit mademoiselle Beauchamp.
Dora mit ses coudes sur la table, son menton entre ses mains, puis, dévisageant la vieille fille de son regard aigu :
— Avez-vous jamais aimé ? lui demanda-t-elle avec le plus grand sérieux.
Tante Sophie devint cramoisie et, suffoquée par cette question hardie, elle se contenta de pincer les lèvres.
— Si vous avez aimé, continua mademoiselle Carroll, vous devez savoir que l’amour rend tout facile, tout possible ; si vous ne le savez pas, eh bien, rapportez-vous-en à moi, car je viens d’en faire l’expérience ; je l’ignorais encore, il n’y a pas longtemps.
— Alors vous aimez vraiment M. Sant’Anna ? demanda madame Carroll.
— Je l’adore !
Et la jeune fille, mettant son bras autour du cou de sa mère, appuya sa joue contre la sienne.
— Ne vous tourmentez pas, mammy ! les Italiens font de très bons maris, demandez à la marquise. En outre, les Américaines sont tout à fait chez elles à Rome. Elles y ont bâti des palais, elles ont marié leurs enfants dans des maisons princières, elles occupent les premières places à la cour. Je me trouverai entourée de compatriotes… Et puis, c’était ma destinée, paraît-il. Voyez, j’ai été amenée en Europe, conduite chez Annie d’Anguilhon, où je devais rencontrer les Verga, et enfin attirée ici par eux. Oh ! oui, nous sommes menés ! Inutile de regimber ! Pour mon compte, je ne m’en plains pas ; je suis très reconnaissante à la Providence du sort qu’elle m’a réservé.
— Eh bien, Hélène, que dites-vous de cela ? demanda mademoiselle Beauchamp d’un ton ironique.
Madame Ronald tressaillit légèrement.
— Moi ? Rien… J’écoute et j’admire.
Mademoiselle Carroll se leva de table.
— Vous avez bien raison, fit-elle, car, moi, je m’aime mieux aujourd’hui qu’avant.