Ève victorieuse
XVII
Les paroles de Sant’Anna avaient d’abord effrayé et bouleversé mademoiselle Carroll ; mais, lorsqu’elle fut seule, elle éprouva en se les rappelant une allégresse nouvelle, un sentiment d’orgueil, un trouble délicieux. Il l’aimait ! Il le lui avait dit avec ses lèvres, avec ses yeux, avec toute sa physionomie, et il ne tenait plus qu’à elle de devenir sa femme. Elle, Dora, la femme de ce grand seigneur romain ! Cette idée l’éblouit au point qu’elle n’osa pas tout de suite la regarder en face. Le comte s’était permis de lui dire qu’elle ne pouvait plus épouser Jack ! Il croyait donc qu’elle l’aimait ? Une vive rougeur monta au visage de la jeune fille. Elle essaya de protester, de s’indigner, de se moquer, mais sa révolte finit pitoyablement par un petit rire ému. Non, elle ne pouvait pas le nier : Lelo, par sa présence, lui apportait une joie extraordinaire ; près de lui, elle perdait la notion du temps, le souvenir du passé. L’amour seul pouvait produire ces phénomènes. Pourquoi Jack n’avait-il pas su l’éveiller en elle ? C’était sa faute après tout !… Sa faute ! Elle avait enfin trouvé un grief contre le pauvre garçon. Il était bon, loyal, dévoué, mais il ressemblait à tous les autres jeunes gens. Son regard n’avait jamais eu cette flamme qui fait baisser les yeux et battre le cœur. Elle le connaissait trop. Quand il la quittait, elle éprouvait une sorte de soulagement. Avec le comte Sant’Anna la vie lui semblerait trop courte, et avec Jack trop longue ! Non, elle ne pourrait jamais le rendre heureux. Elle comprenait cela, maintenant. Donc, c’était son devoir de rompre. Oui, son devoir. Elle demeura sur cette idée, pour se cacher à elle-même l’odieux et la cruauté de l’action qu’elle allait commettre. Et tout le monde la blâmerait ! Personne n’apprécierait la loyauté qui avait dicté sa conduite. Comment s’y prendrait-elle pour dégager sa parole ? En se posant cette question, elle tournait, par un mouvement réflexe, son anneau de fiançailles autour de son doigt. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur l’admirable perle rose qui en faisait un joyau rare ; cette vue réveilla une foule de souvenirs et un remords soudain éclata dans son âme.
— Pauvre Jack ! fit-elle tout haut ; puis, avec des yeux voilés de larmes, elle ajouta : I wish I were dead ! — Je voudrais être morte !… — un souhait qui n’a pas l’ombre de sincérité, mais au moyen duquel l’Américaine a l’habitude de soulager sa conscience.
Le combat qui se livra dans l’âme de mademoiselle Carroll, pendant une partie de la nuit et toute la journée du lendemain, prouvait chez elle une profondeur de pensée et de sentiment que personne n’eût soupçonnée. Si elle eût été la jeune fille frivole et égoïste qu’elle s’efforçait de paraître, elle eût jeté lestement par-dessus bord son fiancé, mais elle valait mieux qu’elle ne le croyait elle-même. Au premier moment, elle n’avait senti que la joie d’être aimée de Lelo et la satisfaction de pouvoir devenir comtesse ; maintenant elle éprouvait le regret de la douleur qu’elle allait causer. L’idée de manquer à sa parole lui était insupportable, la rendait honteuse d’elle-même. Elle se détesta, se dit des sottises, se traita plus sévèrement que personne n’eût osé le faire. Elle eût donné beaucoup pour rompre son engagement par lettre, mais c’était matériellement impossible. Elle était condamnée à affronter le chagrin de Jack, à subir ses reproches. S’il pouvait au moins se laisser emporter par la colère, se mettre dans son tort ! Une bonne querelle pourrait seule faciliter l’inévitable rupture. Plus l’heure de l’entrevue approchait, plus sincèrement mademoiselle Carroll répétait : « I wish I were dead !… » Mais aucun signe de fin prématurée ne se déclarait chez la jeune fille et M. Ascott arrivait à toute vapeur. Comme l’avait supposé madame Ronald, il avait rappelé son associé au plus vite et s’était embarqué sur le premier transatlantique en partance. Pendant toute la durée de son voyage, il avait subi des alternatives de foi et de doute, et ces vibrations diverses avaient provoqué en lui cette espèce de mal de mer moral plus intolérable qu’une douleur déterminée.
Lorsque, le jeudi matin, vers onze heures et demie, on remit à Dora la carte de M. Ascott, le cœur lui battit. En arrangeant ses cheveux, en refaisant le nœud de sa cravate, ses doigts tremblaient visiblement, puis, subjuguée par l’inéluctable et toute pensée annihilée, elle se rendit au salon.
— Hallo, Jack ! fit-elle, saluant son fiancé, comme si elle l’eût quitté la veille, de ce mot amical et familier, bien américain, qui lui était habituel.
Les regards des deux jeunes gens se rencontrèrent en même temps que leurs yeux, et tout à coup ils se sentirent étrangers l’un à l’autre. Il y eut entre eux un moment d’embarras, un silence ému. Ce fut mademoiselle Carroll qui se remit la première.
— C’est comme cela que vous tombez sur les gens sans crier gare ! dit-elle en essayant de plaisanter. — Votre associé est donc revenu plus tôt que vous ne comptiez ?
— Non, je ne l’ai pas attendu. J’ai laissé la maison et les affaires entre les mains de mon premier commis.
— Aviez-vous une telle hâte de me revoir ? demanda Dora avec son incurable coquetterie.
— Cela vous étonne ? Le chagrin de notre séparation vous a sans doute été léger. Mais le fait n’est pas là. J’ai reçu une lettre où l’on me prévient qu’un certain comte italien vous fait la cour, et où l’on m’avertit que le bruit de votre mariage avec lui se répand de plus en plus. Je n’aurais jamais pu attendre que le courrier m’apportât votre dénégation, je suis venu la chercher.
Il y avait dans le ton du jeune homme une autorité qui imposa à mademoiselle Carroll. Elle essaya pourtant de parer à la manière des femmes.
— Et quelle est la personne qui vous a rendu ce joli service ?
— Peu importe… Dody, au nom du ciel, — fit Jack en prenant les mains de sa fiancée, — mettez fin au supplice que j’endure ; il est intolérable. Dites-moi que ce fleuretage ne signifie rien et que vous êtes toujours mienne.
Mademoiselle Carroll, paralysée par la honte, par la conscience de son indignité, demeura silencieuse, ses lèvres s’agitèrent plusieurs fois sans émettre un son, puis, avec un accent de véritable détresse :
— Je le voudrais, Jack, je le voudrais… mais je ne le puis pas.
M. Ascott lâcha brusquement les mains qu’il tenait et recula de quelques pas, très pâle, la moustache frémissante.
— Alors, ce mariage dont on parle est vrai ?… demanda-t-il d’une voix rauque.
— Non, non, il n’est pas question de mariage. Personne ne m’a demandée ; seulement… seulement… je ne peux plus devenir votre femme.
— Parce que vous en aimez un autre ?
La jeune fille rougit violemment.
— Parce que je crois que nous nous rendrions mutuellement malheureux. La vie d’Europe me plaît ; maintenant que j’en ai goûté, je ne serais plus satisfaite de la nôtre. Une femme mécontente est la créature la plus incommode (uncomfortable) qui existe.
— Ah ! je comprends, je comprends !… vous avez fréquenté des grandes dames, et il vous faut un titre ! Si ce n’est que cela, je puis en acheter un. Moyennant une cinquantaine de mille francs… ou moins… le pape fera de moi un baron, le premier baron américain ! Ce sera très ridicule, mais immensément chic !… La baronne Ascott… Qu’en dites-vous ?
Jack eut le trait malheureux en ce qu’il était un peu injuste, et cette injustice donna à mademoiselle Carroll le courage de tailler dans le vif.
— Eh bien, vous vous trompez, dit-elle sèchement ; fussiez-vous prince, je ne vous épouserais pas davantage.
— C’est donc ma personne qui vous est devenue antipathique ?… par comparaison, sans doute ?
Les meilleures fibres de Dora furent de nouveau touchées.
— Votre personne antipathique ! s’écria-t-elle, oh ! n’en croyez rien ! J’ai pour vous une affection réelle. Je comprends tout ce que vous valez, et cela me fait une peine atroce de devoir reprendre ma parole et de vous causer un tel chagrin. Je voudrais être morte !…
L’accent sincère de la jeune fille détendit la colère qui soutenait M. Ascott ; le cœur défaillant, les jambes cassées, il se laissa tomber dans un fauteuil, passa et repassa la main sur son front, puis d’une voix angoissée :
— Dody, Dody, fit-il, est-ce que ce n’est pas un cauchemar ? une de vos plaisanteries habituelles ?… n’allez-vous pas me dire, comme vous l’avez fait tant de fois : « Je suis sage maintenant… »
Mademoiselle Carroll, très émue, secoua la tête.
— Je le voudrais, mais c’est impossible ; ne le désirez pas. Mieux vaut une rupture maintenant qu’un divorce à Dakota plus tard (a Dakota divorce), et nous en arriverions là… Les mariages sont écrits, on a bien raison de le croire ; le nôtre ne l’était pas, probablement. — Et, Jack… après tout, je ne vaux pas tant de regrets ! ajouta mademoiselle Carroll avec une humilité assez extraordinaire chez elle. Il y a des jeunes filles plus belles, meilleures que moi. J’en connais vingt pour une qui seraient fières de devenir votre femme, et qui pourraient vous rendre heureux.
— C’est possible, mais elles n’existent pas pour moi.
— Vous oublierez ; les hommes oublient toujours.
— Vous croyez ?
— Oui, ils ont mille occasions, mille moyens.
— En effet, le jeu… la boisson… le suicide.
— Oh ! Jack, taisez-vous !… Promettez-moi, jurez-moi que vous n’aurez recours à aucune de ces choses affreuses, dégradantes.
— Je n’ai rien à vous promettre, — répondit M. Ascott en serrant avec des doigts crispés les bras de son fauteuil. — Je ne me connais pas. Je peux valoir mieux, je peux valoir moins que je ne l’imagine. La fin le montrera. C’est ma faute, ma très grande faute : je n’aurais pas dû vous laisser venir seule en Europe ; mais j’avais une telle confiance en vous ! Je croyais que vous m’aimiez.
— Je le croyais aussi, puisque je vous avais accepté. Je sais maintenant que le sentiment que j’avais pour vous, que j’ai encore, n’est pas de l’amour.
— Vous savez cela ? demanda Jack, tous les muscles du visage étirés par la douleur.
Dora fit un signe affirmatif.
— Alors, vraiment, il est trop tard ? dit M. Ascott en se levant.
La jeune fille l’imita.
— Oui… il est trop tard… Il faut que je vous rende ceci.
Et, toute pâle d’émotion, elle retira sa bague de fiançailles, cette bague qu’elle avait portée deux ans, et la tendit à Jack.
Lui la prit et, sous une irrésistible impulsion de douleur et de colère, il la lança dans la cheminée où brûlait un grand feu.
Mademoiselle Carroll jeta un cri et, instinctivement, saisit les pincettes pour l’arracher aux flammes.
M. Ascott retint son bras, et le serrant avec force :
— Laissez-la, dit-il, vous n’avez plus le droit d’y toucher. Je désire qu’elle soit détruite.
Puis avec une ironie cinglante :
— Voilà bien la femme ! elle se précipite pour sauver un bijou de la destruction, et elle y envoie un homme… Que Dieu vous pardonne ; moi, je ne le peux pas.
Et Jack s’éloigna sans retourner la tête, tandis que Dora, comme pétrifiée, demeurait, pincettes en mains, le regard sur le foyer ardent, avec la sensation qu’il se consumait là quelque chose d’elle. Elle se redressa très pâle, l’instrument de fer s’échappa de ses doigts et, secouée d’un tremblement nerveux, elle tomba dans un fauteuil en murmurant :
— C’est horrible !… horrible !
Et alors, de ses yeux brillants et moqueurs, les larmes jaillirent ; elle les essuya rageusement, mais, à son honneur, elles continuèrent de couler.
Deux minutes après, madame Ronald fit irruption dans le salon.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. On vient de me remettre la carte de Jack ; il a écrit dessus : « Je repars, ne veux voir personne. » Vous vous êtes querellés ?
— Nous avons fait mieux, nous avons rompu ! répliqua mademoiselle Carroll en détournant la tête.
Le visage d’Hélène s’altéra comme si elle eût été frappée personnellement.
— Vous avez repris votre parole, vous ? Quelle indignité !
Ce mot suffit à remettre Dora debout moralement et à lui rendre tout entier son beau pouvoir de défense et d’attaque.
— Une indignité ? répéta-t-elle. Je ne vois pas cela. Quand on a conscience de ne pas aimer un homme suffisamment, il vaut mieux ne pas l’épouser.
— Et cette conscience vous est venue depuis que vous connaissez M. Sant’Anna.
— Peut-être… A propos, est-ce vous qui avez écrit à M. Ascott ?
— C’est moi.
— Vous n’aviez pas le droit de vous mêler de mes affaires.
— Je vous demande pardon : c’était mon devoir de prévenir Jack et, toute ma vie, j’aurai le remords de ne pas l’avoir fait à temps… Mais je n’aurais jamais cru que l’ambition de devenir comtesse eût pu vous pousser à commettre une si mauvaise action.
— L’ambition de devenir comtesse !… M. Sant’Anna n’a pas besoin d’un titre pour plaire, vous le savez bien !… Je parie que si vous aviez été la fiancée d’Henri, au lieu d’être sa femme, vous l’auriez lâché…
Hélène devint toute blanche.
— Vous êtes folle ! dit-elle.
— Je serai sûrement très contente d’avoir un titre, continua la jeune fille, je ne m’en cache pas ; mais quant à épouser quelqu’un pour cela, jamais.
— Alors, vous comptez épouser M. Sant’Anna ?
— S’il me demande, oui.
— Il demandera sûrement votre dot !
— Eh bien, je la lui donnerai, je la lui donnerai !
— Vous l’aimez donc ?
— Je l’aime… Oui, je l’aime !… Oh ! sûrement ! fit mademoiselle Carroll avec une soudaine douceur.
— Quand vous l’aurez accepté, je quitterai Rome. Je ne veux pas être témoin d’un mariage qui brisera la vie de Jack.
Et sur ces mots, prononcés d’un ton froid et tranchant, mais avec des lèvres amincies par la colère, madame Ronald quitta le salon.
La jeune fille, qui tenait par les deux bouts son mouchoir encore mouillé de larmes et le faisait tourner, en accéléra le mouvement et le réduisit en corde, puis, le nouant rageusement, elle le lança au beau milieu de la pièce en répétant :
— I wish I were dead !