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Ève victorieuse

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XXXV

Dora ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu faire ou dire pendant le reste de l’après-midi. Un peu après six heures et demie, son coupé s’arrêtait devant la villa de la Place de l’Indépendance. Elle ne donna pas le temps au valet de pied d’ouvrir la portière, et ce fut elle-même qui, au mépris de toute correction, s’informa si la princesse était à la maison.

— Oui, madame la comtesse, mais…

— C’est bien, annoncez-moi ! fit-elle impérieusement.

Le vieux Luigi eut l’air un peu effaré, un peu embarrassé ; néanmoins il obéit et prit les devants. Dès l’entrée du grand salon, on entendit le son du piano et la voix de Donna Vittoria. Par cet instinctif respect que tout Italien a pour la musique, le serviteur ralentit et assourdit son pas et se retourna même vers la visiteuse comme pour lui demander s’il devait interrompre sa maîtresse : Dora s’arrêta et lui fit signe d’attendre. La vue de la porte grande ouverte, des portières relevées, l’avait calmée instantanément, presque rassurée. Elle n’était pas fâchée d’avoir quelques instants pour se remettre. A travers les battements de son cœur, elle écouta l’exquise mélodie que chantait Donna Vittoria et qui n’était autre que le Temps passé, de Gordigiani. Elle ne saisit point les paroles, heureusement pour elle, car ce regret du passé, exprimé avec une si ardente mélancolie, n’eût pas manqué de lui paraître suspect après l’insinuation du billet anonyme.

Aux dernières notes, Luigi s’avança vers le boudoir : Dora, qui le suivait de près, jeta du seuil un regard dans l’intérieur, et il y eut dans son âme une soudaine vibration de joie. Elle vit la princesse au piano, Verga tout près d’elle, et, un peu plus loin, au coin de la cheminée, son mari paresseusement étalé dans un grand fauteuil, les mains derrière la tête, les jambes allongées. Il était bien là, mais pas seul, pas en tête à tête ! Jamais la vue du marquis n’avait causé à Dora un tel plaisir.

Le nom de la comtesse Sant’Anna, lancé au milieu de cette petite scène intime, eut l’effet d’une surprise et sembla détonner étrangement ; Donna Vittoria et les deux hommes se levèrent tout d’une pièce.

— Vous, Dora !… s’écria Lelo, en haussant les sourcils.

— En personne !… répliqua la jeune femme d’un ton dégagé.

Puis, après avoir échangé une poignée de main avec la princesse et le marquis :

— Ma visite est un peu indiscrète…

— Pas du tout ! se hâta de répondre Donna Vittoria ; — je suis toujours charmée de vous voir… Asseyez-vous donc.

— Je sais que c’est l’heure réservée à vos intimes, mais j’avais quelques renseignements à vous demander et je suis entrée en passant. Si j’avais pensé que mon mari viendrait vous voir aujourd’hui, je l’aurais chargé de ma commission.

Dora, à sa grande horreur, entendait tous ces mensonges sortir de ses lèvres naturellement.

— Vous n’avez pas à vous excuser. Quand ma porte est ouverte, elle l’est aux amis de mes amis ; à leurs femmes, à plus forte raison !… ajouta la princesse avec un sourire énigmatique.

— C’est bien ce que je me suis dit… Mais je vous ai interrompue : ne voudriez-vous pas chanter encore quelque chose ?

— Volontiers.

— Redites-nous cette romance de Gordigiani, demanda Lelo avec sa belle inconscience d’homme.

Une expression de douleur contracta le visage de la princesse.

— Non, il ne faut jamais rien recommencer, — fit-elle avec une brusquerie nerveuse. — Je vous dirai plutôt une chanson morave de Monti, un jeune maître italien qui a composé de charmantes choses.

Et les doigts effilés de Donna Vittoria, sa voix d’un timbre délicieux, répandirent dans l’atmosphère du petit salon les notes d’une mélodie pleine de douceur et de tendresse, des paroles d’amour naïves et jeunes.

En regardant celle qu’elle avait qualifiée de vieille femme, le cœur de l’Américaine se gonfla légèrement d’envie. Elle était bien séduisante encore, avec son profil délicat, ses lourds cheveux rougis au henné, tordus bas sur la nuque, et ses lignes harmonieuses. Involontairement le regard de Dora alla à son mari. Il avait repris sa pose familière, et écoutait la musique les yeux fermés, selon son habitude. Elle sentit alors le lien de race qui existait entre lui et la grande dame romaine.

« Oh ! sûrement, ils sont bien du même sang ! » pensa-t-elle avec une sorte de colère jalouse.

Lorsque la princesse eut achevé la chanson morave les deux hommes l’applaudirent chaleureusement.

— Comme vous avez bien rendu le sentiment simple et vrai qu’il y a dans cette petite poésie musicale ! dit le marquis Verga.

— Je ne connais personne qui chante comme vous, ajouta la comtesse. Depuis que je suis en Italie, j’ai un peu honte de mon banjo ; il me semble tellement primitif, tellement nègre.

— Vous avez tort, il est très original, répondit gracieusement Donna Vittoria, et vous en tirez un parti merveilleux.

— Oh ! il convient à mon caractère. Je ne me vois pas, avec une guitare enrubannée entre les mains, chantant des chansons sentimentales. On est ce qu’on peut !… Et maintenant, continua la jeune femme, il faut que vous ayez la bonté de me donner quelques renseignements sur un certain Battista Varano qui a été à votre service.

Lelo se leva :

— Je vous laisse parler ménage… Viens-tu, Verga ?

— Vous ne m’attendez pas ? s’écria Dora d’un air mécontent.

— Non… j’ai besoin de marcher, je rentrerai à pied.

— Comme vous voudrez.

Il n’avait pas été dupe, une seconde, de toute cette comédie. Il ne voulait pas se laisser emmener par sa femme comme un petit garçon et, ne pouvant décemment rester après elle, il devait partir le premier : c’est ce qu’il fit.

— Je suis contente de n’avoir que du bien à vous dire de Battista, — répondit la princesse quand les deux amis eurent quitté le salon. — Il a remplacé pendant trois mois un des valets de chambre. J’en ai été très satisfaite. C’est un bon serviteur.

— Ah ! tant mieux. Il me plaît.

— Aimez-vous les domestiques italiens ?

— Oui, ils sont fins, intelligents et susceptibles de s’attacher.

— Sûrement !

— Je préfère les Napolitains. Ils me paraissent plus alertes.

Dora n’aurait jamais voulu se l’avouer : cette prédilection venait surtout de ce que, suivant l’usage de leur pays, ils lui donnaient ce joli titre d’Eccellenza qui flattait délicieusement son oreille et sa vanité.

— Après tout, reprit-elle, je n’ai qu’à me louer de mes gens. Ils ont une certaine crainte de leur maîtresse américaine, et ma dureté saxonne s’adoucit devant… devant je ne sais quoi… le charme de la race, peut-être ! J’ai la faiblesse de les choisir aussi beaux que possible, et ils me désarment encore plus facilement.

Ceci fut dit avec une simplicité qui ne permettait aucune mauvaise interprétation.

— Vous aimez donc bien la beauté ?

— Oui, et je l’ai prouvé ! fit Dora avec un petit air triomphant.

Cette allusion au physique de son mari n’était pas de très bon goût, mais la jeune femme avait obéi à un obscur besoin de vengeance ; elle avait atteint sa rivale, sûrement ; les paupières de Donna Vittoria battirent.

— Vous l’avez prouvé, en effet ! dit-elle, donnant à ses lèvres fières une expression de dédain et d’ironie. — Au reste, Sant’Anna a toujours eu beaucoup de succès auprès des Américaines.

— Je n’en suis pas surprise du tout ! fit gaiement la comtesse.

Puis se levant :

— Excusez l’heure de ma visite. J’avais promis de donner une réponse immédiate à ce Battista. Je l’engagerai, sur votre recommandation… Viendrez-vous demain, au five o’clock de madame Swift ?

— Oui, ces petites fêtes cosmopolites m’amusent de plus en plus ; elles sont tout à fait intéressantes, — dit la princesse d’un ton protecteur. — Elles me permettent de faire connaissance avec la société américaine sans bouger de mon coin. Je suis de plus en plus étonnée de la différence de nos tempéraments, de nos caractères. On dirait vraiment que nous ne sommes pas de la même planète.

A son tour, la jeune femme était touchée : elle n’aimait pas qu’on lui fît sentir qu’elle était si loin de son mari.

— C’est vrai, nous sommes très différentes, — répondit-elle avec une intonation dure. — Je m’en aperçois aussi. Vous voyez la vie telle qu’elle a été ; et nous, telle qu’elle est. Malgré cela, le Vieux Monde et le Nouveau ne font pas trop mauvais ménage à Rome. S’ils ne se comprennent pas entièrement, ils s’entendent bien : c’est l’essentiel. Il faut croire qu’ils avaient beaucoup de choses à apprendre l’un de l’autre, puisqu’ils ont été mis en contact si intime !

— C’est possible.

— Alors, à demain au Grand-Hôtel, sous le pavillon étoilé… Ne soyez pas trop sévère dans vos critiques. Nous avons du bon, croyez-moi. Demandez plutôt à votre ami Lelo… au revoir…

Et Dora, enchantée de son coup de retour, s’éloigna d’un pas léger.

Donna Vittoria la suivit du regard pendant quelques secondes, puis elle eut un gracieux mouvement d’épaules, un sourire ironique.

— Gelosa ! (Jalouse !) fit-elle à haute voix.

Lorsque Dora fut dans son coupé, elle respira longuement : son cœur était tout à fait desserré, un peu douloureux encore peut-être. Elle savait que son mari n’était pas coupable. « Dieu soit loué ! » Sur cette fervente action de grâces, elle tira de sa petite bourse à mailles d’or le cruel billet qu’elle y avait enfermé, elle se mit à le relire.

— Ah ! les vilaines gens ! les vilaines gens ! fit-elle entre ses dents serrées.

Mais quelle semonce elle allait recevoir de Lelo ! Il l’avait devinée, et c’était pour lui témoigner son mécontentement qu’il s’en était allé le premier. Tant pis ! Il était bon qu’il sût de quoi elle était capable. Avait-il réellement aimé Donna Vittoria ? Ces mots : « On revient toujours à ses premières amours » ne laissaient pas que de la troubler. Le doute raye le cœur comme le diamant raye le verre et y laisse une trace indélébile : le cœur de la jeune Américaine était marqué à jamais.

Lelo arriva chez lui presque en même temps que sa femme. Il entra, l’air sévère et dur, dans le petit salon où elle se trouvait :

— Pouvez-vous me dire ce qui vous a amené chez la princesse Marina à cette heure insolite ? demanda-t-il. Ces fameux renseignements n’étaient qu’un prétexte.

Dora, irritée de ce ton de maître, entra aussitôt en révolte.

— En effet, c’était dans le seul espoir de vous y rencontrer que j’y suis allée.

— Je m’en doutais. Eh bien, cette manière de venir relancer son mari est abominablement vulgaire. Ces choses-là ne se font pas dans notre monde.

— Non, peut-être, mais il s’en fait de bien plus laides. Voyez vous-même.

Et, avec un petit rire de triomphe et de malice, la comtesse tendit à Lelo la malheureuse lettre anonyme.

Celui-ci, un peu saisi, prit la feuille bleutée, la parcourut rapidement tout en pâlissant de colère. Ensuite il la tourna, la retourna, la flaira même, puis son visage s’éclaircit, il se mit à rire.

— Encore une conséquence de votre dîner blanc, parbleu !

— Vous croyez ?

— Si je le crois !… Il n’y a pas à en douter. C’est ignoble, c’est infâme, mais cela vous apprendra à être plus prudente, à ne pas heurter des gens dont vous ne connaissez ni le caractère ni la force. Ici, en religion et en politique tout est permis.

Le comte relut le billet et le mit dans sa poche.

— Je finirai bien par en découvrir l’auteur ! Il est bon de connaître ses ennemis… Alors, continua-t-il avec un sourire, vous espériez me surprendre en conversation criminelle… Cette expression anglaise est délicieuse… Et vous m’avez trouvé écoutant bien innocemment une chanson. Vous avez été désappointée, hein ?

— Oh ! Lelo, ne plaisantez pas sur un sujet pareil ! Vous ne savez pas combien j’ai souffert. Pour rien au monde je ne voudrais revivre cette journée.

— Je plaisante pour ne pas me fâcher.

— Vous fâcher ! s’écria Dora, suffoquée. — C’est encore moi qui ai tort !

— Absolument ! répondit Sant’Anna.

Et, déployant la tactique italienne dans toute sa beauté :

— Vous auriez dû me montrer ce billet et me demander la vérité.

— Avec cela que vous me l’auriez dite !… J’ai mieux aimé la découvrir moi-même.

— Votre méfiance n’est flatteuse ni pour vous ni pour moi, et je ne la mérite pas, — dit froidement le comte. — Si vous étiez arrivée chez Donna Vittoria quelques minutes plus tôt, Peretti se serait trouvé là ; il aurait deviné le but de votre visite, et demain tout Rome aurait su que vous étiez jalouse de la princesse et que vous me surveilliez… Agréable pour vous et pour moi, n’est-ce pas ?

Dora ne répliqua rien. Elle était furieuse de voir que son mari allait encore lui prouver qu’il avait raison.

— Il faut, continua Lelo, que vous acceptiez les mœurs et les usages de la société dans laquelle vous êtes entrée. Vous ne pouvez pas compter que nous allons nous conformer à vos idées américaines.

— Je n’ai pas cet espoir, non.

— C’est heureux ! Eh bien, jusqu’à ce que vous connaissiez mieux notre monde, vous devriez vous laisser guider par moi. Ainsi, ce soir, en entrant comme dans un moulin chez une femme avec laquelle vous n’avez aucune intimité, vous avez manqué de savoir-vivre. Donna Vittoria n’aurait jamais pris cette liberté avec vous.

— Non… elle aurait probablement trouvé un moyen moins droit pour être renseignée.

— Mais, pour une personne qui se pique de respecter la vérité, vous l’avez assez légèrement traitée, ce soir, — fit Sant’Anna en souriant. — Ma parole d’honneur, je n’en croyais pas mes oreilles !

Cette fois, la jeune femme se sentit réellement coupable, elle ne put s’empêcher de rougir.

— C’est vrai, confessa-t-elle, et tous ces mensonges me venaient sans que je les eussent préparés. C’est effrayant ce que l’on peut dire et faire sous l’impulsion de… de…

— De la jalousie, allez-y carrément !

— De la jalousie, oui…

Puis, troublée de nouveau par les paroles perfides :

— Au fait, ce billet n’avait pas menti. Je vous ai trouvé chez la princesse Marina : vous y allez peut-être tous les jours.

— J’avoue que j’y suis allé très fréquemment, ces temps-ci, j’étais agacé, tiraillé. J’avais besoin d’entendre un peu de musique. Elle me fait un bien inouï aux nerfs.

— Les nerfs, les nerfs ! reprit Dora avec impatience, — un homme doit avoir des muscles.

— Vraiment ?… Vous auriez dû épouser un acrobate, puisqu’il vous faut des muscles !

— Oh ! Je n’en demande pas tant que cela, mais je voudrais que vous fussiez un peu moins nerveux et que vous n’eussiez pas de si étranges fantaisies.

— Il m’est impossible de changer mon tempérament, même pour vous plaire. Vous ne ferez jamais d’un cheval arabe un percheron… Et puis, croyez-moi, s’il faut des muscles pour accomplir de grandes choses, les nerfs sont nécessaires pour faire de belles choses ou pour les sentir.

Le comte, s’approchant de sa femme, lui mit le bras autour du cou et attira sa tête contre lui :

— Allons, mia cara, ne vous alarmez pas de mes fantaisies : elles sont bien innocentes, je vous jure ! Depuis tantôt deux ans que nous sommes mariés, je ne vous ai pas fait l’infidélité d’une pensée ou d’un désir… Nous pouvons être très heureux ensemble ; seulement, ne gâtez pas notre bonheur par des exigences mesquines, des jalousies bourgeoises. Quand j’étais enfant, si l’on se fiait à ma parole ou à ma sagesse, on n’était jamais trompé. Ayez confiance en moi.

Dora Sant’Anna — non plus Dora Carroll — tourna ses lèvres vers la main qui la caressait et la baisa rapidement, puis, se dégageant de l’étreinte, elle regarda son mari dans les yeux.

— Est-ce vrai que la princesse Marina a été vos premières amours ? demanda-t-elle, incapable de retenir la brûlante question.

— Elle a été la première femme que j’ai admirée, répondit le comte employant habilement l’euphémisme américain. — Et maintenant, tâchez d’oublier cette abominable lettre. En permettant qu’elle vous trouble, vous donneriez trop de satisfaction à la personne qui nous en veut.

En disant cela, Sant’Anna regarda la pendule.

— Il est sept heures et demie. Allons nous habiller.

Dora s’était trop féminisée depuis qu’elle était en Europe pour ne pas saisir ce moment unique et obtenir ce qu’elle voulait.

— A propos, Lelo, vous n’avez pas répondu au sujet du voyage en Amérique. Si vous disiez ce soir à maman que nous l’accompagnerons, j’ai idée que cela lui ferait grand plaisir.

— Et à vous aussi ?

— A moi aussi.

— Vous m’assurez que Bébé pourra supporter la traversée ?

— Parfaitement.

— Pour l’amour de Dieu, n’allez pas le tuer, dans le désir de lui faire des muscles !

— Ne craignez rien. J’en prends la responsabilité.

— Alors, nous partirons quand vous voudrez.

— C’est promis ?

— C’est juré.

Aussitôt chez lui, le comte, avant de sonner son valet de chambre, examina de nouveau la lettre anonyme. Comme s’il eût deviné l’auteur, une légère rougeur, un reflet d’émotion passa sur son visage, il se mordit la lèvre.

— Che streghe queste donne ! (Quelles sorcières que les femmes !) s’écria-t-il en jetant la feuille bleutée dans un des tiroirs de son bureau.

L’Italien marié à une Américaine éprouve dans les premiers temps une certaine fatigue morale. Son indolence est exaspérée par l’activité saxonne ; son esprit vagabond, erratique, ramené sans cesse à la ligne droite par l’esprit positif de sa femme, se révolte sous le joug nouveau. Les continuels à-coup provoqués par la différence de race et d’éducation irritent sa sensibilité nerveuse, surtout lorsqu’ils sont donnés par une main un peu dure. Le timbre monotone de l’étrangère est même pénible à son oreille musicale. Il finit par s’habituer à tout cela, ou plutôt par s’isoler. Il n’entend plus que ce qu’il veut, laisse faire et se trouve parfaitement heureux.

C’est un inconscient besoin de repos et d’harmonie qui attirait Lelo auprès de Donna Vittoria, cette grande dame avec laquelle il avait de si profondes affinités. Sa voix bien modulée, ses mouvements souples, sa grâce aristocratique, charmaient les yeux du comte. Elle savait quand elle devait parler ou se taire, elle devinait la chanson ou la mélodie qui convenait à son humeur. Lorsqu’il l’avait revue dans le monde après son mariage, il avait éprouvé un immense soulagement à la trouver cordiale et parfaitement naturelle. Il n’avait pu deviner son héroïsme : quand l’homme n’aime plus, il ne comprend pas que la femme puisse aimer encore et souffrir. Rassuré par l’attitude de Donna Vittoria, Sant’Anna lui avait fait visite à l’heure où elle recevait. Il s’était glissé d’abord assez timidement dans son petit salon, en compagnie de quelque ami, puis il y était retourné avec un plaisir croissant. On y était mieux qu’au club. Il n’avait, strictement parlant, aucun reproche à se faire : la princesse n’était plus pour lui qu’une vieille amie. Il aimait Dora, sa jeunesse, sa gaieté. Le foyer domestique tel qu’elle le lui avait fait, brillant et moderne, lui semblait agréable, sain, confortable ; il entendait bien y cantonner sa vie. Ce billet anonyme le troubla cependant. Oui, ces temps derniers, il était allé, non pas chaque jour, mais très souvent, chez Donna Vittoria. Il se rappela tout à coup les paroles de cette romance qu’elle avait chantée le soir même. Involontairement, ses lèvres répétèrent :

Tempo passato,
Perché non torni più ?
Temps passé,
Pourquoi ne reviens-tu plus ?

Et alors, comme pris de peur :

— Diavolo ! Diavolo ! s’écria-t-il, allons en Amérique !

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