Ève victorieuse
XXIII
Lelo avait demandé à mademoiselle Carroll que leur mariage fût célébré le plus tôt possible, et elle, qui s’était montrée si peu empressée à devenir la femme de Jack Ascott, y avait consenti joyeusement. Elle avait aussitôt fait hâter l’envoi des actes nécessaires. Son trousseau avait été réexpédié de New-York à Paris. Et, riant de la surprise qu’elle allait causer à la lingère, non sans éprouver cependant un peu de honte et de remords, elle avait donné l’ordre qu’on y brodât une couronne de comtesse, la couronne qui, décidément, devait marquer sa destinée.
Maintenant, la jeune fille nageait dans le bonheur, dans l’orgueil, dans la vanité. Elle avait feuilleté les archives de la famille Sant’Anna, vu les bijoux dont elle pourrait se parer, et s’était rendu compte qu’elle serait une très grande dame, l’égale des Princesses romaines. Quelle revanche, quel triomphe pour elle. Dora, que beaucoup dans la société de New-York ne trouvaient pas assez bien née ! Il lui semblait que sa fortune était peu de chose à côté de ce qu’elle allait gagner. Mais, soit dit à son honneur, ces considérations matérielles et mondaines traversaient seulement son esprit. C’était bien Lelo qu’elle aimait par-dessus tout. A la voir si différente de ce qu’elle avait été, il était impossible d’en douter. L’amour augmente l’égoïsme chez l’homme, il le diminue ou le détruit chez la femme. Dora craignait de déplaire à son fiancé, étudiait ses goûts, subordonnait sa volonté propre à celle de son fiancé. Pour la première fois, elle avait conscience qu’elle dépendait d’un autre être, et cette dépendance, au lieu de l’irriter ou de l’humilier, la rendait heureuse et fière.
Une seule chose troublait sa joie : c’était l’hostilité de cette famille romaine, dans laquelle elle allait entrer, une hostilité sourde, recouverte d’une politesse parfaite, mais qu’elle sentait distinctement. Elle avait dîné plusieurs fois au palais Sant’Anna et, tout le temps, elle avait eu l’impression qu’elle déplaisait, que chacune de ses paroles portait à faux. De son côté, elle ne comprenait pas ces gens figés dans le passé. Ils lui faisaient l’effet d’horloges arrêtées, et, un jour, dans un accès de mauvaise humeur, elle avait exprimé à Lelo le désir de faire passer un courant électrique dans leurs esprits afin de les renouveler et les débarrasser des préjugés accumulés qui les encrassaient.
Dans le cercle de la comtesse Sant’Anna, Dora avait cependant réussi à se faire deux amis : le cardinal Salvoni et l’avocat Orlandi. Elle n’avait pas négligé de cultiver la sympathie du prélat. Il lui plaisait de plus en plus. Elle savait, d’instinct, qu’il était une force, et elle avait le respect de toute force, comme le mépris de toute faiblesse. Il la mettait toujours sur le sujet de l’Amérique et l’écoutait avec un intérêt marqué. Les boutades originales de sa future nièce amenaient souvent de fugitifs sourires dans ses yeux noirs, et plusieurs fois elle avait eu ce triomphe de le voir, dans la discussion, prendre parti pour elle. L’avocat Orlandi, émerveillé de son intelligence pratique, de son activité physique et mentale, de sa netteté, n’avait pas craint de déclarer que cette Américaine était la vraie femme qu’il fallait à Lelo. Il la défendait, en toute occasion, d’une façon habile, et ne manquait pas de faire ressortir ses qualités. Sur sa demande, il lui avait raconté l’histoire des Sant’Anna, et, avec l’autorisation de la comtesse, l’avait mise, dans une certaine mesure, au courant des affaires de la famille.
Mademoiselle Carroll, qui traitait sa mère comme une sœur aînée, avait été bien surprise du respect un peu cérémonieux que Lelo témoignait à la sienne. La première fois qu’elle l’avait vu s’incliner devant elle comme un petit enfant, et ensuite lui baiser la main, elle était demeurée muette d’étonnement, interdite, et, non sans un léger serrement de cœur, elle avait conçu l’idée que son fiancé n’était pas tout à fait du même siècle qu’elle.
Dora avait d’abord désiré que son mariage fût célébré à Rome, avec toute la pompe de l’Église catholique ; quand elle sut que sa qualité de protestante l’obligerait à une cérémonie privée, elle opta pour Paris, et Lelo en fut secrètement ravi. Un mariage à la nonciature lui convenait infiniment mieux. C’était un immense soulagement pour lui de penser que ni sa mère ni la princesse Marina ne seraient présentes à la cérémonie.
L’avocat Orlandi avait en vain négocié avec les locataires qui occupaient le premier étage du palais Sant’Anna, pour obtenir la résiliation de leur bail. En l’apprenant, mademoiselle Carroll eut grand’peine à se retenir d’esquisser un joyeux pas de danse. La perspective de demeurer sur une petite place oubliée, entre des murs d’un mètre d’épaisseur et sous le même toit que sa belle-mère, l’avait terriblement effrayée. En voyant l’air désappointé de Lelo, elle lui dit gaiement :
— Ne vous tourmentez pas. Il est toujours facile de se loger princièrement à Rome… Et puis, nous pourrons bâtir un palais.
— Bâtir un palais ! se récria le comte, quand nous en possédons un qui est une merveille d’architecture !
— Oui, mais il manque d’air et de lumière, de cette bonne lumière qui tue les microbes… et les préjugés !
Une crispation soudaine, douloureuse, altéra le visage de Lelo. L’âme des ancêtres, des Sant’Anna d’autrefois, protestait sans doute, comme l’avait dit madame Ronald, contre l’esprit nouveau et le modernisme sacrilège.