Ève victorieuse
XXXII
Rue Boccador, 4 !… Pendant toute la soirée, cette adresse du brahmine se répéta dans le cerveau d’Hélène, et, tout à coup, lui vint une idée bizarre. Cetteradji avait certainement un pouvoir psychique supérieur : elle l’avait senti ; en l’écoutant, elle avait éprouvé quelque chose de pareil à cette chaleur spirituelle que la parole du Christ produisait dans le cœur des disciples. Pourquoi n’irait-elle pas lui demander son aide comme l’avait conseillé Jules Bois ? Au moyen de la suggestion, il saurait peut-être effacer cette figure de Sant’Anna qui s’était si profondément imprimée dans son âme et qui, à chaque instant, malgré sa volonté, reparaissait triomphante. L’hésitation n’est jamais longue chez l’Américaine : oui, elle essayerait de la suggestion ; c’était une expérience à faire.
Le lendemain, madame Ronald, avec une petite fièvre d’émotion, se rendit rue Boccador. Elle y fut avant deux heures, avec l’espoir de passer la première. Deux messieurs l’avaient précédée : l’un était un clergyman, l’autre un homme du monde d’un certain âge. Celui-ci l’examina avec une curiosité qui la fit légèrement rougir. Afin d’engager la conversation, il offrit de lui céder son tour. Elle accepta, mais d’un air distant qui l’obligea d’en rester là. En attendant, elle essaya de préparer son entrée en matière. Qu’allait-elle dire ? Elle n’en savait rien. Grand Dieu ! ce serait plus terrible encore que la confession !… Quelle idée folle et ridicule elle avait eue ! Elle fut tentée de s’enfuir ; la présence seule de ses compagnons la retint.
A deux heures précises, la porte de droite fut ouverte par un Hindou en robe et en turban de couleur sombre. Hélène se leva, plus morte que vive. D’un geste, le serviteur l’invita à le suivre. Il lui fit traverser une seconde pièce et l’introduisit dans un grand salon, au moment même où Cetteradji y entrait. Après une sorte de prosternement devant son maître, il se retira, de son pas silencieux d’Oriental. Le brahmine, ayant salué sa visiteuse d’une inclination de tête un peu raide, un peu hautaine, lui indiqua un siège et s’assit dans un fauteuil à haut dossier, près d’une table couverte de papiers, au milieu desquels on distinguait des parchemins roulés et jaunis.
Un roi n’eût pas impressionné Hélène autant que cette blanche figure hiératique du prêtre hindou. Il lui parut encore plus imposant ici que sur la scène de la Bodinière, et tellement au-dessus des autres hommes, des passions humaines, qu’en présence d’un pareil personnage son amour douloureux lui sembla tout à coup puéril et ridicule. Elle n’oserait jamais lui en parler. Il fallait dire quelque chose, pourtant ! Son habitude du monde lui vint en aide.
— J’ai assisté hier à votre conférence, commença-t-elle d’une voix troublée par les battements de son cœur. — Elle m’a vivement intéressée… Je suis Américaine ; à New-York, nous nous occupons beaucoup des phénomènes psychiques… Malheureusement, ils prêtent à l’imposture. Nous avons souvent été dupés par d’habiles prestidigitateurs… Je voudrais savoir si le magnétisme, la suggestion, l’hypnotisme, sont des forces naturelles ou surnaturelles.
Hélène avait pris, à la manière des femmes, un long détour pour arriver au sujet brûlant.
— Ce sont des forces naturelles, — répliqua le brahmine sans hésiter, — et les plus nobles de l’homme, mais dont le développement n’est pas facile. Pour devenir un vrai magnétiseur, il faut mener une vie très pure, avoir une santé parfaite et entraîner constamment sa volonté. Tous les prêtres ont plus ou moins, sans s’en douter, le pouvoir de la suggestion : c’est même là le secret de leur influence. Les saints, eux, l’ont possédé à un très haut degré, et c’est au moyen de cette force qu’ils ont guéri l’âme et le corps, fait des miracles.
— Oui, oui, ce doit être cela ! dit vivement madame Ronald. — Hier, en vous écoutant, j’étais comme soulevée intérieurement et prise d’un désir de bien.
Il y eut un rayonnement de joie dans les yeux du prêtre.
— Je suis heureux que ma parole ait eu cet effet sur vous !
— J’ai senti que vous aviez un pouvoir de maître et, comme l’a conseillé M. Jules Bois, je suis venue vous prier de m’aider…
— En quoi ?
Hélène rougit ; ses yeux exprimèrent la détresse ; ses lèvres se contractèrent. Oh ! si elle avait pu fuir…
— Parlez ! fit le brahmine avec une douceur impérieuse.
— Eh bien… voici… Je voudrais guérir d’un amour qui gâte ma vie, qui me rend mauvaise, qui est très douloureux enfin, — acheva madame Ronald avec une brusquerie nerveuse qui trahissait sa souffrance. — J’ai pensé que vous pourriez m’aider. Cela vous paraît étrange, peut-être…
Puis, regardant anxieusement le brahmine :
— J’espère que vous ne me croyez pas folle ?
— Je vous crois très sage, au contraire ! répondit gravement Cetteradji.
— Ah ! tant mieux ! fit la jeune femme avec un soupir de soulagement. — Voyez-vous, je sais que l’amour n’est pas autre chose qu’un fluide comme la lumière, une sorte d’éther.
— Vous savez cela, vous ! s’écria le prêtre, avec un sursaut d’étonnement qui rompit l’impassibilité de sa figure de bronze.
— Un savant me l’avait dit et j’en avais ri. Maintenant, je suis convaincue que c’est la vérité.
— C’est la vérité, affirma l’Hindou. Les savants sont inspirés. Ils sont les vrais médiums de Dieu. Les découvertes arrivent au moment voulu, mais ils les pressentent souvent. L’heure n’est pas éloignée où l’on étudiera scientifiquement l’amour. C’est un des grands fluides de la nature, celui qui va travaillant l’humanité, portant la vie, la joie, la douleur.
— Oui, oui, et j’ai pensé que la force psychique devait être supérieure à cet agent aveugle.
— Il n’y a pas de forces aveugles, — déclara le brahmine, — il n’y a que des hommes aveugles.
— Peut-être… Enfin, hier, après vous avoir entendu, je me suis dit que vous pourriez donner une autre direction à mes pensées, effacer certains souvenirs, me délivrer de cette obsession sous laquelle je me débats en vain, car c’est une obsession, — répéta Hélène avec une sorte de colère. — Puisqu’il vous est possible d’établir la communication entre les individus, il doit vous être facile de la couper aussi ! ajouta-t-elle, comme si elle eût parlé d’un courant électrique.
Le prêtre ne sourit pas.
— Je le puis, répondit-il avec assurance.
— Alors, délivrez-moi ! répondit madame Ronald d’une voix suppliante.
— A quelle religion appartenez-vous ?
— A la religion catholique. Je m’y suis convertie.
— Tant mieux. C’est un grand pas que vous avez fait vers la spiritualité. Avez-vous le désir sincère, la volonté ferme de recouvrer la paix ?
— Si je l’ai !… Oh ! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, vous, fit étourdiment Hélène, combien c’est douloureux, un amour sans espoir. C’est pire qu’un mal physique.
Une étrange expression, une onde légère d’émotion passa sur le visage du brahmine. Ce fut comme un reflet d’humanité. Sa physionomie redevint aussitôt impassible. Il appuya sur la jeune femme un regard qui ne voyait ni ses cheveux couleur d’hyacinthe, ni sa beauté, ni son élégance, mais qui semblait vouloir pénétrer derrière son front et lire son âme.
— L’épreuve que vous avez subie a été bonne pour vous, — prononça lentement Cetteradji : — elle a développé vos facultés supérieures, diminué votre vanité, votre frivolité. Puisque vous êtes venue à moi, c’est qu’elle a suffisamment duré. Je puis y mettre fin. Je puis tourner définitivement votre pensée vers le bien, vers les malheureux, vers les petits, et vous donner le sentiment de la fraternité qui fait de la charité une joie divine. Le voulez-vous ?
— De tout mon cœur !
A ce mot, Cetteradji se leva et, les doigts repliés à la façon de Bouddha, il vint appuyer son index et son médius sur le front de l’Américaine. Sa taille sembla grandir, sa physionomie prit un air d’énergie, de vouloir extraordinaire. Ses yeux devinrent des yeux de lumière et de force, ses lèvres remuèrent légèrement. Sous la pression de ses doigts chargés de fluide, il y eut chez Hélène une palpitation d’âme, un émoi violent, une résistance même, puis un calme subit.
— Allez en paix, maintenant ! ordonna le brahmine.
Et son bras, comme brisé par un effort surhumain, retomba le long de son corps.
Madame Ronald se leva. L’ébranlement que venait de subir son cerveau lui avait donné une sorte d’étourdissement, d’ivresse. Elle eut cette aspiration particulière, ce soupir d’allégement qui termine les crises.
— Je me sens bien, murmura-t-elle.
— Ma pensée, ma volonté resteront sur vous tant que cela sera nécessaire, jusqu’à ce que vous soyez guérie.
— Comment le saurez-vous ?
— Je le sentirai, dit simplement Cetteradji.
Madame Ronald était trop américaine pour ne pas comprendre que le prêtre doit vivre, aussi bien que le médecin, de son pouvoir et de sa science. Pour la première fois, cependant, elle éprouvait de l’embarras à donner de l’argent. Durant quelques secondes, elle pétrit nerveusement son porte-cartes, puis elle en tira une enveloppe où elle avait mis un billet de cinq cents francs, et, la posant sur la table :
— Pour faire du bien, ajouta-t-elle gentiment.
— Il en sera fait, — répondit le brahmine avec une légère inclination de tête.
Puis il toucha un timbre, et le serviteur hindou parut pour reconduire la visiteuse. Cetteradji éleva de nouveau les deux doigts :
— La paix soit avec vous, maintenant et toujours !