← Retour

Ève victorieuse

16px
100%

XXXVI

« Que la paix soit avec vous, maintenant et toujours ! »

Ces paroles du brahmine n’avaient pas été vaines, la paix était demeurée avec madame Ronald. L’image de Sant’Anna était bien là, derrière son front, mais diminuée, effacée, impuissante à hâter les battements de son cœur, à lui causer un regret. Et l’Hindou lui avait fait un don plus divin encore : selon sa promesse, il lui avait inspiré le sens de la fraternité humaine, il l’avait mise en communion plus intime avec les petits, avec les êtres inférieurs, avec la nature même. Sa compréhension s’était développée, sa charité avait acquis plus de tendresse et de chaleur, et des événements inattendus étaient venus purifier son âme des scories que la passion y avait laissées.

A son retour en Amérique, Hélène avait trouvé le pays dans les premières convulsions de la fièvre guerrière. La majorité, parmi les femmes de la classe élevée, prêchait et désirait la paix. Beaucoup, d’ailleurs, connaissaient l’Espagne pour y avoir voyagé, avaient senti plus ou moins son charme, sa poésie, le rayonnement de son grand passé. Toutes éprouvaient une sympathie de sexe, une admiration sincère pour la reine régente, une pitié tendre pour le roi enfant. Sous l’empire de ces sentiments, elles avaient jugé cette guerre indigne d’une nation aussi civilisée que la leur, et dénoncé sans ménagements les intérêts et les ambitions qui se dissimulaient sous le pavillon humanitaire : le pavillon humanitaire est, du reste, celui qui couvre souvent les plus vilaines marchandises. Aussitôt la guerre déclarée, elles furent toutes prises aux entrailles par l’amour de la patrie, la haine de l’Espagnol. Il y eut, chez beaucoup, de magnifiques élans de générosité et de dévouement. Leur génération connut pour la première fois les affres de la bataille, les angoisses de la lutte homicide. Elles tremblèrent et prièrent pour les leurs, tressaillirent au canon de la victoire, vibrèrent au récit d’actes héroïques. Et toutes ces ondes d’émotion renouvelèrent plus d’un cœur de femme, aucun peut-être autant que celui d’Hélène.

Henri Ronald, Charley Beauchamp et Jack Ascott s’enrôlèrent des premiers et furent incorporés dans le 10e régiment de cavalerie.

A la bataille de San-Juan, le 1er juillet, en montant à l’assaut de la colline qui domine Santiago, Jack Ascott trouva la mort qu’il était venu chercher. Charley Beauchamp fut épargné ; M. Ronald reçut deux graves blessures à la cuisse gauche. Hélène, qui l’avait suivi jusqu’en Floride où, avec quelques amies, elle avait établi un quartier général de secours, trouva moyen d’arriver auprès de lui. Elle n’avait jamais eu l’occasion de faire quelque chose pour son mari ; elle avait tout reçu, tout exigé de lui. Pour la première fois, elle fut appelée à lui prodiguer des soins, car elle l’avait eu entre ses bras, faible comme un enfant. Elle passa des nuits et des nuits à son chevet. Une tendresse croissante rendit ses doigts merveilleusement habiles et légers. Elle disputa sa jambe au couteau du chirurgien et la sauva de l’amputation : à cette œuvre d’épouse et de femme, elle trouva les joies les plus douces qu’elle eût jamais connues, et de ses inquiétudes mêmes naquit pour Henri un amour qu’il avait été jusqu’alors impuissant à lui inspirer. Au mois de septembre seulement, elle put le ramener dans le Massachusetts, à Saint-Hubert, la belle propriété qui lui venait de son père. Là, il acheva de se remettre. Le temps de sa convalescence fut pour tous deux comme une seconde lune de miel, infiniment plus douce et plus heureuse que la première. Vers le milieu d’octobre ils rentrèrent à New-York, où M. Ronald se préparait à faire connaître la nouvelle force qu’il avait découverte.

Et nous retrouvons Hélène dans son fameux cabinet de toilette. Elle l’avait remanié entièrement. Plus de brocart changeant sur les murs, plus de salamandres, plus de papillons sur les panneaux. De la perse ancienne, des boiseries blanches, mates, des aquarelles de Leloir, de Corelli, et un seul tableau à l’huile, celui de Willie Grey : la Folie de Titania.

Vêtue d’une robe en étoffe souple, d’un gris mauve elle était assise devant son miroir, polissant distraitement ses ongles, et se regardant sans se voir. Son miroir, toujours le même, reflétait un visage bien différent, plus noble et plus doux d’expression. Entre les sourcils, le pli de la pensée s’était creusé. Il eût fallu pour la peindre une autre palette : sa beauté avait des tons plus riches et plus chauds ; ses cheveux étaient vraiment couleur d’hyacinthe. Sous ses grands yeux bruns, la passion avait laissé des cernes légers, ineffaçables.

Sur la table de toilette, se trouvait une lettre ouverte, et l’on pouvait reconnaître de loin l’écriture extravagante de Dora. La guerre ayant retardé le départ des Sant’Anna, ils n’étaient arrivés en Amérique qu’à la fin d’août et s’étaient rendus directement à la campagne, dans le Maine, où ils avaient passé septembre et octobre. La comtesse, rentrée à New-York le jour même, était descendue à l’hôtel Waldorf et avait annoncé sa visite à madame Ronald pour l’après-midi. Hélène l’attendait avec un peu d’émotion et une forte curiosité. Comme quatre heures sonnaient, un coup vif, reconnaissable entre mille, fut frappé à la porte et, selon sa vieille habitude. Dora fit aussitôt irruption.

— C’est moi ! c’est moi !

— Dody !

Ce diminutif affectueux et familier vint tout naturellement aux lèvres d’Hélène.

Les deux femmes s’embrassèrent avec un élan d’amitié sincère, puis elles se regardèrent dans les yeux pendant quelques secondes.

— Je suis si contente de vous revoir ! dit la comtesse.

— Alors les grandeurs ne vous ont pas fait oublier vos amis ?

Dora haussa les épaules.

— Non, non… ma vanité a beaucoup d’étendue, répondit-elle en souriant, — mais peu de profondeur ; elle n’arrive jamais jusqu’au cœur.

— Tant mieux ! Votre billet m’a causé une agréable surprise : je ne vous attendais que la semaine prochaine.

— Le temps est devenu trop mauvais pour rester plus longtemps à la campagne. Lelo a accepté une dernière partie de chasse ; j’ai pris les devants, avec maman. Vous la verrez tout à l’heure. Elle doit vous amener Bébé. J’ai hâte de vous le montrer, il est beau à faire envie à une reine.

— Il n’a pas souffert du voyage et du changement de climat ?

— Non, Dieu merci !… Il ne se doute pas combien je lui suis reconnaissante de s’être si bien porté. S’il lui était arrivé quelque chose, les Sant’Anna ne me l’auraient jamais pardonné.

— Allons dans le petit salon ! proposa madame Ronald.

— Oh ! je vous en prie, restons ici encore un moment. Nous sommes mieux pour causer… Mais vous avez tout changé ! s’écria la comtesse en promenant les yeux autour d’elle.

— Quand on vieillit, il est sage de se donner un cadre plus sobre.

— Vieillie, vous ! Vous êtes plus délicieuse à voir que jamais.

Puis, remarquant tout à coup le tableau de Willie Grey :

— Tiens, la Folie de Titania ! Pour avoir dans sa maison un sujet semblable, il faut qu’une femme ait comme vous un mari tout à fait supérieur. Chez beaucoup, il serait une jolie satire !

— En effet ! dit Hélène en souriant.

Dora ôta sa jaquette, ses gants, les lança sur une chaise longue et vint s’asseoir dans le rocking chair de M. Ronald.

— Le cher fauteuil ! dit-elle en caressant et serrant de ses mains fines les bras du siège favori. — Je n’en ai jamais trouvé un aussi confortable.

Hélène avait repris sa place devant sa table de toilette.

— Donnez-moi des nouvelles d’Henri, demanda la comtesse. Comment va sa jambe ?

— Elle marche… J’ai tellement craint qu’il ne la perdît !

— Oh ! je vous assure que j’ai bien partagé vos inquiétudes. Je me représentais ce que serait pour lui, si actif, la perte d’un membre. Je le voyais estropié, condamné aux béquilles, cela m’a été un cauchemar et, le jour où vous avez télégraphié que toute menace d’amputation était écartée, j’ai poussé un fameux ouf de soulagement.

— Et moi donc ! j’ai passé par de cruelles angoisses ; je suis étonnée de n’avoir pas de cheveux gris.

Dora imprima à son fauteuil un mouvement accéléré et inégal qui trahit une soudaine agitation nerveuse. Elle regarda Hélène entre ses cils rapprochés, ouvrit par deux fois la bouche sans pouvoir parler, puis d’une voix un peu rauque :

— Alors… Jack a été tué… fit-elle.

— Oui, le 1er juillet, à la bataille de San-Juan, et cela a été une grande miséricorde. Depuis qu’il avait quitté les affaires, il buvait et jouait d’une manière effrayante. Il s’était acheté un ranch dans l’ouest. De temps à autre, il allait s’y enfermer comme s’il eût voulu s’arrêter sur la pente, puis il revenait et recommençait de plus belle à descendre. C’était navrant. Il s’est engagé en même temps qu’Henri et Charley. Tous deux m’ont dit qu’au cours de la campagne, à El Caney surtout, il avait fait preuve d’un entrain et d’un sang-froid admirables. Sous le feu de l’ennemi, il courait transmettre des ordres, ramassait les blessés, les portait au bord de la rivière. Dans cette affaire du 1er juillet, où tant d’existences ont été sacrifiées, il avait bien des chances de trouver la mort. Sept mille hommes avaient été jetés dans la vallée, en face de la colline de San-Juan qui domine Santiago, et dont le sommet crachait du feu comme un volcan en éruption. Impossible de reculer : il fallait la prendre ou se faire tuer jusqu’au dernier. Ils s’en sont rendus maîtres, mais à un prix énorme de vies. Charley, Henri et Jack faisaient partie de la première ligne qui monta à l’assaut, une ligne mince, déployée en arc. Tous, ils grimpèrent lentement sous les batteries tonnantes. A chaque pas, le danger croissait et le feu de l’ennemi se faisait plus meurtrier. A la dernière décharge des Espagnols, Henri et Jack furent blessés. Henri, atteint à la cuisse, tomba. Jack, frappé en pleine poitrine, tout sanglant, les yeux hors de la tête, continua à monter. En guise d’arme, il tenait un drapeau. Par un miracle de vouloir et d’héroïsme, il arriva au sommet de la tranchée désertée, planta la bannière étoilée dans la terre molle et s’abattit, la face contre terre. Ce fut Charley qui le releva. Il vécut encore quelques minutes. A travers son agonie, il dut entendre les hourras de la victoire, car il mourut avec le sourire aux lèvres.

En écoutant ce récit. Dora, peu à peu, avait ralenti, puis arrêté le mouvement de son fauteuil à bascule. Des reflets d’émotion avaient passé et repassé sur son visage, ses yeux s’étaient mouillés, enfin, les larmes avaient jailli.

— Je ne vous ai pas raconté cela pour vous faire de la peine, dit madame Ronald, mais pour honorer la mémoire de Jack et pour que vous connaissiez bien toute sa valeur.

— Je la connais, je la connais ! répondit hâtivement la comtesse, en essuyant ses joues. — Je n’ai pas de remords, parce que je me doute bien que nous ne faisons pas nos destinées, pas plus que nous ne nous faisons nous-mêmes… mais j’aurais voulu qu’une autre eût été choisie pour envoyer Jack à cette mort glorieuse… Je ne l’aimais pas assez pour le rendre heureux. Avec moi, il aurait eu une vie tourmentée. Cette pensée me consolera toujours.

A ce moment, la femme de chambre vint annoncer que le thé était servi. Madame Ronald offrit son bras à Dora et la conduisit dans un ravissant petit salon vert d’eau très pâle, aux boiseries grises et dorées. Les deux femmes demeurèrent quelques instants silencieuses, émues.

— Comment votre mari trouve-t-il l’Amérique ? demanda enfin Hélène pour renouer la conversation.

— Elle lui plaît beaucoup plus que je n’osais l’espérer. J’avais une telle peur qu’il ne s’y ennuyât ! L’ennui lui tombe dessus comme ferait l’influenza, et alors il devient triste et ne parle plus, c’est agaçant. C’est bien heureux que les d’Anguilhon et les de Kéradieu soient venus, cette année : je les ai invités à Orienta, de sorte que nous avons eu là une société très agréable… Lelo a été charmant tout le temps. Il est vrai qu’il a eu un succès !… Je crois que j’aurais encore plus de peine à le garder ici qu’à Rome ! Les Américaines ont une manière détestable de provoquer la galanterie des hommes.

— Et c’est vous, vous, qui trouvez cela !

Dora rougit.

— Pardon, je n’ai jamais fleurté avec les maris des autres ! Du reste, je n’ai rien à craindre. Lelo m’aime, j’en suis sûre, et toujours davantage. Puis l’Italien est très sage, très égoïste : il sait, comme nous disons, de quel côté son pain est beurré. La femme qui a des enfants et de l’argent est bien puissante.

— J’ai eu les d’Anguilhon à dîner, la semaine dernière ; Annie a un air de béatitude !…

— Oh ! elle adore son mari. Quand on aime, tout est facile. En voilà une force que l’amour !

Le ton était si drôle que madame Ronald ne put s’empêcher de sourire.

— Le marquis est charmant, ajouta Dora, mais il m’inquiéterait : il est trop compliqué. On ne sait jamais de quoi ces Français sont capables. Lelo est plus simple. Il n’a pas un brin d’idéalité ou d’enthousiasme. Beaucoup de cœur, de l’intelligence, de l’esprit… et des nerfs… cela suffit pour Dody.

— Alors vous êtes contente de votre sort ?

— Archicontente !

— Ravie surtout d’avoir un titre !

— Mais oui, je ne m’en cache pas. Quand j’étais petite, j’anoblissais mes compagnons pour le plaisir de jouer avec des princes et des ducs. C’était un pressentiment.

— Et la société romaine, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! j’en suis arrivée à la conclusion que toutes les « sociétés », française, anglaise, transatlantique, ne sont que des façades d’architectures diverses. Ce n’est pas chez les gens du monde qu’il faut chercher des sentiments profonds et des idées élevées. La société romaine est une façade, elle aussi. Elle a de belles lignes, nobles, simples, comme celles de ses palais, mais on ne les distingue presque plus, tant elles sont encrassées, noircies par la poussière des siècles, autrement dit par les préjugés, par un tas de choses antédiluviennes. Il y a maintenant, çà et là, de grands morceaux clairs, tout neufs : le clan italo-américain. C’est laid comme un raccommodage, je m’en rends compte. Ces morceaux se noirciront-ils pour être dans le ton, ou le reste blanchira-t-il ? Chi lo sa ?

Hélène regarda la jeune femme avec surprise.

— Je vois que vous n’avez pas perdu le don des comparaisons pittoresques… Celle-ci prouve que vous avez réfléchi et observé. Je la crois très juste. Tous mes compliments.

— Oh ! on vieillit vite… moralement, en Europe. Savez-vous ce qui m’étonne le plus ? c’est la place que l’amour tient dans la vie de tous ces Italiens. Il est le thème invariable de leurs conversations. C’est à lui qu’ils doivent, pour une bonne part, l’animation de leurs physionomies, la chaleur de leurs voix, de leurs regards, leur électricité… car ils ont de l’électricité comme les chats !… Là-bas, quand il y a deux personnes ensemble, elles parlent de leurs affaires de cœur ; s’il y en a plusieurs, elles parlent de celles des autres ; à travers la société il existe un courant d’intrigues, de fleuretage, de secrètes intelligences. Chez nous, l’amour est un hors-d’œuvre ; à Rome, c’est le plat de résistance.

— Oh ! Dody !…

— C’est la vérité, et cela m’exaspère. Grand Dieu ! mais il y a tant de choses plus intéressantes dans la vie ! Le comte Ripalta, qui est un peu français, fait des efforts louables pour arracher la société à ses amours, à ses potins, et tourner son esprit vers des sujets plus dignes d’elle. Par des conférences, par des matinées artistiques, il essaie de la mettre dans le mouvement, mais il aura du mal !

— C’est surprenant, tout de même, de voir comme nos compatriotes aiment la société romaine !

— Non, car elle a un grand charme. Je ne saurais pas dire en quoi il consiste, par exemple ! Quant à moi, je m’y plais de plus en plus. J’ai appris à peser mes paroles, à ne pas dire tout ce qui me passe par la tête ; ç’a été assez dur. Quand j’ai remis le pied en Amérique, je me suis écriée involontairement : « Ah ! enfin je vais pouvoir parler ! » Lelo en a ri pendant huit jours.

— Est-ce que vous comptez passer quelque temps à New-York ?

— Un mois, six semaines, peut-être… J’ai été assez heureuse pour obtenir, au Waldorf, ce joli appartement Empire qui fait le coin de la Cinquième avenue et de la 33e rue. J’espère qu’il plaira à mon cher époux. Et maintenant je viens vous inviter pour demain. Les d’Anguilhon et les de Kéradieu partent dans trois jours : j’ai voulu leur donner un dîner d’adieu. J’ai prié Willie Grey, votre frère, Mrs. Newton, Mrs. Loftus, Lili Munroë, Marguerite Daner, les femmes qui me jalousent le plus, qui ont été le plus enragées de mon mariage. Ce sera un dîner intime et charmant. Lelo ne rentrera que très tard, il ne pourra pas vous faire visite avant.

Une nuance d’émotion, d’embarras, passa sur le visage d’Hélène.

— Mais nous avons justement un engagement pour demain !

— Vous vous dégagerez.

— Et puis… je ne sais pas… si Henri…

— Si Henri consentira à accepter l’invitation du comte et de la comtesse Sant’Anna ? fit la jeune femme en riant. — Je me charge de l’y décider.

Comme elle disait cela, M. Ronald parut dans l’encadrement de la portière. Il avait pâli et maigri, les traces de ses souffrances physiques étaient encore très visibles.

Avec sa belle souplesse. Dora bondit à sa rencontre et lui jeta les bras autour du cou.

— Oncle, oncle, quel bonheur de vous retrouver sain et sauf ! s’écria-t-elle en l’embrassant comme autrefois.

Le savant se raidit sous les caresses de sa nièce, il serra ses lèvres minces, essaya de se dégager de cette affectueuse étreinte, mais elle la resserra.

— Comment ! c’est ainsi que vous me recevez, après m’avoir causé de si horribles inquiétudes ! Est-ce que votre rancune contre moi va durer toute la vie ? « Le cœur de l’homme bon est un abîme de perversité cachée. » Je suis sûre d’avoir lu ces paroles dans le Livre de la Sagesse, — fit audacieusement Dora. — Elles m’avaient bien paru un peu fortes, mais vous me feriez croire qu’elles sont vraies !

Cette fois M. Ronald n’y put tenir ; quelque chose comme un sourire passa dans ses yeux. La jeune femme le vit et, enhardie par ce premier succès :

— Venez vous asseoir là, — continua-t-elle en menant son oncle vers un fauteuil. — Nous allons vous offrir une tasse de thé, cela redonnera du ton à vos sentiments pour moi.

Après avoir servi Henri très gentiment, l’irrépressible Dora se percha sur le bras de son siège.

Tout en buvant son thé, M. Ronald l’examinait curieusement.

— Est-ce que vous me trouveriez embellie ?

— Je ne dis pas non !

— Dites oui, vous me ferez plaisir. Mes meilleures ennemies en conviennent. Cela ne m’étonne pas. Si, comme vous me l’affirmiez dans un de vos inoubliables sermons, c’est le dévouement et l’abnégation qui embellissent la femme, je dois être devenue une beauté.

Hélène se mit à rire :

— Vous pratiquez donc ces vertus-là, maintenant ? demanda-t-elle.

— Si je les pratique !… Mais je ne m’en plains pas…

— Votre mari non plus ne doit pas s’en plaindre !… fit M. Ronald.

— Lui ? Eh bien, voilà ce qui est vexant ! Il trouve ma manière de faire tout à fait naturelle. Il ne se doute pas de ce qu’était Dora Carroll. Ces Européens sont inouïs : de vrais pachas !

— Et comment vous entendez-vous avec votre oncle l’Éminence ?

— Nous sommes au mieux ensemble. C’est même le seul de la famille avec qui j’aie des relations agréables… A propos, Hélène ! puisque vous êtes catholique maintenant, si jamais vous avez besoin de la bénédiction papale ou d’une permission extraordinaire, adressez-vous à moi : je me charge de vous l’obtenir.

— Bien ! Je m’en souviendrai.

— Quand on pense que vous deviez devenir la nièce du cardinal Salvoni ! fit M. Ronald. C’est tout de même extraordinaire. Est-ce que vous l’appelez « Éminence » ?

— Non, je l’appelle tout simplement « zio », qui veut dire oncle en italien, mais le mot n’est pas aussi familier qu’en anglais et en français… Par exemple, quand je lui serre la main au lieu de la lui baiser, cela a toujours l’air de l’étonner.

— Oh ! il doit avoir des étonnements, avec vous !

— C’est-à-dire que je suis une révélation pour lui. Jugez donc, je crois qu’avant moi il ne s’était jamais rencontré avec un esprit indépendant et moderne. Nous causons beaucoup ensemble. Je lui suggère un tas de choses, d’idées américaines, avec l’espoir qu’il s’en souviendra s’il devient pape.

Un pape s’inspirant des idées de Dora, cela parut si énorme à Hélène, et même à son mari, que tous deux éclatèrent de rire.

— Moquez-vous, moquez-vous, mais le cardinal me questionne sans cesse sur l’Amérique. Il a tout l’air de lui tâter le pouls en ma personne.

— C’est fâcheux qu’il n’ait pas sous les doigts le pouls d’une femme plus sensée ! dit M. Ronald.

— Zio, zio, vous me manquez de respect ! fit Dora avec son imperturbable bonne humeur. — Plaisanterie à part, nous avons, le cardinal et moi, de très intéressantes conversations. Et savez-vous ? Je crois que je suis arrivée à comprendre l’organisation de l’Église catholique.

— Vraiment !… s’écria Hélène, ah ! cela m’intéresse.

— Eh bien, c’est tout simplement une formidable armée spirituelle dont le pape est le général en chef. Le haut clergé, les officiers, travaillent pour la puissance temporelle, pour leurs ambitions respectives : le bas clergé, les simples soldats, eux, croient travailler pour Dieu, pour gagner le ciel, et ils accomplissent des œuvres surhumaines ; en réalité, toutes ces œuvres ne servant qu’à augmenter la gloire de l’Église.

— Je crois que vous vous trompez, fit Hélène un peu sèchement.

— Pas du tout ! J’ai l’illustration du système sous les yeux, au palais Salvoni, en la personne du cardinal, qui ne songe qu’à devenir pape, qu’à accroître le pouvoir du Vatican, et en celle de Don Agostino, un pauvre prêtre qui est hypnotisé par un rêve de paradis et ne vit que pour sauver des âmes. C’est certain, pour le haut clergé le mot d’ordre est : « Tout pour l’Église » ; pour le bas clergé : « Tout pour Dieu ». Cela ne me scandalise pas ; au contraire ! Je trouve cette organisation admirable, nécessaire, et j’ai pour l’Église romaine beaucoup plus de respect qu’autrefois. Elle est vraiment très grande.

— Est-ce que le cardinal a essayé de vous convertir ? demanda M. Ronald en souriant.

— Non, jamais ; mais savez-vous ce qu’il a obtenu de moi ?… que l’on fasse maigre dans ma maison, le vendredi et la veille de certaines fêtes : il m’en a donné la liste. « Pour le bon exemple religieux », a-t-il dit. En réalité, c’est pour que l’on sache à Rome que chez les Sant’Anna, — in casa Sant’Anna, — on observe les commandements de l’Église. J’ai cédé, parce qu’il paraissait tenir à cela d’une manière extraordinaire, mais je lui ai laissé voir que j’avais compris la raison de son désir.

— Il a une fort belle tête ; le Scribner’s Magazine a donné son portrait il y a quelque temps.

— Oui, et il a surtout grand air. Il ferait un pape splendide.

— Vous le voyez souvent ? dit Hélène.

— Depuis six mois, nous dînons avec lui tous les dimanches. Il habite le palais Salvoni, un palais rempli de belles choses, mais glacial comme si jamais un rayon de soleil et une femme n’y étaient entrés. S’il contenait encore des microbes du moyen âge, cela ne m’étonnerait pas. Il y a là, dans ces magnifiques appartements, une curieuse odeur d’église, d’encens, de bouquins, de vieux garçon, de tabac, une odeur d’autres siècles… Elle a longtemps intrigué et taquiné mon nez ; il a fini par s’y habituer, par l’aimer, même.

— Oh ! Dody, Dody ! s’écria Hélène, vous n’avez pas changé.

— Je l’espère bien !… Enfin, je me suis familiarisée avec ce décor italien et tout le reste. Après le dîner, nous avons de glorieuses parties de billard ou de bésigue : Son Éminence apprécie mes petits talents de société, je vous assure !… Plaisanterie à part, je crois qu’il a vraiment de l’amitié pour moi. Ce printemps, j’ai fait une grosse sottise…

— Cela doit vous arriver quelquefois, dit M. Ronald.

— Oui… n’importe… Je vous la raconterai quelque jour, si vous êtes sage. Le cardinal croyait que Lelo avait été d’accord avec moi, et il lui faisait froide mine. Alors, j’ai tout confessé. Eh bien, il ne m’a pas grondée, il s’est contenté de me dire en me tapotant l’épaule : « Figlia mia, vous avez une bien mauvaise tête, mais un grand bon cœur… » Je parie qu’il me regrette !… Avant de partir, je lui ai amené Bébé : il lui a donné sa bénédiction ; puis il m’a fait le signe de la croix sur le front et a mis son anneau contre mes lèvres, — un rubis de toute beauté, — et je l’ai baisé, ma foi !… C’est drôle, je n’ai pas pu m’en empêcher ; il m’avait hypnotisée : je ne voyais plus mon adversaire au billard ou au bésigue, mais Son Éminence le cardinal Salvoni, un prince de l’Église, dans chaque pouce de sa personne. S’il devient pape, je suis parfaitement capable de m’agenouiller devant lui. Mais assez là-dessus !… Je vous ai raconté tout cela, pour que vous soyez aimable avec Lelo comme son oncle l’est avec moi. Du moment qu’un cardinal s’est résigné à avoir une nièce américaine et protestante, vous pouvez bien, vous, vous résigner à avoir un neveu italien et catholique. Ce serait du joli, si un Américain, un démocrate, avait les idées plus étroites qu’un prélat romain !… Lors de mon mariage, vous n’avez pas été gentil. On aurait dit un tuteur de comédie amoureux de sa nièce et obligé de la donner à un beau jeune homme. Lelo a été très froissé, je ne serais pas étonnée qu’il vous gardât encore rancune. Il est d’une susceptibilité toute latine, horriblement fier. Si vous lui faites froide mine, il vous tournera le dos et ne voudra jamais remettre le pied chez vous. Cela me causerait un grand chagrin et me gâterait tout le plaisir de mon voyage. Il faut que nous signions la paix tout de suite, et que vous me promettiez de bien accueillir Lelo et de redevenir ce que vous étiez autrefois : mon meilleur ami.

— Qu’avez vous besoin d’ami, vous qui n’en faites qu’à votre tête ! dit M. Ronald afin de lutter contre son attendrissement.

— Oui… et, pour une fois que j’ai écouté mon cœur, vous m’en voulez à mort ! Est-ce logique ?

— Non, dit enfin Hélène, — c’est même injuste, de la part d’un homme qui nie le libre arbitre, qui affirme que l’amour est une onde magnétique, un fluide, et qui cherche même à inventer les instruments nécessaires pour l’enregistrer ou le photographier.

La jeune femme sauta sur ses pieds. Ses yeux largement ouverts laissèrent deviner le travail rapide de sa pensée. Une sorte d’effroi mêlé de respect se peignit sur son visage.

— L’amour, un fluide ! répéta-t-elle, mais c’est cela, c’est cela même ! Lelo m’a attirée irrésistiblement. Quand il était près de moi, tout semblait plus beau, l’air était différent… Oh ! oncle, je crois que vous êtes vraiment un grand homme !

Comme la jeune femme prononçait ces paroles, madame Carroll entra, suivie d’une superbe nourrice romaine qui portait le petit Guido.

M. Ronald alla au-devant de sa sœur et l’accueillit très affectueusement.

Pendant ce temps, Dora avait enlevé le grand chapeau à plumes du Bébé, ébouriffé d’un habile coup de doigt les boucles épaisses de ses cheveux brun doré comme une châtaigne fraîche, puis elle le présenta à Hélène.

— La belle petite créature ! s’écria celle-ci, regardant sans trouble l’enfant de Sant’Anna.

— N’est-ce pas ? Ressemble-t-il assez à son père !

— Beaucoup, en effet.

Dora s’approcha de M. Ronald.

— Oncle, dit-elle gravement, voyez… — celui-ci devait naître.

Une émotion subite et profonde adoucit la figure du savant. Il regarda, un instant, le petit Guido, puis, entourant de son bras la mère et l’enfant, il les embrassa tous deux.

— Vous avez raison, dit-il, celui-ci devait naître… et un autre devait mourir ! ajouta-t-il plus bas.

Chargement de la publicité...